La Canne de jaspe/Contes à soi-même

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CONTES A SOI-MÊME

AU LIEU D’UN FRONTISPICE

De ces contes le titre est encore ce qui m’y plaît le plus, comme pouvant en devenir l’excuse au besoin. Sinon, que chaque lecteur bienveillant approprie à ses songes ce dont ils s’accommoderont, et j’aurai eu, par surcroît, le plaisir de m’être dit quelques-uns des miens ; aussi, aurais-je voulu pour frontispice à ces pages tels emblèmes significatifs. Un peintre de mes amis les eût dessinés ; il y aurait figuré par exemple un miroir ou une conque ou une gourde curieusement ornementée. Il l’aurait représentée en étain, car j’aime ce métal qui a un aspect de très vieil argent humble, éraillé et intime, un argent un peu mat comme si l’approche d’un souffle le ternissait ou si son éclat se tempérait de la moiteur d’avoir été longtemps tenu par une main tiède.

L’allégorie sans doute eût été plus claire par une conque. La mer en dépose de charmantes sur le sable des plages, parmi les algues doucereuses, un peu d’eau et des coquilles. Une nacre, çà et là à vif sous leur écorce, en irise les luxueuses plaies, et leur forme est d’une malice si mystérieuse qu’on s’attend à entendre chanter à son oreille les Sirènes. L’écho indéfini de la mer y murmure seul et ce n’est en lui que le flux de notre sang qui y imite le cri intérieur de nos destinées.

Mais un miroir vaudrait mieux certes. Je suis sûr que mon peintre en enguirlanderait le cadre ovale de fleurs ingénieuses et qu’il saurait contourner autour de la poignée le nœud de quelque serpent caducéen.

Mon ami n’a pu se prêter à ma fantaisie. La sienne est de ne plus peindre et de vivre — comme j’ai vécu — les longues heures de son silence, tourné vers le visage de ses songes.

LE SIXIEME MARIAGE DE BARBE-BLEUE
A FRANCIS POICTEVIN

L’Eglise était toute somnolente. Il y venait par les vitraux décolorés plus assez de lumière pour s’y distraire dans pas assez d’ombre encore pour y pleurer : aussi quelques femmes, à genoux, çà et là, semblaient y attendre plus d’obscurité. Elles restaient taciturnes sous leurs coiffes tutélaires, les hautes coiffes du pays, toutes de douce toile, sous qui s’abrite le visage naïf des jeunes filles et où s’ensevelit presque à l’écart la face usée des vieilles femmes.

La concavité sonore du vaisseau amplifiait le bruit d’une chaise remuée. Des clefs de la voûte pendaient, une à une, des lampes et un lustre d’un vieux cristal balançant presque imperceptiblement sa couronne de cires éteintes. Il y avait des fleurs et des figures sculptées aux chapiteaux des piliers et sur la cuve du bénitier autour duquel des gouttes répandues de l’eau sainte qu’on s’offre, du bout des doigts, par un attouchement lustral et dont on se signe, mouillaient le pavé.

Une odeur d’encens prolongeait par toute la nef un souvenir des dernières vêpres, et même sa permanence, à la fois nuptiale et funéraire, évoquait une rétrospection plus lointaine d’obsèques psalmodiées et de noces joyeuses.

Fut-ce à cause de l’heure où j’arrivai, cet après-midi, à Quimperlé et qu’alors les cloches tintaient, d’un bruit argentin comme le gai nom léger de la ville même, dans un ciel de soleil menacé de nuées moites à l’horizon, mais, en mon esprit, prédomina une idée de fête, ces sonneries me représentant des liesses de fiançailles et des cortèges aux carrefours et au parvis. Le dimanche en lui a aussi quelque chose de pompeux et de décoré. Ici, il est oisif plutôt et réquiescent. Les maisons sont anciennes et comme assoupies ; on est aux portes ainsi que pour l’attente d’un passage ou au retour de quelque joie. Les blanches coiffes ailées ont un aspect de cérémonie et de complication. Elles se balancent à la marche des filles et leur ordonnance est dentelée de malices et brodée de coquetteries ; sur la tête des aïeules, elles se simplifient et s’endorment, avec des cassures, nonchalantes et un peu roides.

Les arbres du mail alignaient régulièrement, dans l’eau accueillante de la rivière, leur mirage désœuvré, d’accord avec le jour dominical qu’attestait aussi le batelier, assis, jambes pendantes, sur le parapet du pont et qui m’interpella pour l’offre d’une promenade sur le Leta.

La langoureuse rivière ne coulait pas et s’étendait entre les quais et les arbres, puis elle tournait avec lenteur, attentive et engourdie, à pleins bords, au ras de l’herbe d’une prairie que dominait, au loin, une ombre forestière sur un ciel nuancé déjà de crépuscule.

L’horloge du clocher sonna cinq heures ; une feuille se détacha d’un petit orme, tournoya, se posa sur l’eau et y resta immobile. Je descendis vers la barque et elle démarra doucement.

Les deux rameurs, du coupant de leurs rames, entamaient l’eau unie et compacte où le sillage angulaire de la barque s’élargissait jusqu’aux berges. Un brin d’herbe y remuait alors ou, d’un groupe de roseaux, un seul, le plus grand, oscillait longtemps.

Devant moi c’était l’avenue silencieuse de la rivière, la quiétude de sa coulée ou l’attrait de son tournant ; puis le paysage vers qui j’allais séparait son ensemble à mon approche. Il se partageait et glissait de chaque côté, en files d’arbres, en prairies, en feuillages se correspondant ou s’alternant d’un bord à l’autre. Leur double passage reconstituait derrière moi, si je tournais la tête pour les voir, une ordonnance et une surprise nouvelles dont l’aspect se modifiait encore à mesure de mon progrès vers ce qui fournissait à son changement la matière de sa variété.

Ce furent : des prés d’une herbe vaporeuse frôlée de lambeaux de brume, des chemins bordés de peupliers, des roseaux et des iris aux flexibles feuilles en épées ; tout se refléta dans l’eau exacte et, quoique le jour diminuât seulement, le silence était celui du plus calme soir. Les marbrures du ciel tacheté de nuages, çà et là, empierraient de plaques d’opacité l’eau qui, appesantie, semblait descendre entre ses berges.

Elle descendait d’autant que les hauteurs riveraines la dominèrent davantage de leurs verdures. La proximité de grands arbres de plus en plus nombreux et hauts l’empreignit d’un surcroît de gravité. Il s’y creusa des porches d’ombre ; la ténèbre s’y voûta en grottes au seuil desquelles finissait le dernier miroitement du ciel dans cette onde, et la rivière entra dans la forêt, de toute son eau d’ébène, avec la barque où je ne voyais plus le bois des rames aux mains des rameurs qui, d’un geste maintenant énigmatique, semblaient supplier désespérément l’effroi souterrain de quelque Styx !

 

Ils avaient ramé longtemps, aussi, parfois, s’arrêtaient-ils, d’accord pour se reposer avec la curiosité du site. Là, alors, la barque s’encastrait nette et comme soudée à son reflet dans cette eau pétrifiée où, des avirons, tombaient des gouttelettes, une à une, énumératrices du silence qui comptait son heure à leur clepsydre minutieuse.

Le soir était venu moins peut-être que je n’étais allé vers lui. Il habitait la forêt et y paraissait congénère des lourds feuillages riverains. Le lieu était taciturne, et le bateau s’obstina sédentaire à un endroit où la rivière, élargie en lac, semblait finir noire, informe et stable, et, sans continuer son cours, s’approfondir indéfiniment, superposant ses ondes à elles-mêmes et s’accumulant en soi.

En même temps que le spectacle de ma promenade avait changé avec le crépuscule crû et abouti à presque la nuit, ma tranquillité d’esprit avait dégénéré, à travers toutes les nuances de la mélancolie, en une sorte d’angoisse ; j’allais enjoindre aux bateliers de s’en retourner et de quitter ce bassin solitaire qui ne mirait en lui qu’un silence qui était l’âme de l’ombre quand j’aperçus, à l’écart d’une petite anse, une maison, là, triste, close et charmante au point que l’envie me vint de cueillir dans le jardin qui l’entourait quelques-unes des belles roses qui y croissaient. J’en respirerais l’odeur durant mon retour par la morne allée d’eau qui m’avait conduit jusque-là.

