Réflexions sur les affaires publiques par une société de citoyens

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RÉFLEXIONS
SUR LES
AFFAIRES PUBLIQUES ;
par une Société de Citoyens.




1789.

AVERTISSEMENT.

Quelques Citoyens des différens Ordres, réunis par l’amour de l’égalité & de la juſtice, ſe ſont propoſé de publier dans une ſuite de Numéros, leurs Réflexions ſur quelques-uns des objets qui intéreſſent les droits & le bonheur de la Nation.

Ce n’eſt point un Journal qu’ils prétendent faire ; les numéros ſe ſuccéderont plus ou moins rapidement, auront plus ou moins d’étendue, précéderont ou ſuivront l’ordre des délibérations des Etats. Il ſeront écrits dans un même eſprit, & dirigés vers un même but ; mais des différences d’opinions n’empêchent pas l’union des ſentimens & des vues, & les Membres de cette Société rendront quelquefois le Public juge de leurs débats patriotiques.

Ils ſe garderont bien de promettre une exacte impartialité ; mot vide, de ſens dans toutes les diſcuſſions trop importantes, pour laiſſer l’ame dans une parfaite indifférence.

Ils n’ont pas cru devoir faire connoître des noms trop peu impoſans pour donner du poids à leurs opinions.

D’ailleurs, le nom de l’Auteur nuit plus ſouvent qu’il ne ſert au bien qui peut réſulter d’un ouvrage. Ce nom eſt-il connu, bientôt le Lecteur n’examine plus ; ſi ce qu’on a dit eſt vrai ; il cherche à des viner pourquoi on l’a dit. On demande de quel Miniſtre l’Auteur eſt l’ami ou l’ennemi, de quels partis il a porté les couleurs : on juge l’homme & non les raiſonnemens. Un ſentiment naturel ramène notre eſprit vers les objets individuels, & nous n’arrêtons notre attention ſur les choſes abſtraites, qu’avec une forte d’effort. Pour que les Aréopagiſtes fuſſent équitables, on leur cachoit la vue des accuſés ; pour que les Lecteurs ſoient juſtes, il eſt bon de leur cacher le nom des Auteurs.

Chacun des Membres de la Société marquera ſes articles d’une lettre, afin que l’on puiſſe diſtinguer les morceaux

qui ſont d’une même main.
Nº. Ier.

Sur les diviſions élevées entre les différents Ordres.

La diviſion qui définit & trouble l’Aſſemblée Nationale, eſt évidemment l’ouvrage des préjugés antiques, réveillés par la vanité, excités par une intrigue adroite & puiſſante.

Les Parlemens ont ſenti bientôt que ces mêmes États-Généraux, dont ils avoient rendu la convocation néceſſaire, alloient leur ôter leur pouvoir, & détruire le deſpotiſme judiciaire comme le deſpotiſme miniſtériel. Ainſi, tandis que le vœu public ſollicitoit le rétabliſſement des Aſſemblées Nationales, le vœu ſecret de ces Corps, qui avoient ſi long-temps prétendu les remplacer, étoit de les rendre inutiles ; en conſéquence, ils de demandèrent de convoquer les États Généraux comme en 1614.

C’étoit ſemer la diſcorde ; car ceux qui firent adopter cette réclamation déplacée, n’ignoroient pas que les Citoyens qui, dans les Aſſemblées Provinciales, avoient obtenu l’égalité du nombre, & les délibérations en commun, renonceroient difficilement à ces deux avantages ; & qu’en même temps, la Nobleſſe, qui avoit cédé ſans réſiſtance à la voix de la raiſon & au deſir d’avoir part à l’adminiſtration des Provinces, ſaiſiroit avidement l’eſpérance d’un changement qui flattoit ſon orgueil.

Le Gouvernement, embaraſſé de cette déclaration, convoqua les Notables en 1787, & ſoumit ainſi la diſcuſſion des droits du Peuple à une aſſemblée de privilégiés : l’iſſue fut telle qu’on auroit dû le prévoir. Cependant la diſcuſſion publique avoit échauffé les eſprits : l’opinion de la Capitale ſe déclaroit avec force en faveur des droits des Citoyens ; on voulut la ſatisfaire & ménager en même temps les prétentions des Ordres privilégiés ; la Nation qu’on appelle le Tiers-Etat, obtint un nombre égal de Députés pour les Etats Généraux, comme elle l’avoit obtenu pour les Aſſemblées Provinciales, & la queſtion des délibérations communes fut renvoyée à la déciſion des Etats Généraux. La Nobleſſe fut irritée, mais il lui reſtoit l’eſpérance de maintenir l’uſage de délibérer par Ordre : les Citoyers applaudirent ; mais ils ſentoient qu’ils n’avoient obtenu qu’une demi-juſtice, & la guerre entre les Ordres fut déclarée.

Il reſtoit une reſſource : dans la diſpoſition actuelle des eſprits, le Clergé n’eſt rien contre les deux Ordres réunis. On fait trop généralement qu’il eſt un Corps chargé par la Nation de fonctions, dont le ſalaire eſt aſſigné ſur une maſſe particulière de biens, mais qu’il ne peut être ni une claſſe de propriétaires, ni un Ordre de Citoyens. Les Membres de la Nobleſſe les plus éclairés, les plus conſidérés par leur mérite perſonnel, avoient embraſſé le parti populaire, deſiroient de ſe réunir à la généralité des Citoyens, étoient prêts à ſe montrer ſans diſtinction dans leurs Aſſemblées particulières, à paroître comme leurs Repréſentans dans l’Aſſemblée Nationale. Le reſte de la Nobleſſe eût-il alors voulu former un Ordre diſtinct, & prétendre exercer un droit négatif contre les Repréſentans de la Nation entière ? Malheureuſement, quelques hommes qui, par leurs écrits, avoient réveillé la haine du Peuple contre la Nobleſſe ; quelques autres qui, par leurs places, avoient du crédit ſur les habitans de leurs cantons, ſentirent que s’ils admettoient les Nobles dans les Aſſemblées de ce qu’on appelle le Tiers-Etat ; s’ils ſouffroient qu’on les y regardât comme éligibles, bientôt ces Nobles y obriendroient la prépondérance, que leur zèle plus meſuré, mais plus déſintéreſſé, leur mériteroit la confiance & la faveur publique ; ils craignirent donc que la Nobleſſe populaire ne leur enlevât une partie des députations ; ils cherchèrent à la rendre ſuſpecte, à l’exclure des Aſſemblées, à la faire déclarer non éligible, & ils y réuſſirent.

Par cette conduite imprudente, le Tiers-Etat ſe déclaroit lui-même un Ordre particulier, convenoit qu’il n’étoit pas la Nation, puiſqu’il rejettoit de ſon ſein une partie des Citoyens qui la compoſent.

Ces excluſions, qui n’étoient pas toujours paiſibles, irritèrent la Nobleſſe ; elle crue voir dans le Tiers-Etat des ennemis occupés de la dépouiller de ſes prérogatives. Une foule de brochures répandues avec profuſion, lues avec avidité, menaçoient même ſes propriétés féodales que l’ignorance confondoit avec ſes privilèges. L’idée de former dans les Etats Généraux un corps ſéparé qui opposât ſon droit négatif aux entrepriſes du Tiers-Etat, devint donc l’opinion générale des Nobles de la Capitale & des Provinces.

