Réflexions sur nos traducteurs

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Œuvres mêlées, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome II (p. 350-362).


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RÉFLEXIONS SUR NOS TRADUCTEURS.

(1673.)



Les ouvrages de nos traducteurs sont estimés généralement de tout le monde. Ce n’est pas qu’une fidélité fort exacte fasse la recommandation de notre d’Ablancourt[1] ; mais il faut admirer la force admirable de son expression, où il n’y a ni rudesse ni obscurité. Vous n’y trouverez pas un terme à désirer, pour la netteté du sens : rien à rejetter, rien qui nous choque, ou qui nous dégoûte. Chaque mot y est mesuré pour la justesse des périodes, sans que le style en paroisse moins naturel ; et cependant une syllabe de plus ou de moins, ruineroit je ne sais quelle harmonie qui plaît autant à l’oreille que celle des vers. Mais, à mon avis, il a l’obligation de ces avantages au discours des anciens qui règle le sien ; car, sitôt qu’il revient de leur génie au sien propre, comme dans ses préfaces et dans ses lettres, il perd la meilleure partie de toutes ces beautés ; et un auteur admirable, tant qu’il est animé de l’esprit des Grecs et des Latins, devient un écrivain médiocre, quand il n’est soutenu que de lui-même. C’est ce qui arrive à la plupart de nos traducteurs ; de quoi ils me paroissent convaincus, pour sentir les premiers leur stérilité. Et, en effet, celui qui met son mérite à faire valoir les pensées des autres, n’a pas grande confiance de pouvoir se rendre recommandable par les siennes : mais le public lui est infiniment obligé du travail qu’il se donne, pour apporter des richesses étrangères où les naturelles ne suffisent pas. Je ne suis pas de l’humeur d’un homme de qualité que je connoîs, ennemi déclaré de toutes les versions : c’est un Espagnol savant et spirituel (don Antonio de Cordova), qui ne sauroit souffrir qu’on rende communes aux paresseux les choses qu’il a apprises chez les anciens avec de la peine.

Pour moi, outre que je profite en mille endroits des recherches laborieuses des traducteurs, j’aime que la connoissance de l’antiquité devienne plus générale ; et je prends plaisir à voir admirer ces auteurs par les mêmes gens qui nous eussent traités de pédants, si nous les avions nommés, quand ils ne les entendoient pas. Je mêle donc ma reconnoissance à celle du public ; mais je ne donne pas mon estime, et puis être fort libéral de louanges pour la traduction, lorsque j’en serai fort avare pour le génie de son auteur. Je puis estimer beaucoup les versions de d’Ablancourt, de Vaugelas, de Du Ryer, de Charpentier et de beaucoup d’autres, sans faire grand cas de leur esprit, s’il n’a paru par des ouvrages qui viennent d’eux-mêmes.

Nous avons les versions de deux poèmes latins en vers francois, qui méritent d’être considérées autant pour leur beauté, que pour la difficulté de l’entreprise. Celle de Brébeuf a été généralement estimée, et je ne suis ni assez chagrin, ni assez sévère, pour m’opposer à une si favorable approbation. J’observerai néanmoins qu’il a poussé la fougue de Lucain, en notre langue, plus loin qu’elle ne va dans la sienne ; et que, par l’effort qu’il a fait pour égaler l’ardeur de ce poète, il s’est allumé lui-même, si on peut parler ainsi, beaucoup davantage. Voilà ce qui arrive à Brébeuf assez souvent ; mais il se relâche quelquefois, et quand Lucain rencontre heureusement la véritable beauté d’une pensée, le traducteur demeure beaucoup au-dessous, comme s’il vouloit paroître facile et naturel, où il lui seroit permis d’employer toute sa force. Vous remarquerez cent fois la vérité de ma première observation ; et la seconde ne vous paroîtra pas moins juste en quelques endroits. Par exemple, pour rendre :

Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni,

Brebeuf a dit seulement :

Les dieux servent César, et Caton suit Pompée.

C’est une expression basse qui ne répond pas à la noblesse de la latine. Outre que c’est mal entrer dans le sens de l’auteur ; car Lucain qui a l’esprit tout rempli de la vertu de Caton, le veut élever au-dessus des dieux, dans l’opposition des sentiments sur le mérite de la cause ; et Brebeuf tourne une image noble de Caton, élevé au-dessus des dieux, en celle de Caton, assujetti à Pompée.