Une femme sortit d’un petit pavillon et m’offrit de visiter la demeure qu’elle gardait. L’isolement, l’accès difficile du cottage avaient, qu’elle m’avoua, éloigné les acheteurs quoiqu’il vînt souvent, ici, du monde, ajoutait-elle, voir la ruine. — « Quelle ruine ? » — « Celle, Monsieur, du château de Barbe-Bleue, du seigneur de Carnoët. »

Son visage était calme sous sa coiffe blanche de paysanne et sa bénigne bouche souriait à demi presque à regret. La grande cape qui enveloppait son corps tombait à plis graves.

Avec le costume immuable de ce pays elle ressemblait à ses pareilles d’autrefois et, en un recul singulier, elle m’apparaissait, au seuil des vieux âges, comme une contemporaine du Sire, légendaire en sa tragique histoire. Sa demeure ! et je pensais à la haute tour, aux belles robes orfévries et sanglantes, aux supplications des douces lèvres pâles, au poing brutal tordant les longues chevelures éplorées, lendemains funestes de noces captieuses et tentatrices dont j’avais entendu l’écho dans les cloches festoyantes de ce jour et dont, avec l’encens, j’avais respiré le souvenir dans la nef de la vieille Eglise.

 

Ce fut par un crépuscule pareil à celui-ci, sans doute, que Sœur Anne qui, durant tout le jour, n’avait vu que le soleil poudroyer, pleura de ce que rien n’était venu vers celle pour qui l’heure inexorable était proche.

La haute tour du sommet de laquelle l’anxieuse Vigilante avait interrogé le circuit du vaste horizon de la forêt, les chemins déserts et les deux rives de la rivière, était la même que celle dont j’entrevoyais devant moi le noir débris. De l’antique château, seule, elle survivait à l’écroulement de la demeure orgueilleuse ensemble et à sa propre caducité par ce pan de mur de rude pierre qu’elle dressait dans l’ombre.

Il était emmantelé de lierre, debout sur un tertre d’herbes et de mousses qui rongeaient sa base, montaient le long de ses parois, pénétraient entre ses joints et s’épanouissaient dans ses fissures, et sa solide masse impressionnait toute la forêt environnante.

Alentour, le sol était inégal, déprimé ou exhaussé selon qu’il y avait eu là une douve ou une muraille. La destruction a des caractères divers ; parfois ce qui tombe s’efface doucement, peu à peu, s’émiette et disparaît au lieu de s’attarder en ruine récalcitrante qui résiste au temps, lui dispute sa déchéance et tasse sa chute en quelque amas brut dont la terre ne reprend pas les matériaux sans en rester bossuée et difforme de la difficulté qu’elle a eue à les résorber ou à les mal couvrir de sa verdure.

L’obscurité presque complète était devenue une présence par l’aspect qu’elle avait pris de ce décombre pour me regarder de toute l’opacité de son vieux bloc de granit qui résumait en lui la ténèbre et lui donnait une forme. Il était impossible que des ombres n’errassent pas autour de ces pierres, et je ne pus me les imaginer autrement que douces, mélancoliques et nues.

 

Nues de leurs robes appendues au mur du réduit sinistre où le sang successif des cinq épouses avait rougi les dalles !... Comment eussent-elles erré autrement que nues puisque leurs belles robes avaient été la raison de leur mort et le seul trophée que voulut d’elles leur singulier mari ?

L’une n’avait-elle pas péri, la première, à cause de sa robe blanche comme la neige que foulent, de leurs sabots de cristal, sur les tapisseries des chambres, des Licornes qui marchent à travers des jardins, boivent à des vasques de jaspe, et s’agenouillent, sous des architectures, devant des Dames allégoriques de Sagesses et de Vertus ? L’autre ne mourut-elle pas parce que sa robe était bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’été, tandis que le vêtement de la plus jeune qui mourut aussi, douce et presque sans pleurer, imitait la teinte même de ces petites coquilles mauves qu’on trouve, sur le sable gris des grèves, là-bas, près de la Mer. Une autre encore fut égorgée. Un artifice ingénieux avait disposé sa parure de façon que les branches de corail qui enjolivaient d’arabesques le tissu changeant s’appariassent à ses nuances afin d’être d’un rose vif où le lé était d’un vert vivace et qu’elles s’aigrissent ou s’amortissent alors qu’il devenait prasin ou glauque.

Une enfin, la cinquième, s’enveloppait d’une pièce de mousseline ample et si légère qu’en se superposant ou en se dédoublant elle paraissait selon son épaisseur ou sa transparence de la couleur de l’aube ou du crépuscule.

Toutes mortes, les douces épouses, avec des cris, des mains suppliantes ou des surprises stupéfaites et silencieuses.

Pourtant le bizarre et barbu Seigneur les aima toutes. Toutes elles passèrent par la porte du manoir, le matin, au son des flûtes qui chantaient sous des arcades de fleurs ou, le soir, au cri des cors clamant parmi les torches et les épées, toutes, venues des pays lointains où il les avait été chercher, toutes, timides parce qu’il était hautain, amoureuses parce qu’il était beau, et fières de confier leur langueur ou leur désir à l’étreinte de sa main.

Les gais, mélancoliques ou doux souvenirs qu’elles laissaient à la demeure natale où, de leur enfance en fleur, s’était épanouie leur abondante jeunesse, non plus que les larmes de leurs mères ni les sanglots de leurs vieilles nourrices ne les avaient point retenues de partir pour suivre, au loin, le fiancé de leur destin. On quitte tout pour aimer et à peine si, en s’éloignant, elles tournèrent les yeux pour voir encore quelque ancien palais au bord du fleuve, avec ses terrasses en quinconces, ses parterres en guillochis et ses arbres en perspectives. Bientôt elles ne se souvenaient guère d’une antique et pompeuse maison, au coin de la grand’place, dans la ville ; ni des médaillons de la façade qui grimaçaient des figures grotesques, ni du marteau de la vieille porte qui, à midi, était tout tiède de soleil.

Elles oubliaient le petit manoir au milieu des prairies, parmi les mares où coassaient le soir, les reinettes, alors qu’il va pleuvoir, et aussi le beau château et les domaniales futaies. Une, même, qui vint d’outre-mer ne songeait plus à l’île abrupte et sablonneuse dont la mer rongeait les rocs et battait les grèves et que, l’hiver, le vent torturait, acharné contre sa solidité. A peine si elle pensait quelquefois à certaine petite plage de sable où elle jouait, avec sa sœur, quand la marée était basse, et où elles avaient si peur au crépuscule.

Hélas ! il ne les aima que pour leurs robes variées ces épouses, douces ou altières, et, sitôt qu’elles avaient façonné les étoiles qui les vêtaient aux grâces de leurs corps, qu’elles y avaient imprégné le parfum de leur chair et communiqué assez d’elles-mêmes pour qu’elles leur fussent devenues comme consubstantielles, il tuait d’une main cruelle et sage les Belles inutiles. Son amour en détruisant substituait au culte d’un être celui d’un fantôme fait de leur essence dont le vestige et le mystérieux délice satisfaisaient son âme industrieuse.

Chacune de ces robes habitait une chambre spéciale du château. L’ingénieux Seigneur s’enfermait, pendant de longues soirées, tour à tour, dans l’une de ces salles où brûlait un parfum différent. Les mobiliers assortis aux tentures correspondaient à des intentions subtiles. Longtemps, passant sa main dans sa longue barbe parsemée de quelques poils d’argent, l’Amant solitaire regardait la robe appendue devant lui en la mélancolie de sa soie, l’orgueil de son brocart ou la perplexité de sa moire.