Cependant la Nobleſſe, plus éclairée ſur ſes véritables intérêts, auroit pu conclure, de cette même haine, la néceſſité de ne point ſe ſéparer du reſte de la Nation ; auroit pu ſe dire : jamais il n’exiſtera de liberté en France, ſi l’Aſſemblée Nationale formée de Membres élus à des périodes très-rapprochées, ne ſe réunit pas chaque année ; fi le pouvoir légiſlatif de la Nation eſt ſuſpendu autrement que durant de courtes vacances. Or, ces Aſſemblées annuelles rendant la ſéance aux États Généraux incompatible avec preſque toutes les fonctions publiques, avec preſque toutes les profeſſions lucratives, les propriétaires doivent à la longue occuper toutes les places de Repréſentans, & les Nobles doivent plus gagner que perdre par une réunion avec la maſſe générale des Citoyens. La Nobleſſe auroit ſenti : qu’elle ne pouvoit oppoſer de réſiſtance à vingt-trois millions de Citoyens éclairés ſur leurs droits, avertis de leur force, irrités d’un long mépris, bleſſés par des diſtinctions humiliantes, ſans s’unir avec les ennemis de la liberté & des droits de la Nation, ſans riſquer de tout perdre dans une querelle peut-être ſanglante, ſans ſe déshonorer aux yeux de l’Europe.

Auſſi c’eſt contre cette opinion, la ſeule raiſonnable, que l’intrigue a réuni toutes ſes forces ; elle a cherché à faire adopter l’idée abſurde d’Aſſemblées Nationales, ſeulement convoquées à des époques fixes. Dès-lors ; pendant leurs longs intervalles, la neceſſité d’agir oblige à des Loix proviſoires, & les Cours reprennent à l’égard de ces Loix leur ancienne prétention de remplacer les États Généraux. Dès-lors, des Loix faites par les États Généraux ſeront ſans ceſſe modifiées proviſoirement par les Cours, car le prétexte des inconvéniens non prévus ne manquera jamais. Dès lors, la Nobleſſe militaire liguée avec la Magiſtrature toute compoſée de Nobles, & réuniſſant ainſi le pouvoir judiciaire au commandement des forces militaires, pourra tantôt menacer le Gouvernement du retour des Aſſemblées Nationales, tantôt le gagner par l’eſpérance de les éloigner, s’oppoſer à la réforme des abus, exercer contre les Citoyens un pouvoir tyrannique, & fonder une ariſtocratie funeſte. La néceſſité du conſentement national pour lever les impôts même néceſſaires, reſſource toujours foible & dangereuſe, ne ſeroit ici qu’un obſtacle illuſoire. Les prétextes pour retarder la convocation ne manqueroient pas, & une prorogation d’impôts ſoutenue par les armes & par les jugemens plus effrayans encore, rendroit l’Aſſemblée des États inutile au Gouvernement, tandis que le fer des Loix ſeroit levé ſur ceux qui tenteroient de réunir la Nation. L’on doit être d’autant plus alarmé de ce ſyſtème, qu’il a préciſément pour appuis ceux qui, en 1976, déclaroient que le Peuple eſt corvéable & taillable de ſa nature ; qui ſoutenoient, l’année dernière, que les Loix faites dans les États Genéraux avoient beſoin d’un enregiſtrement libre, & que les Parlemens pouvoient exercer un pouvoir négatif contre la Nation réunie avec le Roi : opinion qu’ils ont abandonnée par l’impuiſſance de la ſoutenir, pour y ſubſtituer un ſyſtême moins révoltant, & par cela même plus dangereux.

La Nobleſſe s’eſt laiſſée entraîner à ce ſyſtême, parce qu’elle a cru que le Tiers-État annuellement aſſemblé, finiroit par la forcer de renoncer à ſon droit négatif. D’autres Citoyens de tous les Ordres y ont vu la facilité d’allier les fonctions de Repréſentans avec toutes les autres, l’avantage de remettre tous les trois ans, tous les cinq ans, la Nation dans un état de trouble & de diviſion, favorable à toutes les prétentions, à toutes les vues ambitieuſes.

Ainſi, d’un côté, les ſimples Citoyens, pour acquérir plus d’importance, pour s’aſſurer plus de places, ont cherché à rendre la Nobleſſe odieuſe & ſuſpecte, ont cherché à l’obliger de former un corps ſéparé, en lui reprochant de vouloir en être un, ſe font dit la Nation en rejettant de leur ſein des Membres de la Nation ; tandis que d’autres profitoient de l’ignorance de la Nobleſſe, l’étourdiſſoient de la néceſſité de la diſtinction des Ordres ; lui crioient que tout étoit perdu, ſans la diviſion de l’Aſſemblée Nationale en trois corps, armés chacun d’un droit négatif en faveur de leurs prétentions, & contre l’intérêt commun ; lui montroient le retour annuel des Aſſemblées Nationales comme un fantôme effrayant ; lui rendoient ſuſpects tout ce que dans ſon ſein elle renferme d’hommes vraiment éclairés, de Citoyens vraiment zélés pour le bien public, & dirigeoient ſes choix avec adreſſe vers ceux qui partageoient leurs préjugés, n’étoient pas aſſez adroits pour démêler leurs pièges, ſur ceux enfin dont ils eſpéroient faire les aveugles inſtrumens du projet anti-patriotique, de conſerver aux Cours Souveraines les prérogatives qu’elles ont uſurpées, & de les élever ſur les débris des Aſſemblées Nationales, condamnées à de longs intervalles, & bientôt retombées dans l’oubli.

Voilà ce que tout homme inſtruit a pu obſerver dans les Aſſemblées de la Nobleſſe, comme dans celles du Tiers-État ? voilà ce dont il importe d’avertir également & le Peuple & les Nobles, également ſéduits par les apparences d’un zèle exagéré pour leurs intérêts.

Après avoir expoſé les cauſes du mal, examinons-le en lui-même, & cherchons-en les remèdes.

La plupart des Cahiers de la Nobleſſe tenferment un vœu abſolu pour la délibération par Ordre ; & ſes Députés ne peuvent, ſans manquer à leur ſerment, à leur honneur, ne pas exprimer ce vœu. L’ordre de la Nobleſſe ſoutiendra donc la forme des délibérations par Ordre. Quelques ennemis du bien public ont cherché à répandre la même opinion dans le Tiers-État ; mais heureuſement ils n’ont pas eu de ſuccès. Les Citoyens inſtruits qui en font partie, & que les déclamateurs n’ont pu parvenir à rendre ſuſpects, ſentent le danger d’une ſéparation. Un droit négatif n’eſt utile qu’à ceux qui, étant bien, craignent plus les changemens qu’ils ne les deſirent.

Or, en conſervant les Loix qui exiſtent aujourd’hui, & la forme actuelle des impôts, le Tiers-État n’eſt pas aſſez bien pour ne pas vouloir changer. Les Loix civiles & criminelles, les Loix de police favoriſent le riche & le puiſſant aux dépens du foible & du pauvre. La renonciation aux privilèges pécuniaires eſt un acte de juſtice, mais il exiſte de fait des privilèges pécuniaires plus importans que tous ceux de la Nobleſſe. Tel eſt d’abord le privilège des riches de tous les Ordres contre les pauvres ; car perſonne n’ignore que dans contes les répartitions d’impôts, les riches ont été ſcandaleuſement favoriſés. Tel eſt enſuite le privilège des marchands qui font un grand commerce, contre ceux qui en font un petit ; des ouvriers habiles contre les ouvriers maladroits ; des journaliers célibataires contre les journaliers chargés d’enfans : privilège qui eſt la ſuite néceſſaire de la forme vicieuſe des impôts indirects, parce que ces impôts, font proportionnels à la dépenſe & non au revenu. Ainſi, le droit négatif des Ordres, loin d’être favorable au Tiers-État, lui eſt abſolument contraire. Dira-t-on que, par des refus obſtinés ſur d’autres objets, il peut forcer les autres Ordres à céder ce qu’ils auroient envie de refuſer ; mais cette méthode d’amener le bien par le mal, d’obtenir une condeſcendance raiſonnable par des refus contraires à la raiſon, eſt indigne de la majeſté d’un grand Peuple ; c’eſt introduire le manege & la fauſſeté où il ne faudroit que de la vérité & de la juſtice.