Quant à Segrais, il demeure partout bien au-dessous de Virgile : ce qu’il avoue lui-même aisément ; car il seroit fort extraordinaire qu’on pût rendre une traduction égale à un si excellent original. D’ailleurs un des plus grands avantages du poëte consiste dans la beauté de l’expression : ce qu’il n’est pas possible d’égaler dans notre langue, puisque jamais on n’a su le faire dans la sienne. Segrais doit se contenter d’avoir mieux trouvé le génie de Virgile, que pas un de nos auteurs ; et quelque grâce qu’ait perdu l’Énéide entre ses mains, j’ose dire qu’il surpasse de bien loin tous ces poëmes que nos François ont mis au jour, avec plus de confiance que de succès.

La grande application de Segrais à connoître l’esprit du poëte paroît dans la préface, autant que dans la version ; et il me semble qu’il a bien réussi à juger de tout, excepté des caractères. En cela, je ne puis être de son sentiment ; et il me pardonnera, si, pour avoir été dégoûté mille fois de son héros, je ne perds pas l’occasion de parler ici du peu de mérite du bon Énée.

Quoique les conquérants aient ordinairement plus de soin de faire exécuter leurs ordres sur la terre, que d’observer religieusement ceux du ciel : comme l’Italie étoit promise à ce Troyen par les dieux, c’est avec raison que Virgile lui a donné un grand assujettissement à leurs volontés ; mais quand il nous le dépeint si dévot, il doit lui attribuer une dévotion pleine de confiance, qui s’accommode avec le tempérament des héros : non pas un sentiment de religion scrupuleux, qui ne subsiste jamais avec la véritable valeur. Un général qui croyoit bien en ses dieux, devoit augmenter la grandeur de son courage, par l’espérance de leur secours. Sa condition étoit malheureuse, s’il n’y savoit croire qu’avec une superstition qui lui ôtoit le naturel usage de son entendement et de son cœur. C’est ce qui arriva au pauvre Nicias, qui perdit l’armée des Athéniens, et se perdit lui-même, par la crédule et superstitieuse opinion qu’il eut du courroux des dieux. Il n’en est pas ainsi du grand Alexandre. Il se croyoit fils de Jupiter, pour entreprendre des choses plus extraordinaires. Scipion, qui feint ou qui pense avoir un commerce avec les dieux, en tire avantage pour relever sa république, et pour abattre celle des Carthaginois. Faut-il que le fils de Vénus, assuré par Jupiter de son bonheur et de sa gloire future, n’ait de piété que pour craindre les dangers, et pour se défier du succès de toutes les entreprises ? Segrais, là-dessus, défend une cause qui lui fait de la peine ; et il a tant d’affection pour son héros, qu’il aime mieux ne pas exprimer le sens de Virgile dans toute sa force, que de découvrir nettement les frayeurs honteuses du pauvre Énée.

Extemplo Æneæ solvuntur frigore membra ;
Ingemit, et duplices tendens ad sidera palmas,
Talia voce refert : O terque quaterque beati,
Queis ante ora patrum, Trojæ sub mœnibus altis,
Contigit oppetere ![2]

J’avoue que ces sortes de saisissements se font en nous, malgré nous-mêmes, par un défaut de tempérament : mais puisque Virgile pouvoit former celui d’Énée à sa fantaisie, je m’étonne qu’il lui en ait donné un, susceptible de cette frayeur. On fait honneur aux philosophes des vices de complexion, quand ils savent les corriger par la sagesse. Socrate avoue aisément de méchantes inclinations que la philosophie lui a fait vaincre. Mais la nature doit être toute belle dans les héros ; et si, par une nécessité de la condition humaine, il faut qu’elle pèche en quelque chose, leur raison est employée à modérer des transports, non pas à surmonter des foiblesses. Souvent même leurs impulsions ont quelque chose de divin qui est au-dessus de la raison. Ce qu’on appelle déréglement dans les autres, n’est en eux qu’une pleine liberté, où leur âme se déploie dans toute son étendue. On fait de leur impétuosité cette vertu héroïque qui emporte notre admiration sans reconnoître notre jugement. Mais les passions basses les déshonorent ; et si l’amitié exige quelquefois d’eux les craintes et les douleurs, (ce qu’on voit d’Achille pour Patrocle, et d’Alexandre pour Éphestion), il ne leur est pas permis, dans leurs propres dangers et dans leurs malheurs particuliers, ni de faire voir la même peur, ni de faire entendre les mêmes plaintes. Or Énée fait craindre et pleurer sur tout ce qui le regarde. Il est vrai qu’il fait la même chose pour ses amis ; mais on doit moins l’attribuer à une passion noble et généreuse, qu’à une source inépuisable d’appréhensions et de pleurs, qui lui en fournit naturellement pour lui et pour les autres.