Des musiques appropriées sourdaient du dehors à travers les murailles. Auprès de la robe blanche (ô tendre Emmène, ce fut la tienne !) rôdaient des lenteurs de viole languissante ; auprès de la bleue (qui fut toi, naïve Poncette !) le hautbois chantait ; près de la tienne, mélancolique Blismode, un luth soupirait parce qu’elle fut mauve et que tes yeux étaient toujours baissés ; un fifre riait, suraigu, pour rappeler que tu fus énigmatique, en ta verte robe encoraillée, Tharsile ! mais tous les instruments s’unissaient quand le maître visitait la robe d’Alède, robe singulière et qui avait toujours semblé vêtir un fantôme ; alors la musique chuchotait tout bas car Barbe-Bleue avait beaucoup aimé cette Alède. Elle était jumelle de Sœur Anne : on eût pu les prendre l’une pour l’autre et c’était à elles deux qu’il désirait que ressemblât la nouvelle épouse, car elles sont six, ces ombres, qui errent, le soir, autour de l’antique ruine et cette dernière seule est vêtue.

 

C’est parce que, petite bergère, tu gardas tes moutons sur une lande de bruyères roses et d’ajoncs jaunes, à la lisière de la forêt, debout ou assise parmi ton troupeau, en ta grande cape de laine grossière où s’abritait parfois contre le vent quelque agnelle chétive.

Les beaux yeux font la simplicité d’un visage plus belle et la tienne était telle que le veuf Seigneur t’ayant vue en passant t’aima et te voulut épouser. Il avait alors la barbe toute blanche et son regard était si triste, ô Pastourelle, qu’il t’attendrit plus que ne te tenta l’aventure d’être grande Dame et d’habiter le château où tu lisais l’heure par l’ombre des tours sur la forêt.

Rien n’était parvenu dans la solitude de la petite gardienne du fâcheux renom du noble Sire, car comme elle était humble et pauvre on dédaignait de lui parler et, fière, elle n’interrogeait pas ceux qui passaient devant sa chaumière, à l’écart entre deux vieux ormes dont ses moutons en s’y frottant, usaient l’écorce en collier. D’ailleurs elle ne regrettait pas d’être telle puisqu’elle aimait et quoiqu’elle eût voulu se pouvoir acheter quelque robe neuve pour l’occasion de sa noce approchante, mais elle s’en consolait en pensant que son ami ne lui marqua jamais que lui déplussent sa cape de laine et sa coiffe de toile.

A l’aube, une fanfare de cors réveilla la forêt et quatre bannières, déployées en même temps, au sommet des quatre tours d’angle du manoir, ondulèrent au vent matinal. Une rumeur de fête emplissait la vaste demeure. Les couloirs bourdonnaient ; dans la cour, piaffaient les chevaux, les uns couverts de housses chamarrées, les autres portant des selles compliquées, les plus forts enjuponnés de mailles d’acier et tous ayant, au frontail, chacun, l’atour d’une belle rose. Dans un coin quelques musiciens, vêtus de souquenilles jaunes, debout et le dos à la muraille, s’exerçaient, d’avance et doucement, à des préludes de flûte.

Enfin le pont-levis s’abaissa. Le cortège sortit. En avant, des hommes d’armes, vêtus de buffles, soutenaient, de leurs longues lances entrecroisées, des corbeilles de fleurs. Venaient ensuite, en bon ordre, une multitude de valets et de pages passementés, des tireurs d’arc, des frondeurs et des hallebardiers et, par groupes, des virtuoses. Les premiers soufflaient en des cornets bizarres et tors. Leurs joues se gonflaient et leur corpulence nourrissait leurs mines rubicondes ; quelques-uns, agiles et maigres, heurtaient, en cadence, des cymbales de cuivre, le reste jouait d’instruments délicats, en marchant à petits pas, l’air attentif et les yeux baissés. Ces derniers précédaient une litière vide portée sur l’épaule par des mulâtres et suivie, à cheval, par le Sire du lieu, en jaquette de soie blanche brodée de perles ovales sur qui descendait sa barbe argentée. Derrière lui une troupe de piquiers et d’arquebusiers et, à la queue, le service : la cave, la cuisine et l’écurie, prolongeait le cortège.

La petite chaumière devant laquelle toute cette pompe s’arrêta dormait, porte close. On entendait les moutons bêler doucement dans l’enclos et des oiseaux venaient se poser sur les ormes et le toit d’où ils s’envolèrent, effrayés de cette approche et rassurés par le silence de la cavalcade qui se tenait immobile alentour : un vent léger frisait les plumes des panaches, rebroussait la dentelle des collerettes et éparpillait la crinière des chevaux, mais ce silence n’empêchait pas qu’un murmure eût couru dans les rangs que celle qui habitait là était bergère et s’appelait Héliade.

Le Sire descendu de sa monture s’agenouilla devant la porte et y frappa trois coups : l’huis s’ouvrit et l’on vit apparaître, sur le seuil, la Fiancée. Elle était toute nue et souriante. Ses longs cheveux s’appariaient à la couleur d’or des ajoncs fleuris ; à la pointe de ses jeunes seins, rosissait une fleur comme aux brins des bruyères. Tout son corps charmant était simple et l’innocence de toute elle-même telle que son sourire semblait ignorer sa beauté. A la voir si belle de visage les hommes qui la regardaient ne s’apercevaient pas de la nudité de son corps.

Ceux qui la remarquèrent ne s’en étonnèrent pas et à peine si deux valets se la murmurèrent entre eux. Ainsi, en l’ingénieuse ruse qui, étant pauvre, lui avait suggéré d’être nue, elle s’avançait, grave et victorieuse d’avance de l’embûche de son Destin.

Toute la ville était en émoi de la cérémonie annoncée pour ce jour-là. La curiosité s’augmentait de ce que, si on connaissait le dur Seigneur par la rigueur de ses péages et de ses exigeantes redevances, nul ne savait qui allait, sa compagne, passer le portail de l’église avec lui.

L’Evêque avait été seulement prévenu d’avoir à parer son autel pour la circonstance et à ordonner ses plus belles liturgies, aussi, sans réplique au mandement impérieux du Châtelain, se tenait-il sur le parvis, mitré et crossé, en grand apparat avec ses chantres et tout son clergé, dès que les cloches eurent, par leurs volées, signalé l’entrée, dans les murs, du cortège. Le peuple, las d’attendre et de considérer les lumières allumées au fond du chœur, de compter les guirlandes tendues d’un pilier à l’autre et de nombrer l’entourage épiscopal, poussa des cris de joie quand il aperçut au bout de la grand’rue, au-dessus des têtes mouvantes, les hautes lances des cavaliers qui marchaient à travers le populaire, le repoussant en haie et le refoulant vers la place qu’il encombrait déjà, car les bonnes gens aiment le faste et celui-ci, guerrier et nuptial, avait provoqué leur concours et excitait leur curiosité. Aussi se pressaient-ils autour de l’escorte qui entourait la mystérieuse litière d’où sortit l’étrange fiancée. Ils en furent d’abord stupéfaits et crurent à quelque sacrilège fantaisie de l’audacieux suzerain : mais comme ils étaient, pour la plupart, d’âme naïve, et qu’ils avaient vu, maintes fois, peintes sur des vitraux et sculptées aux porches, des figures qui ressemblaient à celle-là : Eve, Agnès et Vierges martyres, douces ainsi qu’elle de leur corps et embellies aussi de doux yeux et de longues chevelures, leur étonnement se changea en admiration à penser que quelque céleste bienveillance envoyait cette Enfant miraculeuse pour réduire l’incoercible orgueil et la cruauté du Pécheur.

Côte à côte, elle et lui, s’avançaient dans l’Eglise que j’avais visitée tout à l’heure, si paisible en son crépuscule méditatif. La nef en était alors parfumée et illuminée de cierges et de soleil. Midi flamboyait aux rosaces épanouies et aux verrières incandescentes, et les Clercs, glabres et sournois, songeaient, en voyant cette fille nue qui passait au milieu d’eux, étrangère à leur concupiscence, que le Sire de Carnoët épousait là, par maléfice, quelque Sirène ou une Nymphe pareille à celles dont parlent les livres païens. L’Evêque ne venait-il pas d’ordonner aux thuriféraires de charger leurs encensoirs, pour que la fumée s’interposant entre cette Visiteuse et le regard de Dieu et des hommes, isolât, de son voile épais, le groupe insolite qu’on apercevait, à travers une brume odorante, courbant, devant l’autel, une chevelure d’or et une nuque d’argent, sous le geste bénédicteur de la haute crosse qui consacrait l’échange de l’anneau.