On a dit que le Tiers-État, après avoir vainement attendu les deux autres Ordres, déclareroit qu’il forme la Nation & délibéreroit ſeul.

Cette réſolution ſeroit contraire à la raiſon & aux principes rigoureux du droit naturel. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes d’une Nation ne peuvent ſe déclarer la Nation que dans le cas où le centième qui reſte n’auroit pas été exclus par le fait des quatre-vingt-dix-neuf autres. Or, 1o . il eſt conſtant que, dans pluſieurs Bailliages, c’eſt le Tiers-État qui a prononcé la ſéparation des Ordres, & qu’en général il n’a pas voulu conſentir aux élections en commun. La Nobleſſe a donc acquis par ce refus le droit de délibérer à part, & de charger les Députés nommés par elle de ſon vœu particulier.

2o . Dans pluſieurs Bailliages, & notamment à Paris, les Nobles quoique élus par des Communautés, ont été exclus des Aſſemblées du Tiers-État ; & par une telle conduite, ces Aſſemblées ont déclaré équivalemment qu’elles ſe regardoient comme formées non des Députés de la Nation, mais ſeulement des Députés d’un Ordre de la Nation.

3o . Dans pluſieurs Bailliages, & notamment à Paris, le Tiers-État a déclaré les Nobles inéligibles. La chambre du Tiers-État aux États. Généraux n’eſt donc pas compoſée des Députés de la Nation, mais des Députés d’un ſeul Ordre.

Le refus de ſiéger en commun dans l’Aſſemblée des États Généraux, ne peut donc faire perdre aux Repréſentans de la Nobleſſe le droit d’être Membres néceſſaires du Corps qui repréſente la Nation. Ce droit dérive ici de celui de l’égalité naturelle. Les Nobles exclus des Aſſemblées générales des Citoyens, privés du droit de ſuffrage comme de celui d’éligibilité, ont droit à une autre manière de faire partie de l’Aſſemblée Nationale. La pluralité la plus grande n’oblige point la minorité, ſi la minorité n’a pu ſe faire entendre, ſi elle a été forcée par la majorité à former un Corps particulier. L’obligation de ſe ſoumettre au vœu de la pluralité, n’eſt de juſtice que dans le cas où l’on peut ſuppoſer dans la pluralité & l’identité d’intérêts & une parfaite impartialité, ce qui n’exiſte pas, ſi ceux qui forment la pluralité ont annoncé, par des excluſions qu’ils ne ſont point impartiaux, qu’ils ne croyent pas à cette identité d’intérêts.

La délibération par Ordre me paroît contraire à la raiſon, aux intérêts de la Nation, ſur-tout à ceux de la Nobleſſe ; elle ne peut être ſoutenue que par des Nobles ſéduits par des ſophiſtes qui voient, dans l’exiſtence d’une Aſſemblée Nationale, la chûte d’une autorité qu’ils n’oſent plus réclamer hautement, mais qu’ils eſpèrent reſaiſir au milieu des troubles. Mais il n’en eſt pas moins vrai que, vu la forme de la convocation des États actuels, & les réſolutions inſpirées au Tiers-État, le vœu ſéparé de la Nobleſſe ne peut être rejette ſans injuſtice ; & le Tiers-État, qui n’a voulu être qu’une partie lorſqu’il étoit réellement le tout, a perdu, par cette imprudence, le droit de ſoumettre le reſte des Citoyens au vœu de ſes Repréſentans.

Quels remèdes faut-il donc adopter ? En voici deux que l’on prend la liberté de propoſer.

Que les Députés du Peuple reviennent aux véritables principes de la Conſtitution des États ; alors ils déclareront, 1o . qu’aucune Aſſemblée élue & convoquée par Ordres ſéparés, ne peut repréſenter une Nation, ſi cette forme n’a été préalablement adoptée & conſacrée par une Aſſemblée Nationale convoquée ſans diſtinction d’Ordres.

2o . Qu’en France la diſtinction des Ordres s’étant établie, dans un temps où les Citoyens qui forment véritablement le corps du Peuple, les Habitans des campagnes & des petites villes étoient dans la ſervitude & dans l’aviliſſement ; & n’ayant d’autre origine que des motifs condamnés par la raiſon, tels que l’ancienne excluſion du Tiers-État & les exemptions que le Clergé s’étoit arrogées dans des temps de ſuperſtition, cette diſtinction ne peut être regardée comme établie par le vœu national.

3o . Que le refus d’un Ordre ne doit pas empêcher une réunion qui ſeroit deſirée par la Nation ; mais qu’en même temps les trois Ordres réunis ne peuvent légitimement prononcer ni la réunion, ni la ſéparation, parce que la pluralité dans les Ordres réunis, lorſque leurs Députés ont été élus ſéparément & pour chaque Ordre, ne peut exprimer un vœu National, parce que ſous cette forme de convocation, la pluralité dans chacun des trois Ordres pris ſéparément peut ſeule indiquer un véritable vœu.

4o . Que d’après ces principes, dont l’évidence ne peut être conteſtée, ils demandent une convocation régulière de la Nation faite ſans aucune diſtinction d’Ordres ; convocation, dans laquelle il ſoit exprimé que l’Aſſemblée à élire joindra, pour cette fois ſeulement, aux droits inhérens à toute Aſſemblée Nationale, celui de régler pour les Aſſemblées ſuivantes, mais pendant un temps déterminé, l’époque de leur réunion, le temps de leurs ſeſſions, leur conſtitution, la forme des élections de leurs Membres, & ſera chargée de rédiger & de promulguer une déclaration des droits des homines, à laquelle les Aſſemblées Nationales ſuivantes ne pourront porter atteinte.

5o . Que, préalablement à cette convocation, les droits de la liberté individuelle & de la liberté de la Preſſe doivent être aſſurés, & les impôts déclarés ne pouvoir être prolongés au-delà d’un terme fixé.

Cette meſure juſte & noble en elle-même ne peut avoir d’autre inconvénient qu’un retard de quelques mois, beaucoup moins long que celui qui ſeroit la ſuite néceſſaire des diſpoſitions de l’Aſſemblée actuelle.

Le refus des autres Ordres ne peut y faire un obſtacle ; les Députés du Tiers-État Repréſentans avoués de la pluralité de la Nation, ont ſans doute le droit d’en demander au Magiſtrat ſuprême une convocation complette & régulière. La minorité n’a ni droit ni intérêt de s’y refuſer, puiſque cet acte reſtitueroit aux Membres de la Nobleſſe & du Clergé tous les droits de Citoyens, dont les délibérations de quelques parties du Tiers-État les avoient dépouillés ; & ſans doute ils ne prétendent pas avoir des droits dont la Nation aſſemblée ne puiſſe les priver.

