Réflexions sur le divorce/Réflexions/Quatrième but

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QUATRIÈME BUT DU MARIAGE

Manqué par le divorce. Consolation, secours,
et quelquefois bonheur de la vieillesse.


La solitude est sans doute un des plus grands malheurs de l’âge avancé : être deux est déjà un moyen de se rassurer dans les ténèbres qui environnent le tombeau ; mais il faut une grande réunion de circonstances, de bienfaits et d’estime, pour que des vieillards, s’aidant mutuellement à supporter le poids des années, parviennent à se le rendre agréable ; cependant l’on a vu des exemples de ce bonheur octogénaire : c’est un lot qu’on gagne rarement, et, pour être en droit de le tirer dans l’urne de la destinée, il faut plus que l’innocente pureté de l’enfance, il faut celle de la vieillesse ; il faut que de longs jours représentent une longue suite de sentimens délicats et d’actions nobles et excellentes ; il faut que le son d’une voix chérie, un reste de feu dans les regards, des paroles sensibles et toujours amies, soient, pour les époux, comme ces airs connus qui rappellent, à une grande distance, les plaisirs de la jeunesse et les douceurs de la patrie, et qui nous y ramènent et nous y retiennent pour vivre et mourir dans son sein. Les femmes surtout ne sauroient trop accumuler des trésors de reconnoissance, de considération et de respect, pour se faire pardonner, dans le soir de leur vie, la perte des charmes qu’elles avoient à son aurore. Le temps, ce terrible égaliseur, peint bientôt des mêmes couleurs les teints de Géorgie et d’Afrique ; et, pour se soustraire à son dévorant empire, il faut se réfugier à l’ombre des vertus cultivées dans notre jeunesse et arrosées des larmes que nos sacrifices nous faisoient répandre. Proserpine, dit la Fable, seroit remontée au ciel si elle n’avoit mis sur ses lèvres un grain des fruits qui croissent aux enfers. C’est une belle image de l’influence de nos premières années sur celles qui les suivent ; le bonheur ou le malheur de la vieillesse n’est souvent que l’extrait de notre vie passée ; et les affections qui nous restent sont aussi la suite inséparable de la durée de nos attachemens ; mais, pour produire dans la vieillesse ces phénomènes d’amour ou d’amitié, il ne faut pas avoir confié deux fois son existence. Ah ! si de jeunes époux n’ont pu trouver dans le devoir, dans l’opinion, dans l’espérance de l’avenir, dans les charmes de leur âge et de leur naissante famille, des moyens de se supporter et de respecter leurs sermens, auront-ils de l’indulgence pour l’objet de leur nouveau choix lorsqu’il ne se ressemblera plus, lorsqu’il n’aura plus que des dégoûts et des infirmités à leur offrir ? Mais je m’arrête : il est temps de mettre fin à tous ces argumens contre le divorce ; il ne faut pas, disoit une femme d’esprit, avoir trop raison ; c’est-à-dire que les paroles, comme le mariage, comme toutes les institutions sociales, doivent achever par le sentiment ce que la raison a commencé : la raison, pareille à la lumière de Descartes, est répandue sur la terre ; mais l’une et l’autre ne suffiraient pas pour l’éclairer si une force active ne les mettoit en mouvement.

Laissons donc, à présent, ma plume errer sans guide au gré des mouvemens de mon âme ; mes dernières pensées vont appartenir à la douce mélancolie ; elle peut seule expliquer ce crépuscule de la vie, ces teintes foibles et vacillantes que les derniers rayons d’un beau jour répandent sur la nature déjà voilée. Je voudrais persuader aux jeunes gens que la vieillesse est aussi une saison, et que les époux doivent s’occuper dans leur printemps à conserver quelques fleurs pour en couronner leurs cheveux blancs.

Deux vies qui ont toujours fait partie l’une de l’autre deviennent encore plus inséparables après une longue et paisible union. Lorsque tout nous abandonne, un seul ami, une seule amie, nous restent ; notre existence est suspendue au souffle dont ils sont animés ; la terre, dévastée par le temps de tout ce qui l’embellissoit autrefois, n’est peuplée pour nous que par un seul être qui nous ressemble ; tous les autres nous sont étrangers : partout l’indifférence nous effraye ; cette solitude, ce silence moral, sont plus imposans et plus terribles que les déserts et les forêts, car la nature s’y fait entendre encore quelquefois.