La bergère Héliade, qui s’était mariée nue, vécut longtemps avec Barbe-Bleue qui l’aima et ne la tua point comme il avait tué Emmène, Poncette, Blismode et Tharsile et cette Alède qu’il ne regrettait plus.

La douce présence d’Héliade égaya le vieux château. On la voyait tantôt vêtue d’une robe blanche comme celle des Dames allégoriques de Sagesse et de Vertus devant qui, sous des architectures, s’agenouillent les pures Licornes aux sabots de cristal, tantôt d’une robe bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’été, ou mauve comme ces coquilles qu’on trouve sur le sable des grèves grises, là-bas, près de la Mer, soit glauque et encoraillée ou d’une mousseline couleur de l’aube ou du crépuscule, selon que le caprice des plis en diminuait ou en augmentait la transparence mais, le plus souvent, couverte d’une longue cape de laine grossière et coiffée d’une coiffe de toile, car, si elle portait parfois l’une des cinq belles robes que son mari lui avait données, elle préférait pourtant à leur apparat sa cape et sa coiffe.

Lorsqu’elle fut morte, après avoir survécu à son époux, et que le vieux manoir eut croulé d’âge et d’oubli, c’est ainsi qu’elle, seule d’entre les ombres, qui errent parmi l’antique décombre, y revient vêtue et qu’elle m’apparut, peut-être, sous les traits de la paysanne, qui m’introduisit là, ce soir, et, debout, de la rive, me regardait m’éloigner au bruit des rames sur l’eau morne et à travers la Nuit taciturne.

EUSTASE ET HUMBELINE
A FERDINAND HAROLD

De tous ceux qui tentèrent d’aimer la belle Humbeline un seul lui resta fidèle. Il semblait l’être d’ailleurs, plutôt qu’à aucune récompense qui lui en eût été donnée, à la persévérance de sa passion, aussi rien n’étant intervenu pour la diminuer, elle était demeurée la même, car c’est moins le temps qui use nos sentiments que le crédit qu’on leur accorde et, si les raisons d’aimer sont en nous-mêmes, c’est d’autrui d’où proviennent d’ordinaire celles qui font que nous n’aimons plus.

Humbeline avait sans doute estimé trop la présence d’Eustase le philosophe pour ne point avoir choisi le meilleur moyen de se la conserver.

Eustase excellait à interpréter Humbeline à elle-même : elle lui était abréviative de l’ensemble de l’univers ; ils s’en étaient reconnaissants. De là entre eux s’établit un gracieux échange, et autant qu’elle était envers lui attentive et bienveillante il fut auprès d’elle assidu et circonspect.

Quelques-uns l’avaient été plus et moins qu’Eustase. On essaya de divertir Humbeline du goût d’elle-même au profit de celui qu’on en avait aussi. L’inutilité de leur entreprise et le rejet de leurs prétentions les rendirent fort sensibles à l’échec de leur exigence.

Eustase s’amusait à consoler ses rivaux en leur montrant par l’exemple et en tâchant de leur prouver par de subtiles paroles quelle infirmité il y avait à vouloir posséder les plus belles choses autrement que par les sentir belles, et, comme il se plaisait aux allusions, il usa de ce tour pour éclairer leur folie.

S’ils le venaient visiter en son logis et le consulter sur leur déboire, il leur indiquait en souriant et d’un geste délicieusement abdicateur, une verrerie merveilleuse qui isolait, sur la rocaille funéraire d’un socle d’ébène, au mur de la chambre, son prestige visible.

C’était un vase fragile, compliqué et taciturne, d’un cristal froid et énigmatique ; il semblait contenir un philtre de quelque extraordinaire puissance car la panse tuméfiée et comme respectueuse se corrodait ; des vitrifications arborescentes s’y agatisaient intérieurement en la translucidité crépusculaire des parois ; il était intact et intangible en sa sveltesse, cassable en sa dureté gélive, et si beau que sa seule vue remplissait l’âme du bonheur qu’il existât et de la mélancolie de sa réserve sacrée.

Et, à qui ne comprenait pas le geste et l’emblème, Eustase disait : « Je l’ai trouvé dans le domaine d’Arnheim. Psyché et Ulalume le tinrent dans leurs mains merveilleuses ; » et il ajoutait plus bas : « Je n’y bois point ; il est fait pour qu’y boivent à jamais les seules lèvres de la Solitude et du Silence. »

Le crépuscule entrait dans la chambre spacieuse et cénobitique. A travers les vitres claires le couchant rougeoyait, il apparaissait double : au dehors tout proche de ses nuées sanglantes et souffreteuses qui se cicatrisaient lentement et aussi très lointain dans un miroir incliné qui, faisant face aux fenêtres, le reflétait. La ferveur occidentale brûlait, à froid, dans le cristal : elle s’y rapetissait en miniature, guérie de ce qu’elle avait eu là-bas de trop pathétique, réduite là à un aspect glaciaire et minéralisé.

C’était l’heure où Eustase sortait chaque jour pour visiter Humbeline. Elle séjournait, alternativement et d’après le temps de l’année, dans son jardin ou le salon. Le salon grand comme un jardin et le jardin petit comme un salon se ressemblaient. La douce pelouse se veloutait en tapis. L’eau du bassin se reproduisait clarifiée dans les glaces du boudoir, et les tentures représentaient en arabesques intérieures l’ombre des feuilles, au dehors, sur les murs du cottage.

Chaque jour Eustase y allait comme la veille, et le charme de la conversation qui se tenait entre la jeune femme et le philosophe était dû à l’échange loyal qu’ils faisaient entre eux de la réciproque utilité où ils s’étaient l’un à l’autre. Humbeline dispensait Eustase de se mêler à la vie. Les aspects s’en trouvaient, pour lui, résumés en l’instructive Dame avec ce qu’ils ont de contradictoire et de divers. Cette délicate personne était à elle seule d’un tumulte exquis. Toute l’incohérence des passions existait en ses goûts réduits à une dimension minuscule et à un mouvement infime mais équivalent. En surplus elle offrait à Eustase le souvenir de tous les paysages où s’efforce et s’exténue ce que nos sentiments y retrouvent de leur image. Ses robes déjà, pour leur part, figuraient les nuances des saisons et l’ensemble de sa chevelure était à la fois tout l’automne et toutes les forêts. L’écho des mers murmurait certes en les conques naïves de ses oreilles. Ses mains fleurissaient les horizons dont ses gestes traçaient les lignes flexibles.

C’étaient ces ressemblances que lui interprétait Eustase ; il lui en détaillait les infinitésimales analogies et lui donnait le plaisir d’avoir, à chaque instant, conscience de ce qu’elle était, agrandie de ce qu’elle semblait être. Elle touchait ainsi au monde par chaque pore de sa peau charmante et par chaque point de son égoïsme moite, friable et comme spongieux, n’aimant que soi dans tout, mais d’une façon communicative et amalgamée.

Ils vivaient ainsi, heureux ; elle, ne voyant de tout l’extérieur que ce qui la constituait et ce qu’elle en constituait, et lui, le voyant tout entier en elle. Parfois ils juxtaposaient leurs pas pour quelque promenade, si elle en avait la fantaisie par hasard, un soir de printemps, une nuit d’été, au crépuscule en automne ou, vers midi, l’hiver. Partout elle n’allait qu’à travers elle-même. Eustase se promenait moins avec elle qu’en elle. Il y faisait de délicieux voyages et, au retour, lui disait volontiers : « Le couchant de votre chevelure fut d’un or bien tragique ce soir, Humbeline ! » ou il lui donnait à entendre qu’un serpent dormait lové selon la tresse engourdie de sa coiffure gorgonienne. Elle riait et ne préférait pas moins ce qu’il y avait pour elle d’un peu énigmatique dans les propos d’Eustase aux colloques trop clairs que lui avaient imposés les amis dont elle s’était éloignée.