Ce moyen n’exige pas de longs délais ; en effet, on peut, ſans inconvénient, conſerver les diviſions qui ont ſervi pour l’Aſſemblée actuelle, & le même nombre de Députés, en obſervant ſeulement de ſéparer les députations doubles, triples, quadruples, accordées à des Bailliages réunis, & en ne laiſſant plus d’une députation qu’aux grandes villes : les villages & les villes conſerveroient le même nombre de Députés qu’elles ont envoyés aux Aſſemblées de Bailliages. Dans le territoire de chaque ville comme de chaque village, on donneroit voix, 1o . aux propriétaires de terres, 2o . aux propriétaires de maiſons, 3o . au principal locataire, ſi les propriétaires de maiſons ne veulent pas jouir de leur droit, ou s’ils en jouiſſent pour une autre maiſon ; & s’il n’y a pas de principal locataire, à des Députés choiſis par les chefs de famille qui partagent la maiſon, & proportionnellement à leur nombre : les femmes ou mineurs propriétaires pourroient auſſi choiſir un Repréſentant ; mais ſous quelque prétexte que ce fût, ces Repréſentans n’auroient jamais qu’une voix. Dans cette forme, les droits de l’égalité naturelle ſont conſervés, & les excluſions moins arbitraires que celles qui ont été fondées ſur la quotité des impoſitions.

Il eſt inutile, ſans doute, d’inſiſter ſur les avantages de cette convocation nouvelle. Les Membres de l’Aſſemblée qui en réſulteroit, ſeroient véritablement les Députés de la Nation entière repréſentée avec cette égalité, ſans laquelle aucune Aſſemblée Nationale ne peut faire légitimement des Loix conſtitutives. Les Aſſemblées particulières qui éliroient ces Membres, & celles qui choiſiroient les Électeurs chargés de les élire, connoîtroient également l’étendue des pouvoirs qu’il faudroit leur confier ; la nature, l’étendue de ces pouvoirs, déterminées d’avance d’après le vœu des préſens États Généraux, ſeroient les mêmes pour tous les Députés. Les Provinces qui ont réclamé contre la convocation actuelle, qui ont pu s’appuyer ſur d’anciens uſages, ſur d’anciennes capitulations, ne pourroient plus s’oppoſer à une forme de convocation, uniquement réglée d’après le droit naturel, qui n’admet ni preſcription ni différences locales. S’il exiſtoit des réclamations elles ſeroient rejettées ſans la plus légère tache d’injuſtice ; car tous les Citoyens ayant été admis avec égalité, le droit de perſonne n’a pu être bleſſé ; & ce ſont les excluſions, les ſéparations forcées qui peuvent ſeules donner du poids aux réclamations actuelles.

Je ſens néanmoins que ce moyen effrayeroit ceux des Membres de l’Aſſemblée, qui tiennent plus à leur place aux États qu’aux droits des Citoyens. Propoſons donc un autre remède plus doux & mieux adapté à la foibloiſſe humaine.

Le Tiers-État ne peut-il pas former une déclaration, par laquelle il ſeroit établi ;

1o . Que tout privilège en matiere d’impôts ſera regardé comme illégitime.

2o . Que les ſeſſions de l’Aſſemblée Nationale feront annuelles, l’époque du renouvellement des Élections fixé à une époque déterminée, ſans que les ſeſſions puiſſent être ſuſpendues, ni l’Aſſemblée diſſoute que par l’indication immédiate d’une convocation nouvelle.

3o . Que, pour mettre la sûreté des Citoyens à l’abri des attentats du deſpotiſme judiciaire ; il ne ſera plus infligé de peines, ſinon à ceux qui ſeront déclarés convaincus d’une violation directe & grave du droit naturel ; que par le même motif les accuſés pourront avoir un Conſeil, & pendant tout le cours de l’inſtruction exiger la communication de toutes les pièces de la procédure ; qu’enfin ils pourront recuſer ſans motif un juge ſur quatre, ne ſeront jugés ſouverainement que par douze juges au moins, & condamnés qu’à une pluralité de ſix voir au moins.

Que l’uſage de la torture fera ſupprimé, les peines cruelles abolies, & la mort réſervée aux crimes qui ont ôté ou mis en danger la vie d’un ou de pluſieurs Citoyens.

4o . Que, pour aſurer la liberté individuelle contre les ordres arbitraires, contre les décrets lancés ſans motifs ſuffiſans, contre les détentions prolongées par le retard des jugemens ; enfin contre l’uſage tyrannique des plus amplement informés illimités, il ſera établi, qu’aucun homme ne pourra être détenu plus de vingt-quatre heures, ſinon par un décret du juge qui fera obligé d’y énoncer la préſomption acquiſe d’un délit emportant une peine afflictive & individuellement exprimé dans le décret, & que, ſous aucun prétexte, la détention ne pourra durer plus de deux ans, juſqu’à ce que la réforme de la Juriſprudence ait été effectuée par les États Généraux.

5o  Que la Preſſe jouira de la plus entière liberté.

6o . Qu’aucune portion de propriété ne pourra être enlevée, même pour un uſage public, ſans le conſentement libre du propriétaire.

7o . Que tout impôt non conſenti par les États Généraux actuels, ſera ſupprimé de droit au moment de leur diſſolution.

8o . Que le commerce & l’induſtrie ſeront parfaitement libres, ſauf, pendant la tenue des États, les reſtrictions miſes par des Loix générales, librement enregiſtrées ; & après leur ſéparation, ſauf les ſeules limitations appoſées par eux.

9o . Que toutes les Loix contraires aux articles de cette déclaration, ſeront cenſées abrogées, & les Adminiſtrateurs ou les Juges qui continueroient d’exécuter ces Loix, ſoumis à une peine comme coupables de violence & d’abus de pouvoir.

Cette déclaration une fois adoptée, les inconvéniens des délibérations par Ordre s’évanouiſſent.

Quelle ſeroit en effet la ſuite de cette déclaration ?

1o . Que tous les impôts diſtinctifs ceſſeroient de droit ; & il importe peu aux Citoyens que le veto de la Nobleſſe & du Clergé mette des entraves aux moyens de remplacer ces impôts.

2o . Qu’il y aura des Aſſemblées Nationales ſous la même forme que celle-ci, (car le veto du Tiers-État empêchera d’en établir une plus mauvaiſe ;) & alors le Tiers-État, plus éclairé ſur les véritables intérêts, loin d’exclure les Membres des autres Ordres, s’empreſſera d’adopter ceux qui voudront ſe réunir, & parviendra bientôt à oppoſer la Nation vraiment entiere, aux violens, mais foibles partiſans de la vieille & inutile diſtinction des Ordres.

3o . Que les Loix criminelles reſteroient incomplettes ; mais il n’eſt pas à craindre que le veto des premiers Ordres ſuſpende l’adoption de celles qui pourroient devenir néceſſaires. Les hommes riches, ceux qui prétendent à des diſtinctions, ſont toujours prêts à ſolliciter des Loix mêmes inutiles ; & le veto du Tiers-État empêchera qu’on ne puiſſe établir de tyranniques.

4o . Que les Juges ſeroient obligés de relâcher quelques priſonniers faute de les avoir jugés à temps ; mais s’il en réſulte un mal réel, comme les premiers Ordres en ſeront plus frappés, ils ſauront bien chercher des remèdes, qui puiſſent obtenir l’approbation de Tiers-État.

5o . Que les libelles ſeront impunis ; mais les deux premiers Ordres effrayés de cette impunité ; s’empreſſeront de propoſer & de ſanctionner une Loi, qui la faſſe ceſſer, ſans bleſſer les juſtes droits de la liberté que le veto du Tiers-État ſaura maintenir.

6o . Que l’on ne pourra prendre à aucun Citoyen malgré lui une partie de ſa propriété ; mais on conviendra bientôt de la manière de régler dans quel cas il peut être forcé de la céder pour l’utilité publique.

