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Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre XVII

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CHAPITRE XVII.
De Tibère, et de son génie.

Comme il y a peu de révolutions où l’on en demeure à des termes si modérés, un état heureux et honnête se changea bientôt en une misérable et indigne condition. La vertu romaine s’étoit adoucie après la mort de Brutus et de Cassius, qui en soutenoient la fierté. Depuis la perte d’Antoine, ce fut un agrément quasi général pour la conduite d’Auguste, et une complaisance égale pour sa personne. À l’avènement de Tibère, cette complaisance se tourna en bassesse et en adulation. On peut dire que ce prince naturellement irrésolu, n’auroit pris qu’une autorité bien médiocre ; mais les Romains plus disposés à servir, que Tibère à commander, lui portèrent eux-mêmes leur servitude, quand à peine il osoit espérer leur sujétion. Voilà quel fut alors le génie du peuple Romain.

Il faut maintenant parler de celui de Tibère, et faire voir l’esprit qu’il porta au gouvernement de l’empire. Son dessein le plus caché, mais le mieux suivi, fut de changer toutes les maximes d’Auguste. Celui-ci devenu empereur, donnoit au bien général toutes ses pensées. D’une politique si juste et si prudente, Tibère fit une science de cabinet, où étoit renfermé un faux et mystérieux intérêt du prince, séparé de l’intérêt de l’État, et presque toujours opposé au bien public.

Le bon sens, la capacité, le secret, furent changés en finesse, en artifice, en dissimulation. On ne connoissoit plus les bonnes et les mauvaises actions par elles-mêmes : tout étoit pris selon les délicates intentions de l’empereur, ou se jugeoit par le raffinement de quelque spéculation malicieuse.

Le crédit qu’eut Germanicus d’apaiser les légions, fut d’un service fort avantageux, et peu de temps agréable. Quand le danger fut passé, on fit réflexion qu’il pourroit tirer les troupes de leur devoir, puisqu’il avoit su les y remettre. En vain il fut fidèle à Tibère ; sa modération à refuser l’empire, ne le fit pas trouver innocent : on le jugea coupable de ce qui lui avoit été offert ; et tant d’artifices furent employés à sa perte, qu’on se défit, à la fin, d’un homme qui vouloit bien obéir, mais qui méritoit de commander. Il périt, ce Germanicus, si cher aux Romains, dans une armée où il eut moins à craindre les ennemis de l’empire, qu’un empereur qu’il avoit si bien servi.

Il ne fut pas seul à se ressentir de cette funeste politique : le même esprit régnoit généralement en toutes choses. Les emplois éloignés étoient des exils mystérieux ; les charges, les gouvernements ne se donnoient qu’à des gens qui devoient être perdus, ou à des gens qui devoient perdre les autres. Enfin, le bien du service n’entroit plus en aucune considération ; car, dans la vérité, les armées avoient plutôt des proscrits que des généraux ; et les provinces, des bannis que des gouverneurs. À Rome, où les lois avoient toujours été si religieusement gardées, et avec tant de formes, tout se faisoit alors par la jalousie de ce mystérieux cabinet.

Quand un homme d’un mérite considérable témoignoit de la passion pour la gloire de l’empire, Tibère soupconnoit aussitôt que c’étoit avec dessein d’y parvenir. S’il restoit à quelqu’autre un souvenir innocent de la liberté, il passoit pour un esprit dangereux qui vouloit rétablir la république. Louer Brutus et Cassius, étoit un crime qui coûtoit la vie : regretter Auguste, une offense secrète qu’on pardonnoit d’autant moins qu’on n’osoit s’en plaindre ; car Tibère le louoit toujours en public, et lui faisoit décerner des honneurs divins qu’il étoit le premier à lui rendre. Mais les mouvements humains n’étoient pas permis, et une tendresse témoignée pour la mémoire de cet empereur, se prenoit pour une accusation détournée contre le gouvernement, ou pour une mauvaise volonté contre la personne du prince.