Ils se vengeaient de leur congé en dénigrant le choix qui les avait remplacés. Tout en aimant mieux, par jalousie et par humeur, admettre le principe de réserve réciproque où se tenaient l’un vis-à-vis de l’autre les deux compagnons d’esprit que supposer tout autre situation à cette intimité, ils alléguaient, comme si c’eût été un reproche qui en menaçât la durée, qu’Eustase n’avait point toujours été ainsi. Certes, il avait même été tout à fait autre. Je le sais pour l’avoir connu à une époque où il croyait vivre. Comme d’autres il avait désiré, vu et possédé, puis, las d’être épars en ses désirs, approprié à leurs objets, accaparé par tout ce qu’il croyait posséder, il en avait fait des songes auxquels restait peut-être l’arrière-amertune d’être plus identiques à ce qu’ils suppléaient que cela même qu’ils eussent été.

La vie s’était refroidie et déposée en lui comme un ciel dans un miroir.

Ayant souffert d’être, lui-même, l’intermédiaire entre soi et la nature, Humbeline lui en avait été la médiatrice ! C’est à tout cela que faisaient allusion le miroir de la chambre d’Eustase et, sur la rocaille de funéraire ébène, l’énigmatique verrerie où la matière vitrifiée façonnait par illusion l’eau dont elle était vide, c’est à cela que s’appliquait aussi ce que disait Eustase, au crépuscule, du domaine d’Arnheim, de Psyché et d’Ulalume, ce qu’il disait des lèvres de la Solitude et du Silence !

MANUSCRIT TROUVE DANS UNE ARMOIRE
A PIERRE LOUYS.

.... Il n’y a peut-être pas de solitude, et, si solitaires que se pense le désir ou l’apathie, ils ne sont pas seuls. Ils se regardent dans l’avenir ou se revoient dans le passé ; ils anticipent ou remémorent ; c’est une solitude hypocrite que la leur. Toute solitude est hypocrite, et la mienne est-elle plus véridique pour être celle de quelqu’un qui paraît s’être borné à soi-même ? Pourtant il me semble parfois être seul, le plus seul des mortels dans la plus solitaire des demeures.

Je l’ai choisie dans la plus déserte de nos provinces. Les vieilles cartes donnent un nom à ce terroir ; les très vieilles gens se souviennent encore de lui en avoir connu un. C’est longtemps après avoir quitté tout chemin qu’on arrive là, et, lorsque je perdis leur dernière trace, j’avais déjà parcouru des lieux singulièrement et irrémédiablement abandonnés.

D’abord, le long des chaussées dédallées, les bornes numératrices, peu à peu, manquèrent. Celles qu’on rencontrait encore étaient moussues et ébréchées, puis les routes s’étaient changées en sentiers qui eux-mêmes s’amincirent, hésitèrent et disparurent. Les routes, au sortir des villes moribondes, côtoyaient des villages agonisants, et cessèrent au delà des dernières chaumières.

Tristes et dolentes villes ! Tassées dans un coin de leurs enceintes trop vastes qui cerclaient, de la tresse surabondante de leurs murs noués de tours en ruines, l’amaigrissement minable de la cité, elles se ratatinaient au fond de la corbeille de leurs murailles comme des fruits qui se racornissent en une pourriture sèche et cendreuse. Le vent, l’automne, semble les becqueter, avec ses cris d’oiseau douloureux par tout le ciel.

Dans les villages, les vieilles mains ne pouvaient plus mettre en branle les cloches des clochers qui se lézardaient jusqu’au toit et dégringolaient, pierre à pierre et tuile à tuile, dans l’herbe. Ces chutes étaient molles et douces, car ces antiques pierres et ces vieilles tuiles, toutes feutrées de mousses, ne faisaient pas de bruit en tombant. Elles étaient friables et prêtes à redevenir, au contact du sol, la poussière qu’elles avaient été.

Il y avait encore, çà et là, des masures, si chenues qu’elles se courbaient sous les branches ; leur chaume vénérable semblait ronronner sous les doigts caressants des feuilles, et elles accroupissaient la somnolence animale de leur fourrure de paille rude.

Ensuite, j’ai traversé de grandes forêts où, à mesure que je m’y m’avançais, les arbres se rabougrirent avant de s’espacer en plants malingres, plus rares, un à un, et enfin de manquer à des landes interminables toutes d’une même herbe rase et poilue.

Le fleuve qui avait baigné les villes, frôlé les villages, reflété à ses eaux les arbres de la forêt et les roseaux des campagnes après les flèches et les toits, avait fini par se perdre à travers les sables. Les sables avaient sournoisement absorbé son cours divisé en bras, ses bras amoindris en méandres. Ses dernières eaux investies tarissaient en mares silencieuses dont quelques-unes n’étaient déjà plus qu’une place de vase craquelée.

C’est la plaine et ce fleuve ensablé qu’on voit au bout du parc de mon domaine, par une brèche d’arbres et de murs. Personne ne passe plus par là qui pourrait regarder à l’intérieur de mes futaies ou de ma maison. Qu’importe si les volets pourris ne ferment plus les fenêtres. Cette province est déserte et cette demeure est si isolée ! Le silence y est tel que je crois presque y être seul. Alors je m’accoude sur le vieux tome refermé où je lisais depuis de longues heures quelque traité minutieux et baroque, quelque Miroir du Temps ou quelque Horloge de l’Ame. Je fixe un point de mes songes ; ma pensée s’incorpore en l’invisible ; elle en vêt l’informe complaisance et s’y constitue une réalité au delà de mes désirs jusqu’à ce que mon regard s’en fatigue, puis, les yeux clos, je vois les débris de la volontaire idole empoussiérer ma rêverie des lumineuses cendres de son artifice et finir en pluies d’étoiles prismatiques, en poudres de pierreries, en ocellures pareilles à celles qui rayonnent et clignotent aux queues visionnaires des paons !

Aujourd’hui j’ai vu dans un bassin d’eau tomber des feuilles, une à une. Peut-être ai-je tort d’avoir eu dans ma vie d’autre occupation que ce compte mélancolique de l’heure, feuille à feuille, dans quelque eau morne et circonspecte. Je n’aurais ainsi de tous les jours de ma vie que le souvenir d’un même arbre augmenté d’un pareil et d’autres encore se suivant, côte à côte et face à face, en avenue alternative et augurale, jusqu’au bout de mon passé, aussi loin que mon passé.

Les feuilles tombent, plus fréquentes ; deux à la fois contrarient leur chute. Un peu de vent qui s’est levé les soupèse délicatement avant de les laisser aller, lasses et inutiles, une à une. Celles qui tombent dans le bassin surnagent, puis, peu à peu, se détrempent, s’alourdissent et s’enfoncent à demi ; celles d’hier sont ainsi ; il y en a d’autres qui errent sous la surface. On les voit à travers la transparence de l’eau glaciale, claire jusqu’au fond qu’écaillent de leur bronze frauduleux les jonchées submergées déjà.

Je connais la destinée de toutes ces feuilles ; je sais comment elles poussent et verdissent, comment elles dépérissent aux jours d’automne malgré la fausse parure de leurs ors divers et l’hypocrisie de leurs pourpres tachetées.

Le couchant est rouge à travers les arbres ; la pourriture violette du crépuscule le ronge de nues douloureuses. L’hypocondrie de l’heure est presque acariâtre.

La lampe brûle dans un angle de la vaste salle aux hautes fenêtres, et je reste le visage à la vitre terne. Je ne vois plus tomber les feuilles mais, maintenant, c’est en moi que je sens quelque chose qui se détache et s’amoncelle lentement. Il me semble que j’entends dans mon silence la chute de mes pensées. Elles tombent de très haut, une à une, en lente effeuillaison, et je les accueille de tout le passé qui est en moi. Leur chute morte et légère ne pèse plus rien de ce qu’elles voulurent vivre. L’orgueil s’effeuille et la gloire se défleurit.

Encore un jour. Voici la lampe ! J’ai regardé tomber les feuilles, une à une, et pourtant il y eut des thyrses dans les vignobles et les jardins. Les lèvres ont mordu le jus des poires. Un enfant portait en ses mains des pommes d’or, et, quand le visage se retourna, au seuil, en face du soir, on vit à ses tempes une couronne de laurier en même temps que des buccins sonnaient au fond des antres !