Enfin, que dans cette foule d’entraves, leſquelles gémiſſent l’induſtrie & le commerce, celles qui ſont fondées ſur des Loix générales ſeront ſeules conſervées, juſqu’à ce que les autres ayent reçu la ſanction des trois Ordres ; & alors les Ordres de la Nobleſſe & du Clergé pourroient, par leur veto, défendre la liberté contre des préjugés peut être encore puiſſans dans le Tiers-État.

L’abus du veto pourroit encore ſans doute nuire à la cauſe publique, mais il ne nuiroit plus aux droits des Citoyens.

Cette déclaration, en aſſurant ces droits, a un autre objet non moins important dans les circonſtances actuelles ; c’eſt de ſubſtituer à une poſition où le vœu naturel des ames foibles & corrompues eſt de s’oppoſer au bien, poſition qui rend le veto funeſte, une ſituation oppoſée où l’intérêt des perſonnes timides, de celles qui craignent, ou qui font ſemblant de craindre les excès de la liberté, les porteroit vers l’action, ce qui rend le veto bien moins dangereux.

On a obſervé déja que la diviſion des Ordres ſubſiſteroit encore ; mais le veto du Tiers-État empêcheroit de la conſacrer comme une Loi conſtitutionelle, à laquelle les États ſuivans fuſſent obligés de ſe conformer. Elle ne dureroit donc que juſqu’à l’inſtant où elle ſeroit proſcrite d’un commun accord : or, cet inſtant ne peut être éloigné.

1o  Le Clergé pour ſa propre sûreté, eſt obligé de ménager l’opinion : ſa résiſtance au vœu général des Citoyens ne feroit que hâter deux événemens qu’il fait bien être infaillibles, mais qu’il cherche à retarder, l’application de ſes biens à des uſages utiles pour la Nation, & la liberté abſolue de Religion. Il fait que l’admiſſion des Eccléſiaſtiques dans l’Aſſemblée Nationale, concutemment avec les autres Citoyens, & le privilège d’être payé par la Nation & non par les contributions libres de ceux qui profeſſent la Religion Romaine, ſont les ſeuls avantages qu’il puiſſe eſpérer de conſerver ; & il ne peut ignorer long-temps qu’une conduite populaire en eſt le ſeul moyen.

2o  Dans l’Ordre des Nobles, tous les hommes éclairés ſentent combien cette diſtinction impoſſible à ſoutenir long-temps, eſt contraire aux vrais intérêts de la Nobleſſe, qui ne doit tendre qu’à regagner la confiance du Tiers-État.

Les Nobles ſont naturellement les chefs, les défenſeurs de la partie du Peuple, que des travaux néceſſaires éloignent des fonctions publiques, & qui auroit bien moins à craindre de la Nobleſſe, ſi elle ceſſoit de vouloir former un Ordre, que des Citoyens non Nobles, Praticiens, Capitaliſtes, ou Commerçans excluſifs.

Les jeunes gens, qui ſuivent de plus près le progrès des lumières, partagent l’opinion des hommes éclairés.

Enfin, la plupart des Nobles, que l’illuſtration de leur naiſſance, l’étendue de leurs propriétés, l’importance de leurs places, ou même leurs talens & leur renommée, raſſurent contre la crainte d’être confondus dans la foule, ne ſentent pas le beſoin de cette diviſion d’Ordres ; & par vanité même font intéreſſes à la voir diſparoître.

Il y auroit donc bientôt dans la Nobleſſe un parti puiſſant qui, s’uniſſant au reſte de la Nation, rendroit ridicule la réſiſtance des antiques préjugés.

Craindroit-on que le Clergé & la Nobleſſe refuſaſſent de ſouſcrire à la déclaration propoſée : ce refus n’eſt pas impoſſible ſans doute. Cependant, pour oſer le faire, il faudroit s’élever contre l’opinion publique, & même pour la Nobleſſe, contre les articles de preſque tous les Cahiers. D’ailleurs ce refus rendroit la diſſolution néceſſaire ; le premier remède propoſé deviendroit de la plus rigoureuſe juſtice ; & les Repréſentans actuels des Citoyens réuniroient aux yeux de la Nation entière, le mérite du courage & celui de la modération.

(A.)

RÉFLEXIONS
SUR LES
AFFAIRES PUBLIQUES ;
par une Société de Citoyens.


Nº. II.

1789.

Nº. II.

Sur l’admiſſion des Députés des Planteurs de Saint-Domingue dans l’Aſſemblée Nationale.

Profeſſion de foi du Député d’une Nation libre.
I.

La liberté eſt un droit que tout homme tient de la Nature, & dont la Société ne peut légitimement priver à perpétuité aucun individu, s’il n’eſt convaincu d’un crime contre lequel cette peine ait été prononcée.

II.

Toute atteinte


Profeſſion de foi d’un Planteur.
I.

La liberté n’eſt pas un droit que les hommes tiennent de la Nature, & la Société peut légitimement réduire des hommes à l’eſclavage, pourvu qu’il en revienne du profit à quelques-uns de ſes Membres.

II.

L’intérêt pécuniaire, portée à un des droits naturels des hommes eſt un crime, que l’intérêt pécuniaire de ceux qui l’ont commis ne peut excuſer

III.

La propriété doit être ſacrée, & la Société n’a pas le droit de s’emparer arbitrairement de celle d’aucun individu.

IV.

Un homme ne peut être la propriété d’un autre, & par conſéquent le deſpotiſme Aſiatique eſt contraire à la raiſon & à la juſtice.

V.

Tous les Citoyens doivent être également


S’il eſt un peu conſidérable peut légitimer toutes les atteintes portées aux droits des hommes, les traitements barbares, & même le meurtre.

III.

La Société a le droit de forcer une claſſe d’hommes à travailler pour le profit d’une autre claſſe.

IV.

Un homme peut être la propriété d’un autre homme, & par conſéquent le deſpotiſme Aſiatique n’eſt contraire ni à la raiſon ni à la juſtice.

V.

La Loi peut tolérer dans une claſſe de ſoumis aux Loix, & protégés par elles.

VI.

Tout homme eſt obligé de conformer ſa conduite à la juſtice, même contre ſon intérêt ; & il ſeroit infâme de vendre la liberté des autres hommes pour une ſomme d’argent.


les violences &

les crimes qu’elle punit avec ſévérité dans une autre.

VI.

On n’eſt obligé d’être juſte qu’autant que la juſtice eſt d’accord avec notre intérêt ; & il eſt très-permis de ſacrifier la liberté des autres hommes à ſa fortune.

Il ſuffit de comparer ces deux Profeſſions de foi pour prononcer ſur l’admiſſion des Députés des Colonies. On ſeroit tenté plutôt de deſirer une Loi qui exclût à l’avenir de l’Aſſemblée Nationale, tout homme qui ayant des eſclaves, ou ſe trouvant le mari d’une femme qui en poſſede, eſt intéreſſé à ſoutenir des principes contraires aux droits naturels des hommes, ſeul bue de toute aſſociation politique.

Cette Loi fut propose au Congrès des États-Unis ; mais la crainte d’aliéner quelques États où les Propriétaires d’eſclaves font le plus grand nombre, empêcha de la ſanctionner. Le même motif n’a pas lien ici. Nos Planteurs ne ſont qu’une très-petite partie de la Nation ; & cette excluſion auroit l’avantage de dégoûter de ce genre de propriété les hommes que leur naiſſance, leur état devroit éloigner d’une ſource de richeſſes ſouillée de ſang & de larmes, alimentée par des crimes qui révoltent l’honneur autant que la nature.