Deux époux attachés l’un à l’autre marquent les époques de leur longue vie par des gages de vertus et d’affections mutuelles ; ils se fortifient du temps passé, et s’en font un rempart contre les attaques du temps présent. Ah ! qui pourroit supporter d’être jeté seul dans cette plage inconnue de la vieillesse ? Nos goûts sont changés, nos pensées sont affoiblies, le témoignage et l’affection d’un autre sont les seules preuves de la continuité de notre existence ; le sentiment seul nous apprend à nous reconnoître ; il commande au temps d’alléger un moment son empire. Ainsi, loin de regretter le monde qui nous fuit, nous le fuyons à notre tour ; nous échappons à des intérêts qui ne nous atteignent déjà plus ; nos pensées s’agrandissent comme les ombres à l’approche de la nuit, et un dernier rayon d’amour, qui n’est plus qu’un rayon divin, semble former la nuance et le passage des plus purs sentimens que nous puissions éprouver sur la terre à ceux, qui nous pénétreront dans le ciel. Veille, grand Dieu, sur l’ami, sur l’unique ami qui recevra nos derniers soupirs, qui fermera nos yeux et ne craindra pas de donner un baiser d’adieu sur des lèvres flétries par la mort.

Elle est belle, cette allégorie de Philémon et de Baucis, qui place un temple et un autel dans l’asile de leurs chastes et antiques amours ! Quels cœurs en effet peuvent être plus disposés à rendre un pur hommage à l’Être suprême que ceux qui vivent dans un autre plus que dans eux-mêmes ! Qui peut avoir plus besoin qu’eux de cette présence, de cette protection du Ciel, pour les rassurer contre la voix terrible du temps ! Le son de chaque heure écoulée dans les douceurs de l’amitié semble répéter à ces âmes sensibles : « Souviens-toi qu’il est mortel ! souviens-toi qu’elle est mortelle ! » Et jamais l’avertissement de l’esclave ne fit autant tressaillir le triomphateur sur son char de victoire.

Telle fut aussi la première pensée de Philémon quand ses hôtes divins lui promirent d’accomplir ses vœux : Qu’un même instant, dit-il, unisse et termine nos destinées ; que le jour, qui nous fut si doux quand nous le partagions ensemble, ne vienne jamais éclairer la solitude et l’abandon de l’un des deux par une lumière plus effrayante que les ténèbres. Eux seuls, hélas ! furent sûrs d’être exaucés ; eux seuls purent jouir sans terreur des momens qui leur restoient encore ; eux seuls purent résigner sans regret l’inquiète et flatteuse existence. Leur dernier souffle se confondit, leurs derniers regards se rencontrèrent ; ils ne se quittèrent point, et ils ne crurent pas quitter la vie. Où sont-ils, ces deux arbres qui les recouvrirent de leur vivante écorce : je veux m’asseoir sous leur ombre ; je veux me pénétrer avec eux de la rosée du Ciel, et me couronner de ces feuillages dont l’éternelle fraîcheur, pareille aux amours de Philémon, brave encore la rigueur des hivers.

C’est ainsi que les anciens, plus délicats que nous, ont choisi l’âge avancé, la pauvreté et la privation d’enfans, pour peindre le bonheur d’une union sans tache et sans intervalle. Ils semblent nous dire : « Dépouillez l’homme de tous ces avantages, ôtez-lui les objets de son ambition, courbez-le sous la faux du temps ; si vous lui laissez un cœur qui l’aime, l’univers lui appartient encore, et le vice sera contraint d’envier jusqu’aux malheurs de la vertu. »

Mais où placerez-vous le divorce dans cette allégorie incomparable ? Sera-ce dans le temple ou dans la cabane ? à côté des dieux qui punissent le parjure, ou près de ceux qui n’ont jamais cessé de leur obéir et de les adorer ?

Pauvre nature humaine ! chancelante par le poids des ans, une main tremblante pourroit encore se joindre à ta main tremblante, le divorce vient te ravir cette dernière consolation. Faudra-t-il que la tombe se referme sur des cœurs sensibles sans qu’elle soit arrosée de quelques larmes ? Jeunes gens sans prévoyance, tout vous paroît infini sur la terre ; vous puisez le temps sans mesure, et bientôt il n’existera plus pour vous ; ou, si quelque secrète inquiétude vous avertit enfin de la brièveté de la vie, vous cherchez à vous déguiser cette pensée, et vous demandez au monde et à ses distractions un abri contre vos alarmes. Mais ne vaudroit-il pas mieux préparer à l’avance votre asile dans une âme tendre et vertueuse, dans un cœur véritablement à vous ; et n’est-il pas raisonnable de sacrifier à ce dessein quelques volontés capricieuses, quelques rapports passagers de figure, d’esprit ou d’opinion ? Ah ! si nous pouvions lire dans l’avenir, nous nous féliciterions d’être appelés par les circonstances à soumettre nos goûts et à exercer notre indulgence. Bientôt le temps nous laissera au milieu de nos anciennes relations, pauvres de nos jouissances passées et riches seulement de nos sacrifices ; bientôt nous arriverons sur les confins de la vie, où nous sommes jetés, en mourant comme en naissant, dans un monde absolument inconnu. Alors, rebutés de toutes les parties du théâtre, nous trouverons encore, dans l’indulgence et les douceurs de l’amitié conjugale, l’image et la réalité du banc hospitalier des Lacédémoniens.



Imp. Jouaust.