Dans le vieux cèdre, devant la maison, près d’une massive table de pierre, j’entends glapir de rauques trompettes ! L’or de leur son semble disjoint par quelque fêlure. Le souffle en est âpre et discors. Elles moquent la gloire qu’elles entonnent ; elles disent que quelque chose avorte en elles de considérable, et leur râle inclut, en la faussant, une fanfare !

Ce sont les paons qui, de leur perchoir du grand cèdre, près de la table de pierre, cornent. Ils se détachent en noir sur le crépuscule encore soufré et rougeâtre ; ils sont de jais sur le ciel étrusque ; ils sont noirs avec l’air moins de s’être carbonisés dans les ardeurs des brasiers du couchant que par la vertu de leur propre éclat et par l’incandescence dévoratrice de leurs plumes.

Noirs et fatidiques, n’ont-ils pas l’attitude de veiller sur un tombeau, et la table de pierre est funèbre, ce soir. Son bloc fruste se renfrogne et semble s’appesantir. Vas-tu disjoindre l’oppressive et analogue dalle, enfin, toi, ô mystérieuse perdue, ô souterraine, toi qui, étant plus que la vie, ne peux être possédée que dans la mort, toi que j’appelais Eurydice !


*


Il me semblait si bien l’avoir connue de l’autre côté du fleuve que je la nommais Eurydice. Ce nom lui plut et elle souriait de se l’entendre donner comme s’il eût réveillé en elle d’anciennes joies. Pourtant, parfois, elle soupirait de s’entendre appeler ainsi, car d’antiques tristesses séjournaient peut-être au fond de ses songes. Elle était debout entre deux suites d’échos ; j’ignorais où ils menaient sa mémoire, car je ne savais rien des avenues de sa Destinée, et mon amour en face de sa beauté s’en satisfaisait uniquement. Je ne veux point parler de mon amour ni disserter de sentiments au lieu d’évoquer des images. Il n’en est pas de plus précieuse à mon âme que celle d’Eurydice. Ma solitude n’est faite que pour le fantôme de sa présence et mon silence ne dure que pour la survie de sa voix.

Je revois l’ondulation de ses cheveux sur les coussins où elle s’appuyait volontiers, car sa beauté, comme toute beauté vraiment délicieuse, n’était point sans langueur. C’étaient des coussins à grandes fleurs ornementales habilement dénaturées. Il s’y mêlait des motifs de fruits, des grenades à des tulipes. Les beaux fruits s’engorgeaient ou se tuméfiaient et les sveltes fleurs s’y composaient moins imitatives que logiques et rationnelles. Certaines étoffes étaient assez légères pour que les duvets intérieurs y apparussent par transparence : duvet blanc des cygnes du Montsalvat, bourre noire des cygnes de l’Hadès !

Vers le soir elle dénouait la bandelette d’hyacinthe qui retenait sa chevelure et parfois nous marchions au crépuscule.

Le plus souvent elle portait une robe d’un vert vif et frais. Des reflets d’argent miroitaient la lucidité prasine de l’étoffe. Des rosaces d’émaux translucides l’ornaient qui alourdissaient les plis et leur imposaient une rigidité statuaire et comme archaïque. Un gorgerin de pierreries juxtaposait sur la peau de sa poitrine la goutte vive des émeraudes à l’eau spacieusement morte des opales. Ses pieds étaient nus : sa robe traînait un peu sur le sable tiède des allées du jardin où nous errions. C’était une ancienne grève fluviale ou marine. De petites tortues à écaille jaune et noire s’y promenaient. Il y poussait des citronniers nains. Leurs fruits étaient charnus, acides avec un arrière-goût d’amertume.

Le visage d’Eurydice fut d’une singulière beauté. Il est dans tous les miroirs de mes songes ; c’est dans les vôtres qu’il faut la regarder, car elle est en chacun de nous l’éternelle taciturne, la secrète accoudée !

Nous avons souvent ensemble contemplé le crépuscule, Eurydice et moi. À cette heure-là, son nom résonnait plus doucement, plus mélodieusement. Les syllabes en étaient le choc d’un cristal limpide et nocturne : une fontaine dans un bois de cyprès. C’était l’heure où son nom vibrait le plus mélancoliquement. Quelquefois elle parlait. La lenteur douce de sa voix semblait s’éloigner à la distance d’un songe. Sa voix devenait très basse, comme assourdie et perdue au dédale de soi-même d’où elle revenait peu à peu à son ordinaire douceur.

Elle parlait volontiers d’eaux et de fleurs, souvent des miroirs et de ce qu’on y voit de ce qu’on n’est pas. Nous composions aussi de singulières demeures, chambres ou palais. Nous en déduisions les possibles jardins. Elle les imaginait charmants et mélancoliques. Il y en eut un avec des porphyres que le temps semble avoir guéris du sang qu’ils ont saigné, des marbres, des allées d’une géométrie pathétique, des pelouses où les jets d’eau pavonnent et semblent rouer au soleil.


*


Un soir, je me souviens, et ce fut un des derniers où je la vis, elle me parla des paons. Elle les haïssait et jamais elle n’avait voulu en supporter la présence dans ces lieux de paix et de silence où nous vécûmes si inexplicablement. Ce soir-là, je lui rappelai, alors, notre rencontre et la morne rivière où ma barque avait croisé la sienne. Elle y était seule. Elle pleurait. A la proue, un paon était perché qui mirait dans l’eau sa tête et son col et dont la queue emplissait toute la barque de sa profusion éblouissante. La triste et pâle voyageuse était assise parmi ces plumes. Les plus longues traînaient dans l’eau à l’arrière.

Et comme ce souvenir, fait d’une eau morne entre de vieux arbres, d’une barque lente, d’un impérial oiseau dans le crépuscule, d’une femme inconnue et silencieuse, m’était doux, j’appuyai ma tête par mélancolie et par tendresse sur les genoux d’Eurydice. Elle la soutenait de ses belles mains : elle semblait la soupeser. Je regardai ses yeux : une immémoriale tristesse les voilait et j’entendis qu’elle me disait d’une voix ancienne, si lointaine qu’elle paraissait venir de l’autre côté du fleuve, de l’autre face des Destins, qu’elle me disait de sa voix ancienne et véridique, si basse que je l’entendais à peine, si bas que je ne l’entendis plus jamais : « C’est moi qui, au bord du fleuve, un soir, ai soulevé, en mes mains pures et pieuses, la tête de l’Aède massacré et qui l’ai portée pendant des jours jusqu’à ce que la fatigue m’arrêtât.

« A la lisière d’un bois pacifique où des paons tout blancs erraient sous l’ombre des arbres, je me suis assise et m’endormis sentant à travers mon sommeil, avec douleur et avec joie, le fardeau du chef sacré qui reposait sur mes genoux.

« Mais au réveil, je vis la tête douloureuse me darder le regard de ses orbites rouges et vides. Les oiseaux cruels qui avaient becqueté les yeux rengorgeaient autour de moi leurs cols souples et lissaient leurs plumes de leur bec sanglant.

« Mon geste eut horreur du sacrilège, et, à mon sursaut, la tête roula parmi les paons effrayés et taciturnes qui rouèrent, épanouissant, à leur insu, l’extraordinaire prodige qu’ils étaient devenus, car leurs plumes portaient, dès lors et à jamais, au lieu de leur blancheur, en ocellures d’imaginaires et vindicatrices pierreries, l’emblème véridique des yeux sacrés dont ils avaient profané le mortel sommeil...

HERMOGENE
A JEAN LORRAIN.

A l’entrée de la forêt je tournai la tête, et, la main sur la croupe pommelée de mon cheval, je m’arrêtai pour regarder, par-dessus mon épaule à travers les premiers arbres, le pays que je venais de parcourir et pour tâcher d’y apercevoir encore une fois la maison de mon maître Hermogène.

Elle devait être tout au bout de la morne plaine saumâtre et marécageuse qui étalait, au loin et à plat, le damier d’eau de ses salines où se réverbéraient aux flaques à fond rosâtre et cristallisé les rayons d’un soleil couchant. Il m’aveuglait car je l’avais en face de moi et toute cette terre craquante, traversée durant la moiteur d’une après-midi d’automne, n’était plus, à cette heure, qu’une étendue de brume dorée au-dessus d’un miroitement. La buée et l’éclat s’en renforçaient au dehors de la forêt par la demi-obscurité qui sommeillait à l’intérieur du couvert.