Mais ſi une telle Loi eſt contraire aux droits des Citoyens, qui ne doivent pas être gênés dans le choix de leurs Repréſentans, qui doivent être libres de choiſir un Planteur, dès qu’ils croient que ſon intérêt & ſon honneur ſuffiront pour qu’il rejette, à l’égard des blancs en Europe, les principes qu’il adopte à l’égard des noirs en Amérique ; du moins eſt-il conſtant que toute claſſe d’hommes profeſſant néceſſairement des principes contraires au droit naturel, doit être privée de l’exercice du droit de cité.

Dans le premier cas, les Électeurs reconnoiſſant eux-mêmes les principes du droit naturel, chargent tel individu qu’il leur plaît de voter ſuivant ces principes. S’ils le choiſiſſent, quoiqu’il en profeſſe d’autres publiquement, c’eſt ſans doute dans la perſuaſion qu’il agira ſuivant leurs principes, & non d’après les ſiens. Mais ici ce ſont les Électeurs eux-mêmes qui ſe déclarant ennemis des droits des hommes, ne peuvent être préſumés devoir choiſir des hommes déterminés à les défendre.

La demande des Planteurs renferme de plus des prétentions injuſtes, qui ne permettent pas de l’admettre. D’abord, il eſt abſurde que ces Planteurs croyent pouvoir repréſenter leurs eſclaves, & veuillent proportionner le nombre de leurs Députés à celui de ces eſclaves. On ne repréſente que ceux par qui on a été choiſi ; on ne repréſente que ceux avec qui l’on a des intérêts communs. Et qui pourroit admettre l’idée ſcandaleuſe de repréſenter ceux qu’on opprime, ceux que par la violence on a privés de leurs droits, ceux à qui on veut empêcher la Nation de rendre juſtice ? Les Repréſentans de Saint-Domingue ne devroient donc repréſenter que des blancs ; on ne pourroit leur accorder plus d’un ou de deux Députés, au lieu de vingt-un, ſans ſe rendre coupable d’une condeſcendance pour la richeſſe qui déshonoreroit la Nation.

Mais, de plus, eſt-il juſte d’admettre comme Repréſentans d’un pays, des Députés qui n’ont été élus que par une partie des Citoyens de ce pays ? Or, les noirs libres n’ont pas été appelés à l’élection des Députés, les Planteurs ne propoſent pas de les convoquer ; donc les Députés des Colonies ne peuvent être admis, puiſqu’ils ne ſont pas les Repreſentans de ces nouvelles Provinces, mais ſeulement les agens d’une claſſe de Citoyens.

On dira ſans doute que les Colonies doivent avoir des Repréſentans ; que leur droit cet égard dérive du droit naturel qu’a tout homme, de n’être ſoumis qu’aux Loix à la formation deſquelles il a contribué. Nous répondrons que tout homme qui viole dans l’inſtant même un des droits naturels de l’humanité, perd celui d’invoquer ce droit en ſa faveur.

Les Planteurs peuvent-ils dire : aucun homme ne doit être obligé d’obéir aux Loix auxquelles il n’a pas contribué, tant qu’ils voudront que les noirs eſclaves, & même les noirs libres, obéiſſent à des Loix auxquelles les noirs n’ont pas contribué ? La privation du droit de cité dont ils le plaindroient, n’eſt-elle pas une moindre injure au droit naturel que l’eſclavage qu’ils prétendent maintenir ? Enfin, la France ne commettroit-elle pas une moindre injuſtice en ſoumettant les Planteurs à des Loix faites par les François, qu’en ſoumettant les noirs à des Loix, à la formation deſquelles les Planteurs auroient concouru.

Il faut, dit-on, les admettre pour qu’ils puiſſent défendre leurs intérêts. Mais eſt-il juſte d’admettre l’Avocat d’une ſeule partie, & ſi l’on doit accorder ſéance & ſuffrage aux Députés du Corps des Planteurs, pour défendre un intérêt d’argent, ne doit-on pas donner auſſi ſéance & ſuffrage aux Députés des noirs pour défendre les droits ſacrés du genre humain, violés dans la perſonne de ces malheureuſes victimes d’une avidité mal-entendue ? Nous demandons que les Planteurs répondent à ces raiſonnemens, & pour qu’ils ne perdent point leur temps à d’inutiles déclamations.

Nous les prévenons que leurs phraſes ſur l’importance des Colonies, ne font rien à cette queſtion, 1o . parce que l’on ſait à quoi ſe réduit cette importance qu’ils exagèrent d’une manière ſi ridicule ; 2o . parce que c’eſt une queſtion de droit public que nous diſcutons, & que dans les queſtions de droit public, les ſacs d’argent ne peuvent faire pencher la balance.

Nous les avertiſſons de ne plus dire que l’Angleterre veut, par une politique perfide, nous engager à défendre la traite, parce que mille Citoyens de toutes les claſſes ne ſe réuniſſent point pour former un plan ſecret de politique, parce qu’il n’y a aucune politique ſecrete en Angleterre pour les affaires qui ſe traitent dans le Parlement, & qu’il ne s’agit pas ici de faire peur à des enfans, mais de répondre à des hommes.

Nous les exhortons à ne plus dire que les noirs eſclaves ſont heureux, 1o  parce que la fauſſeté de ce fait eſt prouvée par des témoignages impartiaux, & que le leur eſt ſuſpect de partialité ; 2o . parce que ce fait eſt abſurde en lui-même ; 3o . parce qu’il ne s’agit pas de ſavoir ſi les noirs ſont heureux, mais s’ils jouiſſent des droits dont tous les hommes doivent jouir. Suppoſons que le climat des iſles Sainte-Marguerite ſoit très-beau, que les promenades y ſoient agréables, que le Gouverneur faſſe très-bonne chère, en conclura-t-on qu’il eſt juſte d’y renfermer tous ceux qu’on croit avoir intérêt de priver de la liberté ?

Nous les prions enfin de ſe ſouvenir que la propriété d’une terre eſt le droit d’en recueillir les fruits, mais non celui de les multiplier à force de crimes ; qu’on ne prive point un homme de ſa propriété en l’empêchant de s’enrichir par le vol & la violence, qu’ils peuvent ſans doute parler de leurs intérêts ; mais que dans leur bouche le mot ſacré de droit eſt un outrage à la Nature & un blaſphême contre la raiſon.

(R.)



Sur la forme des Délibérations.

On n’a fait juſqu’ici, contre la réunion des États Généraux dans une Chambre unique, qu’une ſeule objection qui paroiſſe mériter une réponſe.

Aucun vœu national n’a conſacré l’uſage de délibérer par Ordres ; & ceux même qui ont eſſayé de prouver par l’Hiſtoire l’ancienneté & la conſtance de cet uſage, n’ont prouvé qu’une ignorance égale de l’Hiſtoire & des principes du droit naturel[1].

Les prérogatives, les diſtinctions ne ſont légitimes qu’autant qu’elles ſont utiles à ceux qui en ſont privés, & qui ſeuls ſont juges compétens de cette utilité. Si cette propoſition n’eſt pas évidente, le droit naturel n’eſt plus qu’un vain nom. Il eſt donc abſurde de donner pour motif à la délibération par Ordre, la crainte que le Tiers-État ne trouvât trop de facilités pour détruire des privilèges qui lui paroiſſent onéreux. En effet, pour obſerver une juſtice rigoureuſe, il faudroit au contraire qu’il eût ſeul le droit de voter ſur cet objet ; & que les Ordres qui ont dans cette diſcuſſion un intérêt contraire à l’intérêt commun, fuſſent exclus de ces délibérations.