Extemplo Æneæ solvuntur frigore membra ;
Ingemit, et duplices tendens ad sidera palmas
,
etc.

Saisi qu’il est de ce froid par tous les membres, le premier signe de vie qu’il donne, c’est de gémir ; puis il tend les mains au ciel, et apparemment il imploreroit son assistance, si l’état où il est lui laissoit la force d’élever son esprit aux dieux, et d’avoir quelque attention à la prière. Son âme, qui ne peut être appliquée à quoi que ce soit, s’abandonne aux lamentations ; et semblable à ces veuves désolées qui voudraient être mortes, disent-elles, avec leurs maris, au premier embarras qui leur survient, le pauvre Énée regrette de n’avoir pas péri devant Troye avec Hector, et tient bienheureux ceux qui ont laissé leurs os au sein d’une si douce et si chère terre. Un autre croira que c’est pour envier leur bonheur ; je suis persuadé que c’est par la crainte du péril qui le menace.

Vous remarquerez encore que toutes ces lamentations commencent presque aussitôt que la tempête. Les vents soufflent impétueusement, l’air s’obscurcit ; il tonne, il éclaire, les vagues deviennent grosses et furieuses : voilà ce qui arrive dans tous les orages. Il n’y a jusques-là ni mât qui se rompe, ni voiles qui se déchirent, ni rames brisées, ni gouvernail perdu, ni ouverture par où l’eau puisse entrer dans le navire ; et c’étoit là du moins qu’il falloit attendre à se désoler : car il y a mille jeunes garçons en Angleterre, et autant de femmes en Hollande, qui s’étonnent à peine où le héros témoigne son désespoir.

Je trouve une chose remarquable dans l’Énéide, c’est que les dieux abandonnent à Énée toutes les matières de pleurs. Qu’il conte la destruction de Troye si pitoyablement qu’il lui plaira, ils ne se mêleront pas de régler ses larmes ; mais sitôt qu’il y a une grande résolution à prendre, ou une exécution difficile à faire, ils ne se fient ni à sa capacité, ni à son courage, et ils font presque toujours ce qu’ailleurs les grands hommes ont accoutumé d’entreprendre et d’exécuter. Je sais combien l’intervention des dieux est nécessaire au poëme épique : mais cela n’empêche pas qu’on ne dût laisser plus de choses à la vertu du héros ; car si le héros est trop confiant, qui au mépris des dieux veut tout fonder sur lui-même, le dieu est trop secourable, qui pour faire tout, anéantit le mérite du héros.

Personne n’a mieux entendu que Longin cette économie délicate de l’assistance du ciel et de la vertu des grands hommes. « Ajax, dit-il, se trouvant dans un combat de nuit effroyable, ne demande pas à Jupiter qu’il le sauve du danger où il se rencontre : cela seroit indigne de lui ; il ne demande pas qu’il lui donne des forces surnaturelles pour vaincre avec sûreté : il auroit trop peu de part à la victoire ; il demande seulement de la lumière, afin de pouvoir discerner les ennemis, et exercer contre eux sa propre vaillance : Da lucem ut videam[3]. »

Le plus grand défaut de la Pharsale, c’est de n’être proprement qu’une histoire en vers, où des hommes illustres font presque tout, par des moyens purement humains. Pétrone[4] l’en blâme avec raison, et remarque judicieusement que : per ambages, Deorumque ministeria, et fabulosum sententiarum tormentum, præcipitandus est liber spiritus, ut potius furentis animi vaticinatio appareat, quam religiosæ orationis sub testibus fides. Mais l’Énéide est une fable éternelle, où l’on introduit les dieux pour conduire et pour exécuter toutes choses. Quant au bon Énée, il ne se mêle guère des desseins importants et glorieux : il lui suffit de ne pas manquer aux offices d’une âme pieuse, tendre et pitoyable. Il porte son père sur ses épaules ; il regrette sa chère Creüse conjugalement ; il fait enterrer sa nourrice, et dresse un bûcher à son pilote, en répandant mille larmes.

