Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.
Contre l’opinion de Tite-Live, sur la guerre imaginaire
qu’il fait faire à Alexandre, contre les Romains1.

J’admire jusqu’où peut aller l’opinion qu’a Tite-Live de ces vieux Romains, et ne comprends pas comment un homme de si bon esprit a voulu chercher une idée, hors de son sujet, pour raisonner si faux, sur la guerre imaginaire où il engage Alexandre. Il fait descendre en Italie ce conquérant avec aussi peu de forces qu’il en avoit, n’étant encore qu’un petit roi de Macédoine. Il devoit se souvenir qu’un simple général des Carthaginois a passé les Alpes, avec une armée de quatre-vingt mille combattants.

Ce n’est pas assez : il donne autant de capacité, pour la guerre, à Papirius Cursor, et à tous les consuls de ce temps-là, qu’en eut Alexandre ; bien qu’à dire vrai , ils n’en eussent qu’une connoissance très-imparfaite : car, alors, il n’y avoit, parmi les Romains, aucun bon usage de la cavalerie. Ils savoient si peu s’en aider, qu’on la faisoit mettre pied à terre, au fort du combat, et on lui ramenoit les chevaux, pour suivre les ennemis, quand ils étoient en déroute. Il est certain que les Romains faisoient consister leurs forces dans l’infanterie, et comptoient pour peu de chose le combat qu’on pouvoit rendre à cheval. Les légions, surtout, avoient en grand mépris la cavalerie des ennemis, jusqu’à la guerre de Pyrrhus, où les Thessaliens leur donnèrent lieu de changer de sentiment. Mais celle d’Annibal leur donna de grandes frayeurs ; et ces invincibles légions en furent quelque temps si épouvantées, qu’elles n’osoient descendre dans la moindre plaine.

Pour revenir au temps de Papirius, on ne savoit, pour ainsi dire, ce que c’étoit que de cavalerie ; on ne savoit encore ni se poster, ni camper dans aucun ordre ; car, ils avouent, eux-mêmes, qu’ils apprirent à former leur camp, sur celui de Pyrrhus, et qu’auparavant ils avoient toujours campé en confusion. On n’ignoroit pas moins les machines et les ouvrages nécessaires pour un grand siège : ce qui venoit, ou du peu d’invention de ce peuple nullement industrieux, ou de ce que n’y ayant presque jamais de vieilles armées, on ne donnoit pas le loisir aux hommes de mener les choses à leur perfection.

Rarement une armée passoit, des mains d’un consul dans celles d’un autre. Plus rarement encore, celui qui commandoit les légions en conservoit le commandement, son terme expiré : ce qui étoit admirable, pour la conservation de la République, mais fort opposé à l’établissement d’une bonne armée. Pour faire voir quelle étoit la jalousie de la liberté, c’est qu’après la défaite de Trasimène, où l’on fut obligé de créer un dictateur, Fabius, à peine avoit arrêté l’impétuosité d’Annibal, par la sagesse de sa conduite, qu’on lui substitua des consuls. Il y avoit tout à redouter de la fureur d’Annibal, rien à craindre de la modération de Fabius ; et, cependant, l’appréhension d’un mal éloigné l’emporta sur la nécessité présente.

Il est vrai que les deux consuls se gouvernèrent prudemment, dans cette guerre. Ils ruinoient insensiblement Annibal, comme ils rétablissoient la République, quand, par la même raison, on mit en leur place Terentius Varro, un présomptueux, un ignorant, qui donna la bataille de Cannes, et la perdit ; qui réduisit les Romains à une telle extrémité, que leur vertu, quelque extraordinaire qu’elle fût alors, les sauva moins que la nonchalance d’Annibal.

Il y avoit encore un autre inconvénient, qui empêchoit de donner toujours aux armées les chefs les plus capables de les commander. Les deux consuls ne pouvant être patriciens, et les patriciens ne pouvant souffrir qu’ils fussent tous deux d’une race plébéienne, il arrivoit d’ordinaire, que le premier nommé étoit un homme agréable au peuple, qui devoit son élection à la faveur ; et celui qu’on eût voulu choisir pour son mérite, se trouvoit exclu, bien souvent, ou par l’opposition du peuple, s’il étoit patricien, ou par l’intrigue et les artifices des sénateurs, lorsqu’il n’étoit pas de leur naissance. C’étoit tout le contraire dans l’armée des Macédoniens, où les chefs et les soldats subsistoient ensemble, depuis un temps incroyable. C’étoit le vieux corps de Philippe, renouvelé de temps en temps et augmenté, selon les besoins, par Alexandre. Ici, la valeur de la cavalerie égaloit la fermeté de la phalange, à qui même on peut donner l’avantage sur la légion, puisque, dans la guerre de Pyrrhus, les légions n’osoient se trouver opposées à quelques misérables phalanges de Macédoniens ramassés. Ici, l’on entendoit également la guerre de siège, et la guerre de campagne. Jamais armée n’a eu affaire à tant d’ennemis, et n’a vu tant de climats différents. Que si la diversité des pays où l’on fait la guerre, et celle des nations qu’on assujettit, peuvent former notre expérience, comment les Romains entreroient-ils en comparaison avec les Macédoniens, eux qui n’étoient jamais sortis d’Italie, qui n’avoient vu d’autres ennemis que de petits peuples voisins de leur république ? La discipline étoit grande, véritablement, parmi eux, mais la capacité médiocre.