C’eſt vainement que, d’après Monteſquieu, on répete qu’il faut des diſtinctions dans une Monarchie.

Si on entend une Monarchie abſolue, ces diſtinctions, en rapprochant quelques hommes du Monarque, en lui faiſant éprouver, à quelques égards, le beſoin d’une Société, & ce qui en eſt la ſuite, celui de l’opinion, en créant un crédit perſonnel, qui rend les Miniſtres plus timides, adouciſſent, ſans doute, l’exercice de l’autorité, & lui oppoſent la barrière des mœurs au défaut de celle des Loix : encore le Peuple achete-t-il bien cherement ce foible avantage, qui ſe borne pour lui à n’être opprimé qu’avec méthode. Mais s’il exiſte une Aſſemblée Nationale, & ſur-tout différens ordres d’Aſſemblées repréſentatives, ces diſtinctions ceſſent d’être utiles, & ne ſervent plus qu’à corrompre la Nation.

Indépendamment de la réſiſtance légale que ces Aſſemblées oppoſent au pouvoir arbitraire, la claſſe d’hommes que l’éducation ; la richeſſe, la conſidération perſonnelle deſtinent à y être appelés, forment, entre le Prince & les Citoyens obſcurs, un Corps intermédiaire, qui n’a pas beſoin de vaines diſtinctions pour être reſpecté par tous les dépoſitaires du pouvoir.

On n’oppoſe donc qu’une ſeule objection réelle à la réunion des Ordres, le danger des délibérations trop précipitées, celui d’être entraîné par l’éloquence ou ſéduit par l’intrigue. Mais la diviſion d’une Aſſemblée en pluſieurs Corps ne conduit pas à prendre des déciſions plus réfléchies ; elle mène ſeulement à n’en prendre aucune : &, parmi les moyens d’empêcher de mal faire en empêchant d’agir, ceux qu’on peut trouver dans la combinaiſon de différentes pluralités, mériteroient encore d’être préférés ; ſur-tout ils doivent l’être à une diviſion comme celle des Ordres, qui ne remplit pas la condition la plus importante, l’unité d’intérêt entre les Corps qui forment l’Aſſemblée Nationale. Cette unité d’intérêt exiſte en Amérique ; elle exiſte même en Angleterre, où les Membres de la Chambre-Haute n’ont aucun intérêt ſéparé. On ne compte point celui de la conſervation de la Pairie, qui ne peut avoir de force que dans le cas où il s’agiroit de réformer la Conſtitution.

Cette diviſion d’intérêt deviendroit bien plus dangereuſe, ſi on réuniſſoit la Nobleſſe & le Clergé dans une ſeule Chambre. Alors les Nobles qui rempliſſent toutes les places militaires, qui forment ſeuls les Tribunaux ſouverains, réunis au Clergé, tiendroient le Peuple & le Prince dans un eſclavage dont rien ne pourroit plus les tirer. Ils empêcheroient que les biens immenſes Clergé fuſſent jamais conſacrés à l’utilité publique ; que jamais la liberté de la Religion fût établie ; que jamais les fers ſous leſquels, gémit la raiſon fuſſent briſés. Heureuſement la Nation eſt trop éclairée pour que ce projet perfide puiſſe la ſéduire.

L’idée de partager le Corps National en deux Chambres égales, eſt impraticable dans les États actuels par les difficultés d’exécuter cette diviſion, par l’abſurdité même des conſéquences qui en réſulteroient. En effet, il pourroit arriver que ſuppoſant chaque Chambre de ſix cents Membres, une réſolution fût adoptée parce qu’elle auroit trois cents une voix dans chacune, & qu’une autre fût rejettée ayant deux cents quatre-vingt-dix-neuf voix dans une Chambre & ſix cents dans l’autre. Or, toutes deux étant compoſées de Membres égaux, élus ſemblablement, & pour le même objet, par quel motif ſix cents deux voix contre cinq cents quatre-vingt-dix-huit formeroient-elles un vœu National, que huit cents quatre-vingt-dix-neuf contre trois cents une ne formeroient pas ?

On ne peut pas les rendre inégales, puiſqu’elles doivent être élues par l’Aſſemblée même, à laquelle on ne peut propoſer de donner à un quart d’elle-même une autorité égale à celle des trois autres quarts ; de choiſir dans ſon ſein ceux qu’elle capables de réſiſter le plus aux impulſions populaires, & d’avilir le reſte par cette préférence.

Je propoſerai donc un autre moyen, qui peut prévenir toute précipitation ; qui oppoſe une barrière ſuffiſante à la ſéduction ou à la tyrannie de l’éloquence, & contre lequel l’intrigue briſeroit tous ſes reſſorts ; moyen qui cependant n’introduit pas ce droit négatif, ſi dangereux lorſqu’il y a plus à réformer qu’à conſerver, & que les Citoyens qui veulent l’exercer ſont préciſément ceux à qui les abus ſont utiles.

Les Membres des États actuels choiſiroient un Conſeil, compoſé de cinquante perſonnes priſes hors de l’Aſſemblée des États. Toute délibération ſeroit ſoumiſe à l’examen de ce Conſeil, qui pourroit ou l’adopter ou la rejetter.

L’adoption lui donneroit le caractère de vœu National : ſi au contraire elle étoit refuſée, le Conſeil la renverroit aux États avec les motifs détaillés de ſon refus. Le même objet ſeroit remis en délibération ; & ſi l’Aſſemblée perſiſtoit ou arrêtoit quelques changemens, la délibération ſeroit miſe une ſeconde fois ſous les yeux du conſeil, qui pourroit encore la renvoyer avec les motifs de ſon nouveau refus. Si l’Aſſemblée des États perſiſtoit par une troiſième délibération, ſa réſolution ſeroit renvoyée au Conſeil, qui alors ſeroit obligé de l’adopter.

Cette inſtitution, en ſuppoſant qu’elle ſe borne aux États actuels, ne peut être regardée comme un changement dans la Conſtitution. L’Aſſemblée, en s’engageant de prendre l’avis d’un Conſeil qu’elle auroit choiſi, feroit ce que font tous les jours des particuliers, ſans croire déroger à leur liberté, ni renoncer à aucun de leurs droits.

En établiſſant une forme d’élection raiſonnable, ce qui dans ce cas ſeroit très-facile, il eſt vraiſemblable que ce Conſeil ſeroit compoſé comme il doit l’être, c’eſt-à-dire, de perſonnes inſtruites, laborieuſes, modérées, jouiſſant de la conſidération publique.

On n’auroit point à craindre la précipitation, en accordant à ce Conſeil quinze jours pour chaque examen, puiſqu’alors il y auroit un mois entre la première & la troiſième délibération de l’Aſſemblée des États.

Les preſtiges de l’éloquence ne ſeroient plus à craindre. Le mémoire dans lequel le Conſeil développeroit les motifs de ſon refus, ſeroit un sûr préſervatif contre cette dangereuſe influence. La décence obligeroit d’en diſcuter les raiſonnemens ; on ne pourroit plus ni montrer la queſtion ſous un ſeul point de vue, ni diſſimuler les côtés foibles de ſon opinion, ni éblouir par des ſophiſmes, par des exemples adroitement arrangés pour les conſéquences qu’on en veut tirer.

L’intrigue ſeroit déconcertée, parce qu’elle ſeroit bientôt démaſquée, & que l’opinion publique, éclairée par la diſcuſſion, exerceroit tout ſon empire.