C’étoit un pauvre héros dans le paganisme, qui pourroit être un grand saint chez les chrétiens : fort propre à nous donner des miracles, et plus digne fondateur d’un ordre que d’un État. À le considérer par les sentiments de religion, je puis révérer sa sainteté ; si j’en veux juger par ceux de la gloire, je ne saurois souffrir un conquérant qui ne fournit de lui que des larmes aux malheurs et des craintes à tous les périls qui se présentent ; je ne puis souffrir qu’on le rende maître d’un si beau pays que l’Italie, avec des qualités qui lui convenoient mieux pour perdre le sien, que pour en conquérir un autre.

Virgile étoit sans doute bien pitoyable. À mon avis, il ne fait plaindre les désolés Troyens de tant de malheurs, que par une douceur secrète qu’il trouvoit à s’attendrir. S’il n’eût été de ce tempérament-là, il n’eût pas donné tant d’amour au bon Énée pour sa chère terre ; car les héros se défont aisément du souvenir de leur pays, chez les nations où ils doivent exécuter de grandes choses. Leur âme toute tournée à la gloire, ne garde aucun sentiment pour ces petites douceurs. Il falloit donc que les Troyens se lamentassent moins de leur misère. Des gens de guerre, qui veulent exciter notre pitié pour leur infortune, n’inspirent que du mépris pour leur foiblesse ; mais Énée particulièrement, devoit être occupé de son grand dessein, et détourner ses pensées de ce qu’il avoit souffert, sur l’établissement qu’il alloit faire. Celui qui alloit fonder la grandeur et la vertu des Romains, devoit avoir une élévation et une magnanimité dignes d’eux.

Aux autres choses, Segrais ne sauroit donner trop de louanges à l’Énéide ; et peut-être que je suis touché du quatrième et du sixième livre autant que lui-même. Pour les caractères, j’avoue qu’ils ne me plaisent pas, et je trouve ceux d’Homère aussi animés, que ceux de Virgile fades et dégoûtants.

En effet, il n’y a point d’âme qui ne se sente élevée, par l’impression que fait sur elle le caractère d’Achille. Il n’y en a point à qui le courage impétueux d’Ajax ne donne quelque mouvement d’impatience. Il n’y en a point qui ne s’anime et ne s’excite par la valeur de Diomède. Il n’y a personne à qui le rang et la gravité d’Agamemnon n’imprime quelque respect ; qui n’ait de la vénération pour la longue expérience et pour la sagesse de Nestor ; à qui l’industrie avisée du fin et ingénieux Ulysse n’éveille l’esprit. La valeur infortunée d’Hector le fait plaindre de tout le monde. La condition misérable du vieux roi Priam, touche l’âme la plus dure ; et quoique la beauté ait comme un privilège secret de se concilier les affections, celle de Pâris, celle d’Hélène n’attirent que de l’indignation, quand on considère le sang qu’elles font verser, et les funestes malheurs dont elles sont cause. De quelque façon que ce soit, tout anime dans Homère, tout émeut ; mais dans Virgile, qui peut ne s’ennuyer pas avec le bon Énée et son cher Achate ? Si vous exceptez Nisus et Euralus (qui, à la vérité vous intéressent dans toutes leurs aventures), vous languirez de nécessité avec tous les autres ; avec un Ilionée, un Sergeste, Mnestée, Cloante, Gyas, et le reste de ces hommes communs qui accompagnent un chef médiocre.

Jugez par là combien nous devons admirer la poésie de Virgile, puisque malgré la vertu des héros d’Homère, et le peu de mérite des siens, les meilleurs critiques ne trouvent pas qu’il lui soit inférieur.



  1. Nicolas Perrot d’Ablancourt, de l’Académie françoise, né en 1606, mort en 1664 ; auteur d’un grand nombre de traductions, qu’on appela les belles infidèles.
  2. Virgile, Æneid., lib. I, v. 96-100. Voici la traduction de Segrais :

    Énée en est surpris ; il lève au ciel les yeux,
    Et déplore en ces mots son sort injurieux :

    Ô trois et quatre fois mort bienheureuse et belle,
    La mort de ces Troyens, qui d’une ardeur fidèle,
    Combattant près des murs de leur triste cité
    Aux yeux de leurs parents perdirent la clarté !

  3. Longin, Traité du sublime, chap. viii.
  4. Satyr., cap. cxviii.