Depuis même que la république fut devenue plus puissante, ils n’ont pas laissé d’être battus, autant de fois qu’ils ont fait la guerre contre des capitaines expérimentés. Pyrrhus les défit, par l’avantage de sa suffisance : ce qui faisoit dire à Fabricius, que les Épirotes n’avaient pas vaincu les Romains, mais que le consul avait été vaincu par le roi des Épirotes.

Dans la première guerre de Carthage, Régulus défit, en Afrique, les Carthaginois, en tant de combats, qu’on les regardoit déjà comme tributaires des Romains. On n’en étoit plus que sur les conditions, qu’on leur rendoit insupportables, lorsqu’un Lacédémonien, nommé Xantippe, arriva dans un corps d’auxiliaires. Ce Grec, homme de valeur et d’expérience, s’informa de l’ordre qu’avoient tenu les Carthaginois, et de la conduite des Romains. S’en étant instruit pleinement, il les trouva les uns et les autres fort ignorants dans la guerre ; et à force d’en discourir parmi les soldats, le bruit vint, jusqu’au sénat de Carthage, du peu de cas que ce Lacédémonien faisoit de leurs ennemis. Les magistrats eurent enfin la curiosité de l’entendre, et Xantippe, après leur avoir fait voir les fautes passées, leur promit le gain du combat, s’ils le vouloient mettre à la tête de leurs troupes.

Dans un misérable état, où l’on désespère de toutes choses, on prend confiance en autrui plus aisément qu’en soi-même. Ainsi les jalousies fatales au mérite des étrangers, vinrent à céder à la nécessité ; et les plus puissants, pressés de l’appréhension de leur ruine, s’abandonnèrent à la capacité de Xantippe, sans envie. Je ferois une histoire, au lieu d’alléguer un exemple, si je m’étendois davantage : il suffit de dire que Xantippe s’étant rendu maître des affaires, changea tout dans l’armée des Carthaginois, et sut si bien se prévaloir de l’ignorance des Romains, qu’il remporta sur eux une des plus entières victoires qui se soient jamais gagnées. Les Carthaginois, hors de péril, furent honteux de devoir leur salut à un étranger ; et revenant à la perfidie de leur naturel, ils crurent pouvoir étouffer leur honte, en se défaisant de celui qui les avoit défaits des Romains. On ne sait pas bien s’ils le firent périr, ou s’il fut assez heureux pour leur échapper2 ; mais il est certain que, n’étant plus à la tête de leurs troupes, les Romains reprirent aisément la supériorité qu’ils avoient eue.

Si l’on veut aller jusqu’à la seconde guerre punique, on trouvera que les grands avantages qu’eut Annibal, sur les Romains, venoient de la capacité de l’un, et du peu de suffisance des autres : et, en effet, lorsqu’il vouloit donner de la confiance à ses soldats, il ne leur disoit jamais que les ennemis manquoient de courage ou de fermeté, car ils éprouvoient le contraire assez souvent ; mais il les assuroit qu’ils avoient affaire à des gens peu entendus dans la guerre.

Il est de cette science, comme des arts et de la politesse : elle passe d’une nation à une autre, et règne en divers temps, en différents lieux. Chacun sait qu’elle a été, chez les Grecs, à un haut point. Philippe l’emporta sur eux ; et toutes choses arrivèrent à leur perfection, sous Alexandre, lorsque Alexandre seul se corrompit. Elle demeura encore chez ses successeurs. Annibal la porta chez les Carthaginois ; et, quelque vanité qu’aient eue les Romains, ils l’ont apprise de lui, par l’expérience de leur défaite, par des réflexions sur leurs fautes, et par l’observation de la conduite de leur ennemi.

On en demeurera d’accord aisément, si l’on considère que les Romains n’ont pas commencé de résister à Annibal, quand ils ont été plus braves, car les plus courageux avoient péri dans les batailles. On avoit armé les esclaves ; on avoit composé des armées de nouveaux soldats. La vérité est qu’on lui a fait de la peine seulement, quand les consuls sont devenus plus habiles, et que les Romains, en général, ont mieux su faire la guerre.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Ce n’est qu’une supposition de Tite-Live, qui examine ce qui seroit vraisemblablement arrivé, si Alexandre avoit fait la guerre aux Romains. Voyez le neuvième livre de la première Décade. (Des Maizeaux.)

2. Appien dit que les Carthaginois renvoyèrent Xantippe dans leurs galères, avec de beaux présents, mais qu’ils donnèrent ordre aux capitaines des galères de le faire jeter dans la mer, avec tous les autres Lacédémoniens. Appien, de bell. punic.