De grands pins dressaient, d’un sol mat et feutré, leurs sveltes troncs ensoleillés à mi-hauteur et où l’ombre montait à mesure que le soleil descendait vers la mer. Je la distinguai, lisse à l’horizon au delà de la plaine rase et quadrillée de ces mares où, tant la salure de leur eau était tiède, avait refusé de s’abreuver mon cheval qui frappait doucement du sabot le terrain de bure du sous-bois en y faisant dérouler sur la pente les pommes de pin dont elle était jonchée.

Elles me rappelèrent celles qui brûlaient à l’âtre de mon maître Hermogène, l’autre soir que je maniais entre mes doigts leurs écailles délicates où scintillait une larme de résine, tandis que mon hôte, assis à mon côté, me racontait son histoire, si doucement que sa voix me semblait venir de moi-même et comme si c’eût été au fond de moi qu’il parlât.

Ah ! que souvent j’avais repensé à lui durant cette lente chevauchée par les petits sentiers grésillants, le long des salines paludéennes. La moiteur de l’air spongieux était si imprégnée de sel que ma langue en sentait le goût sur mes lèvres. La tristesse d’Hermogène n’avait pas dû être, certes, plus âcre et plus amère. Il m’avait semblé refaire la route de ses jours et je me disais, reprenant mon chemin par le lieu déjà assombri : Puissé-je comme lui entrer dans le crépuscule ! puissé-je m’asseoir à la fontaine et qu’il y ait un âtre pour toutes les cendres de mes songes !

J’étais arrivé à un endroit de la forêt où elle m’apparut à sa suprême beauté automnale. De grands arbres espaçaient une clairière. Leur feuillage était roux et doré, et, bien que le soleil eût disparu, il semblait s’en continuer un éclat aux cimes où persévérait l’illusion de sa survie par la teinte de sa présence. Aucune des feuilles ne remuait et pourtant une parfois, d’or terne et déjà sec, d’or clair et encore vivant, tombait comme si le petit bruit mélancolique de la fontaine où elles reflétaient leur suspens eût suffi à déterminer, dans la sorte d’indifférence silencieuse de l’air, le prétexte de leur chute.

Je regardais celles qui tombaient au bassin de la source. Deux, puis d’autres encore et une que je sentis frôler ma main. Je tressaillis car j’attendais, anxieux de ce silence, pour continuer ma marche, que quelque cri d’oiseau ait rompu l’immobile sortilège. Tout se taisait d’arbre en arbre et si loin que je me sentis pâlir, moins peut-être de solitude que de cette caresse de feuille qui m’avait effleuré la main, plus légère qu’au songe les lèvres même du souvenir. Je m’approchai de l’eau, instinctivement, pour y voir mon visage et l’y voyant pâle et perplexe, vieilli de tout ce qu’une onde ajoute de nocturne à ce qui s’y mire, je pensai à Hermogène, à mon maître Hermogène. J’entendais de nouveau sa voix au fond de moi et elle me répétait la mélancolique histoire qu’il m’avait contée, l’histoire qui commençait aussi à un carrefour de la forêt près d’une fontaine où il aurait vu son visage.

*


Par quelles voies mystérieuses, me disait Hermogène, à travers quelles impitoyables aventures avais-je dû passer, me disait-il, pour n’y avoir conquis que le sentiment d’une immense tristesse telle qu’elle me voilait, par l’excès de son amas, la mémoire de son origine et le progrès de son état. Elle m’opprimait de tout l’oubli de ses causes et de tout le poids de sa consistance.

Rien n’en illuminait le sourd et ténébreux passé : glaives d’or parmi les cyprès, bagues de joie et d’alliance perdues aux eaux captatrices, torches, sur le seuil, par le vent de la nuit, sourires au fond du crépuscule, rien n’illuminait l’ombre invariable d’où j’étais parvenu, par de laborieux chemins, jusque là où, las d’une marche dont la fatigue seule me faisait ressentir la distance, perdu dans la forêt, je m’assis au bord d’une fontaine comme on se repose auprès d’une tombe.

Tout ce que j’avais souffert était mort en moi et je respirais l’odeur de cendre qu’exhalait ma mémoire. Il s’y était mêlé certes des chairs, des fleurs et des larmes, car j’y retrouvais un triple parfum de regret, de mélancolie et d’amertume. Il y avait des échos au fond de cette taciturnité intérieure, mais ils y étaient engourdis et ce passé informe et mystérieux m’environnait de ses ténèbres endolories. Sans savoir ses circonstances, je ressentais un regret, une mélancolie et de l’amertume ; j’aurais voulu que ses lèvres vinssent murmurer sa raison à mon songe ; j’aurais voulu boire à son lac léthéen une mémoriale jouvence comme à l’eau de cette fontaine où je m’aperçus venant à moi, face à face, comme le silence vient à la solitude avec le désir d’apprendre l’une de l’autre le secret de leur accord.

Mon visage dans l’eau intermédiaire n’allait-il donc rien m’apparaître de moi-même ? Mes mains se tendaient vers le reflet de leurs paumes blessées. O mon Ombre qui m’apparaissais ainsi, tu semblais pourtant venue du fond de mon passé. Tu devais savoir ses voies mystérieuses ou ordinaires, ses aventures impitoyables ou quelconques. Dis ! sourires au crépuscule ! glaives d’or parmi les cyprès ou la torche peut-être ou les bagues...

Une pierre tombée avait détruit le miroir et me fit lever les yeux. Ils rencontrèrent ceux de l’Etrangère qui avait ainsi interrompu ma rêverie et qui semblait suivre la sienne sans s’apercevoir de ma présence.

Elle était debout en sa robe déchirée et cendreuse que dépassait son pied nu avec lequel elle avait poussé la pierre perturbatrice. Une curiosité singulière me portait à interpeller cette survenante. Il me semblait que je n’aurais qu’à me ressouvenir pour entendre ce qu’elle me dirait. Nos Destins avaient dû se toucher leurs lèvres et leurs mains avant de se séparer pour quelque circuit inverse où ils se rencontraient enfin de nouveau à un point de leur durée. Ils étaient la moitié l’un de l’autre et ma tristesse ne pouvait être que l’entente de son silence.

Oui, mon fils, continua Hermogène, elle m’a parlé. Elle m’a dit comment elle avait quitté la ville. La vie qu’on y menait était bavarde, emphatique et frivole ; le sommeil inutile. La veille n’y fructifiait pas en lendemain et chaque jour périssaient ses fleurs passagères. Cette ville était immense et populeuse. Ses rues innombrables s’entre-croisaient en mille détours, et toutes aboutissaient, par quelques-unes où elles se dégorgeaient, à une vaste place centrale pavée de marbre. Les arbres odorants poussaient çà et là entre les dalles disjointes et y sculptaient une ombre délicieuse ; des eaux fraîches y jaillissaient parmi le silence moite dans un air cristallin. Mais cette place était déserte toujours : il était défendu de s’y arrêter et même de la traverser. On eût pu y rêver sous les arbres, boire à l’eau, se confronter à la solitude et il fallait que la foule errât sans cesse par le labyrinthe des rues poussiéreuses, entre les hautes maisons de pierre à portes de bronze, parmi les visages différents et les discours superflus. Ah triste ville ! On y errait désespérément à la recherche de soi-même, ceux-là du moins que ne satisfaisait pas de disputer au coin des carrefours, de pérorer du haut des bornes, de trafiquer sur les comptoirs ou de danser au bruit des tambourins.

La plupart s’en contentaient. Ils vont et viennent sans s’apparier plus que pour l’accord d’un marché ou l’entente d’un désir. Quelques sages s’y promenaient, un miroir à la main. Ils s’y regardaient obstinément pour essayer d’être seuls, mais de hargneux enfants cassaient à coups de pierres les glaces attestatrices et la foule riait d’imposer ainsi l’autorité de son despotisme...