Jusqu’ici vous avez vu des crimes inspirés par la jalousie d’une fausse politique : présentement c’est la cruauté ouverte et la tyrannie déclarée. On ne se contente pas de quitter les bonnes maximes, on abolit les meilleures lois ; et on en fait une infinité de nouvelles qui regardent en apparence le salut de l’empereur, mais, dans la vérité, la perte des gens de bien qui restoient à Rome. Tout est crime de lèze-majesté. On punissoit autrefois une véritable conspiration ; on punit ici une parole innocente malicieusement expliquée. Les plaintes, qu’on a laissées aux malheureux pour le soulagement de leurs misères ; les larmes, ces expressions naturelles de nos douleurs ; les soupirs qui nous échappent malgré nous, les simples regards, devenoient funestes. La naïveté du discours exprimoit de méchants desseins ; la discrétion du silence cachoit de méchantes intentions. On observoit la joie comme une espérance conçue de la mort du prince : la tristesse étoit remarquée comme un chagrin de sa prospérité, ou un ennui de sa vie. Au milieu de ces dangers, si le péril de l’oppression vous donnoit quelque mouvement de crainte, on prenoit votre appréhension pour le témoignage d’une conscience effrayée, qui se trahissant elle-même, découvrait ce que vous alliez faire, ou ce que vous aviez fait. Si vous étiez en réputation d’avoir du courage ou de la fermeté, on vous craignoit comme un audacieux, capable de tout entreprendre. Parler, se taire, se réjouir, s’affliger ; avoir de la peur ou de l’assurance ; tout étoit crime, et attiroit bien souvent les derniers supplices.

Ainsi, les soupçons d’autrui vous rendoient coupable. Ce n’étoit pas assez d’essuyer la corruption des accusateurs, les faux rapports des espions, les suppositions de quelque délateur infâme ; vous aviez à redouter l’imagination de l’empereur ; et, quand vous pensiez être à couvert par l’innocence, non-seulement de vos actions, mais de vos pensées, vous périssiez par la malice de ses conjectures. Pour ne pousser pas la chose plus avant, il y avoit beaucoup de mérite à être homme de bien ; car il y avoit beaucoup de danger à l’être. La vertu qui osoit paroître étoit infailliblement perdue ; et celle qu’on pouvoit deviner n’étoit jamais assurée. Comme on n’est pas exempt d’embarras dans le mal qu’on fait endurer aux autres, Tibère ne fut pas toujours tranquille dans l’exercice de ses cruautés. Séjan, qui s’avança dans ses bonnes grâces par des voies aussi injustes que les siennes ; ce grand favori, las d’honneurs et de biens qui le laissoient toujours dans la dépendance, voulut s’affranchir de toute sujétion et n’oublia rien pour se mettre insensiblement à la place de son maître. Instruit des maximes de l’empereur, et devenu savant en son art, il lui enlève ses enfants par le poison ; et il étoit sur le point de se défaire de lui, quand ce prince revenu de son aveuglement, comme par miracle, garantit ses jours malheureux, et fait périr ce grand confident qui le vouloit perdre. Sa condition n’en fut pas plus heureuse qu’auparavant : il vécut odieux à tout le monde et importun à lui-même ; ennemi de la vie d’autrui et de la sienne. Enfin, il mourut à la grande joie des Romains, n’ayant pu échapper à l’impatience d’un successeur qui le fit étouffer dans une maladie dont il alloit revenir.

J’ai fait quelquefois réflexion sur la différence qu’il y a eu de la république à l’empire ; et il me paroît qu’il n’eût pas été moins doux de vivre sous les empereurs que sous les consuls, si les maximes d’Auguste eussent été suivies. Rome ne fut pas si heureuse. La politique de Tibère fut embrassée de la plupart de ses successeurs, qui mirent l’honneur de leur règne, non pas à mieux gouverner l’empire, mais à se l’assujettir davantage.

Dans ce sentiment, Auguste fut moins estimé pour avoir su rendre les Romains heureux, que Tibère pour les avoir fait impunément misérables. Il parut à ces empereurs qu’il y avoit de l’insuffisance ou de la foiblesse à garder les lois ; et tantôt l’art de les éluder faisoit le secret de la politique, tantôt la violence de les rompre paroissoit une véritable hauteur et une digne autorité. Les forces de l’empire ne regardoient plus les étrangers : la puissance de l’empereur se faisoit sentir aux naturels ; et les Romains opprimés tinrent lieu de nations assujetties. Enfin, les Caligules, les Nérons, les Domitiens, poussèrent la domination au-delà de toutes bornes ; et, quoique les droits des empereurs fussent infiniment au-dessous de ceux des rois, ils se portèrent à des violences où n’auroit pas voulu aller Tarquin même.