On pourroit craindre une trop grande lenteur dans les délibérations, mais 1o . la plupart ſeroient adoptées par le Conſeil dès le premier examen, & tout plus renvoyées une ſeule fois pour obtenir quelques corrections ; car cet établiſſement préviendroit les déciſions précipitées, ou dictées par une chaleur inconsidérée, plus ſouvent qu’il ne ſeroit réduit à les arrêter. Les Députés qui auroient cherché à faire prendre des réſolutions dangereuſes, s’ils n’avoient eu à redouter aucun examen, craindront de perdre leur crédit, en s’expoſant à une réfutation motivée de leurs principes, à une diſcuſſion publique des vues ſecrètes qui ont pu les inſpirer. 2o . L’Aſſemblée des États, s’occuperoit d’autres travaux, pendant que ſes délibérations ſeroient ſoumiſes à l’examen du Conſeil. Ainſi, elle auroit au moins autant d’activité que ſi elle étoit obligée de revenir trois fois ſur les mêmes délibérations ; règle qu’il ſeroit cependant néceſſaire d’établir, ſi une Aſſemblée unique formoit le vœu National, parce qu’autrement il ſeroit trop facile de lui faire prendre des réſolutions qui l’entraîneroient dans des meſures contraires à ſon propre vœu & à l’intérêt de la Nation.

Ceux qui regardent comme néceſſaire d’accorder le droit négatif à deux Corps différens, & d’exiger que les délibérations priſes par un de ces Corps obtiennent le conſencement de l’autre, trouveront ſans doute trop foible la barrière d’un Conſeil, auquel ce droit négatif ne ſeroit pas attribué.

Mais on les priera d’obſerver ;

1o . Que, ſi l’on établit deux Corps égaux élus ſemblablement par la Nation, il n’y a aucune différence réelle entre cette inſtitution & celle qui exigeroit que les déciſions ne fuſſent formées qu’à une pluralité ſupérieure à la pluralité ſimple.

2o . Que, s’il y en avoit une, elle réſulteroit de ce que le haſard auroit rendu un parti plus foible dans une Chambre & plus fort dans l’autre ; combinaiſon dont il ne peut réſulter que des inconvéniens : qu’à la vérité un même Orateur n’auroit de crédit que ſur la moitié du Corps National, mais que le partage fait par le haſard entre les Orateurs des divers partis, eſt une reſſource bien peu digne d’une Nation éclairée ; que d’ailleurs les partis trouveroient bientôt le moyen, ou de ſe procurer à-peu-près le même avantage dans les deux Chambres, ou, ce qui eſt pis, de s’emparer chacun d’une des Chambres.

3o . Que la corruption ſeroit plus facile, puiſqu’il s’agiroit ſeulement de gagner plus de la moitié d’une Chambre pour arrêter toutes les délibérations. 4o . Que, ſi les deux Aſſemblées avoient des intérêts différens, toute réforme contraire l’un de ces intérêts, & par conſéquent conforme à l’intérêt commun, deviendroit rigoureuſement impoſſible.

5o . Que, ſi au lieu de Corps égaux, ou à-peu-près égaux en puiſſance réelle, il n’exiſte entr’eux d’égalité que par la Loi, le droit négatif du plus foible n’eſt qu’un moyen d’intrigue & de corruption. Ce droit négatif eſt alors donné par la Loi, mais la force empêche qu’il ait une exiſtence réelle. La Chambre des Pairs d’Angleterre peut-elle, par exemple, réſiſter à ce qui ſeroit le vœu conſtant & déterminé d’une grande majorité dans les Communes ? Non : elle ſent que ſon exiſtence ſeroit compromiſe. Auſſi n’employe-t-elle ſon veto que rarement pour donner au Roi le temps de regagner la pluralité, ou de former un nouveau Miniſtère ; pour lui fournir un prétexte de diſſoudre les Communes ; pour arrêter quelques réſolutions, qu’un ſentiment paſſager de juſtice ou d’humanité peut inſpirer aux Repréſentans du Peuple Anglais. Paſſive dans toute autre circonſtance, partagée comme la Chambre des Communes en deux partis, ſes Membres n’exercent leur inutile éloquence que pour obtenir des places dans le Miniſtère actuel, ou dans celui qui ſe préſente, pour le remplacer : Ainſi, un Conſeil privé du droit négatif, mais ayant celui de ſuſpendre les réſolutions pour un temps déterminé, a les mêmes avantages, & n’a pas les inconvéniens d’un Corps qui, ſans avoir plus de puiſſance réelle, jouiroit de ce droit dangereux.

On ne doit craindre enfin pour ce Conſeil ni l’influence de la corruption, ni celle de l’Aſſemblée Nationale.

Nommé pour une ſeule tenue d’États, formé de Membres qui, d’après la nature de leurs fonctions, doivent être choiſis parmi les hommes les plus éclairés & les plus ſages, ne leur offrant aucune autre gloire que celle de combattre avec force, avec prudence, les réſolutions qu’ils, croient contraires à la juſtice & à la raiſon ; ne pouvant d’ailleurs arrêter la marche de l’Aſſemblée des Repréſentans, il ſeroit à la fois difficile & preſque inutile de le corrompre. On pourroit dans la ſuite, ſi cet établiſſement, paraiſſoit mériter de faire partie de la Conſtitution, en faire élire les Membres par les Provinces elles-mêmes, après, les élections des Repréſentans à l’Aſſemblée Nationale. D’ailleurs, on n’auroit rien à craindre, même aujourd’hui, d’une élection faite par l’Aſſemblée des États, malgré la diviſion qui y règne. Sans doute les hommes qui partagent les opinions du parti dominant, auroient la préférence ; mais on les choiſiroit parmi ceux qui ont le plus de maturité & le plus de modération. Il ne s’agit pas en effet de leur confier le droit de prononcer, mais ſeulement celui d’examiner & de diſcuter. Ce n’eſt pas une balance qu’on veut former ; il ne s’agit point d’établir un contre-poids qui ſuſpende ou arrête le mouvement, mais un régulateur qui le modère & le rende égal & plus sûr.

On me pardonnera la témérité de tracer un plan aux hommes que la Nation a jugé dignes de la repréſenter, ſi on ſonge l’importance dont il peut être de détruire la ſeule objection, contre la réunion des Ordres, qui puiſſe frapper les eſprits raiſonnables, & d’y oppoſer un remède ſimple & facile. La ſéparation des Ordres condamneroit le Peuple François à gémir ſous le poids de tous ſes fers.

Les reſtes de la tyrannie féodale, la barbarie du Code des Chaſſes ne céderoient pas à la voix de l’humanité & de la juſtice. Le deſpotiſme judiciaire ſubſiſteroit dans toute ſa dureté. On ne réformeroit ni la complication du Code Civil, ni les vexations fiſcales. On n’auroit aucune eſpérance de voir, avec la liberté de Religion, s’établir cette liberté de penſer, ſans laquelle aucun Peuple ne peut atteindre à la perfection de l’ordre ſocial. C’eſt de ce point unique que dépend, pour plus d’un ſiècle, le bonheur de la Nation Françoiſe ; & ſi la diviſion des Ordres eſt conſervée ou établie dans la Conſtitution qui va ſe former, nous ſerons coupables, aux yeux de nos deſcendans, d’avoir ſacrifié à l’orgueil & au préjugé le bonheur dont d’heureuſes circonſtances ſembloient leur promettre la longue & paiſible jouiſſance.

(D.)
  1. Voyez le Cahier de Madon.