Les Romains, de leur côté, devinrent également funestes aux empereurs ; car, passant de la servitude à la fureur, ils en massacrèrent quelques-uns, et s’attribuèrent un pouvoir injuste et violent d’en ôter et d’en établir, à leur fantaisie. Ainsi, les liens du gouvernement furent rompus ; et les devoirs de la société venant à manquer, on ne travailloit plus qu’à la ruine de ceux qui obéissoient, où à la perte de ceux qui devoient commander. Une si étrange confusion doit s’attribuer, principalement au méchant naturel des empereurs, et à la brutale violence des gens de guerre : mais, si on veut remonter jusqu’à la première cause, on trouvera que ce méchant naturel étoit autorisé par l’exemple de Tibère, et le gouvernement établi sur les maximes qu’il avoit laissées.

Comme les plus concertés ne s’attachent pas toujours à la justesse des règles, les plus déréglés ne suivent pas éternellement le désordre de leurs inclinations et de leurs humeurs. On ajoute, pour le moins, une politique à son tempérament. Ceux même qui font toutes choses sans y penser, y reviennent par réflexion quand elles sont faites, et appliquent une conduite d’intérêt aux purs mouvements de la nature. Mais, que les empereurs ayent agi par naturel, par politique, ou par tous les deux ensemble ; je maintiens que Tibère a corrompu tout ce qu’il y avoit de bon, et introduit tout ce qu’il y a eu de méchant dans l’empire.

Auguste qui avoit des lumières pures et délicates, connut admirablement le génie de son temps, et n’eut pas de peine à changer un assujettissement volontaire aux chefs de parti, en véritable sujétion. Tibère, plein de ruses et de finesses, mais d’un faux discernement, se méprit à connoître la disposition des esprits. Il crut avoir affaire à ces vieux Romains amoureux de la liberté, et incapables de souffrir aucune domination : cependant l’inclination générale alloit à servir ; les moins soumis étoient disposés à l’obéissance. Ce mécompte lui fit prendre des précautions cruelles contre des gens qu’il redouta mal à propos ; car il est à remarquer qu’un prince si soupçonneux n’eût jamais à craindre que Séjan, qui lui faisoit craindre tous les autres. Avec ces fausses mesures, la cruauté augmentoit tous les jours ; et, comme celui qui offense est le premier à haïr, les Romains lui devinrent odieux par le mal qu’il leur faisoit. Enfin, il agit ouvertement, et les traita comme ses ennemis, parce qu’il leur avoit donné sujet de l’être.

L’esprit de docilité qui régnoit alors, faisoit endurer paisiblement la tyrannie. On souffrit la brutalité de Caligule avec une soumission pareille ; car sa mort est un fait particulier, où le Sénat, le peuple, ni les légions n’eurent aucune part. On souffrit la stupidité dangereuse de Claudius, et l’insolence de Messaline. On souffrit la fureur de Néron, jusqu’à ce que la patience étant épuisée, il se fit une révolution dans les esprits.

Aussitôt on conspira contre sa personne. Des conspirations particulières, on vint à la révolte des légions ; de la révolte des légions, à la déclaration du Sénat. Peut-être que le Sénat eût pu rétablir la liberté ; mais, déjà accoutumé aux empereurs, il se contenta de disposer de l’empire. Les cohortes prétoriennes en voulurent disposer elles-mêmes, et les légions des provinces ne purent leur céder cet avantage. La division se mêla parmi celles-ci ; les unes nommant un empereur, les autres un autre. Ce ne furent que massacres, que guerres civiles ; et jamais les esprits ne se trouvèrent dans leur véritable situation, si vous en exceptez le règne de quelques princes qui surent réunir des intérêts que la fausse habileté de Tibère avoit divisés, pour le malheur commun des empereurs et de l’empire.