A mesure qu’elle parlait, il me semblait que la vision qu’elle évoquait avec dégoût se reconstituait en moi. J’y entendais comme un lointain bourdonnement intérieur. Il se levait de mon passé des rumeurs mémoriales et analogues et je redisais aussi comme l’Etrangère : Quittons la ville, quittons la vie frivole et vaine...

Elle l’avait quittée un matin, lasse d’errer parmi la cohue composite et uniforme, parmi la poussière des sandales et la sueur des visages. Elle croisa sous la poterne ceux qui venaient du dehors accroître le nombre des vivants d’ici et, quand elle eut dépassé les murs, elle entendit, sur un arbre, un oiseau qui chantait. L’orgueil d’être seule l’exaltait et elle se sentait grandir à mesure qu’elle s’isolait.

Sa robe frôlait des fleurs, tandis que, par des chemins charmants, elle descendait vers la mer. Des grèves la bordaient, roses sous l’aurore, qui fondirent d’or à midi et devinrent violettes au crépuscule. Ah crépuscule sur la première journée de songe ! Son ombre sur le sable lui disait qu’elle était seule et que le reste d’elle-même n’était plus à ses pieds qu’un fantôme, et ce fut à son ombre qu’elle sacrifia vers le soir, jetées à la mer, les pierreries de son collier qui tintaient entre elles plus mélodieuses que des larmes. Son collier était composé de trois sortes de pierres, toutes se valaient et l’ensemble était inestimable. Il y eut, toute la nuit, une étoile sur la mer, jusqu’au matin une étoile sur la mer !

Mais je m’appliquai encore mieux ce que l’Etrangère me raconta quand elle m’apprit comment les satyres et les faunes la dépouillèrent et la laissèrent nue dans la forêt. Je compris que ses actes et ses sorts représentaient chacune de mes pensées. Je comprenais comment j’avais vécu intérieurement les emblèmes de ses aventures. C’était d’elles que s’était constituée ma tristesse.

Les satyres l’avaient d’abord entourée en dansant. Les hautes herbes fleuries les cachaient à mi-corps et leur bestialité piétinait tandis que leurs mains offraient des grappes de raisin, des fruits et des pommes odoriférantes, mais leurs mains s’étaient vite enhardies.

C’est ensuite qu’elle vécut errante, toute à quelque soin mystérieux et désespéré : un philtre qui créerait des âmes dans la chair poilue des ægypans rôdeurs. Elle soulevait de ses mains frêles d’énormes pierres et, au lieu du baume ou du talisman, c’étaient des crapauds ou de l’eau croupie qui y dormaient ; les serpents glissaient sous les feuilles sèches, et il éclosait des orfraies d’œufs qu’elle croyait de paons ou de colombes ; un poison bouillonnait où elle composait un dictame...

Mon fils, me dit Hermogène, je savais enfin l’origine et la matière de ma tristesse par tout ce que m’avait dit l’Etrangère. Il a fallu qu’elle vînt à moi pour que je prisse, à travers elle, conscience de ma misère. Elle m’avait semblé immense et confuse, je la trouvais alors démesurée mais, à la mieux voir, je reconnus l’avoir méritée.

On ne se retrouve plus quand on s’est une fois perdu et l’amour ne nous rend pas à nous-mêmes ; pourquoi n’avais-je point été de ces sages précautionneux qui, dans la ville, marchaient en portant à la main un miroir pour essayer d’être seuls en face d’eux-mêmes car il faut vivre en présence de soi.


*

Tel fut le récit de mon maître Hermogène et sa rencontre avec l’Etrangère. Il y avait pris de curieuses leçons car son esprit était raisonneur, mais il aimait à vivifier ses raisons d’allégories. Peut-être avait-il voulu me frapper davantage en mêlant quelque fable à son enseignement.

Son apologue était ingénieux et, certes, il n’avait pas été sans fruit car je m’écriais : Heureux ceux qui comme Hermogène se rencontrent en chemin de leur vie par l’entremise d’un songe, plus heureux ceux qui ne se sont jamais quittés et à qui leur propre présence à tenu lieu du monde !

La nuit était venue, mon cheval marchait sur les feuilles sèches et butait aux souches. Je ne savais comment trouver l’issue de la forêt et je cherchais aux étoiles à travers les arbres le chemin de l’aurore.

LE RÉCIT
DE LA DAME DES SEPT MIROIRS
A JEAN DE TINAN

La caduque vieillesse de mon père se prolongea pendant des années. Sa nuque branlait. Ses épaules se voûtèrent. Peu à peu il pencha davantage encore. Ses jambes flageolaient. Il dépérit.

Chaque jour, pourtant, il sortait seul dans les jardins. Ses pas traînaient sur le cailloutis des esplanades, le dallage des terrasses, le gravier des allées. On le voyait, au fond des avenues, minuscule et ratatiné, avec sa calotte de drap fin et ses vastes houppelandes de soie fourrée, piquant du bout de sa haute canne une feuille tombée ou, le long des parterres, redressant, au passage, la tige de quelque fleur.

Il faisait lentement le tour des bassins. Il y en avait de carrés, avec une marge de porphyre rose : de circulaires, bordés de jaspe olive ; d’autres, ovales, ourlés de marbre bleuâtre. Le plus grand était entouré de brèche jaune, et des tanches y glissaient leur reflet d’or. Les autres gardaient des cyprins rouges, des carpes et d’étranges poissons glauques.

Un jour, mon père ne put sortir pour sa promenade accoutumée. On l’assit dans un grand fauteuil de cuir roux, et on traîna le siège devant la fenêtre ; les roulettes grincèrent sur le damier des mosaïques, et le vieillard considéra longuement la vaste perspective des jardins et des eaux. Le soleil se couchait en rougeoyant sur les dorures monumentales de novembre. Le parc semblait un édifice d’eau et d’arbres, intact et fugitif. Parfois une feuille tombait dans l’un des bassins, sur le sable d’une allée, sur le balustre d’une terrasse : une, poussée par un vent léger, crispa contre la vitre nue son aile d’oiseau décharné en même temps qu’une chauve-souris égratigna de son vol anguleux le ciel moins clair.

Au crépuscule, le malade soupira longuement. On entendait, au dehors, un pas dans une allée proche ; un cygne noir battit de ses palmes l’eau assombrie d’un bassin, une pie s’envola d’un arbre en jacassant et se posa, sautillante, sur le rebord d’un vase ; un chien enroué hurla dans le chenil. A l’intérieur, un grand meuble taciturne craqua sourdement en son ossature d’ébène et d’ivoire, et la lanière d’un fouet à manche de corne, posé en travers d’une chaise, se déroula et pendit jusqu’au parquet. Aucun souffle ne sortait de la vieille poitrine ; la tête s’inclina jusqu’aux mains jointes sur la tabatière d’écaille. Mon père était mort.

Je vécus durant tout l’hiver dans la contracture de ce deuil. Ma solitude s’ankylosa de silence et de regret. Les jours s’écoulèrent. Je les vécus dans une attention scrupuleuse à ce mélancolique souvenir. Le temps passa sans que rien pût me distraire de ma douloureuse et funèbre songerie. L’approche seule du printemps me réveilla de moi-même, et je commençai à constater les singularités qui m’environnaient et qui outrepassaient le rapport qu’on m’en fit.

Comme si la présence paternelle imposait autour de soi, par sa durée, une sorte d’attitude aux êtres et aux choses, les effets de sa disparition se répandirent alentour. Tout se désagrégea. Des jointures invisibles craquèrent en quelque occulte dislocation. Les plus anciens serviteurs moururent un à un. Les chevaux des écuries périrent presque tous ; on retrouvait les vieux chiens de meute engourdis à jamais, les yeux vitreux et le museau enfoui entre leurs pattes velues. Le château se dégrada ; les combles se délabrèrent ; le soubassement se tassa ; des arbres du parc s’abattirent, barrant les allées, écornant les buis ; la gelée fendit la pierre des vasques ; une statue tomba à la renverse, et je me trouvai, dans l’insolite solitude de la demeure déserte et des jardins bouleversés, comme au réveil d’une saison séculaire où j’eusse dormi les cent années du conte.

Le printemps vint en averses doucereuses, tiède et précoce, avec de grands vents qui secouaient les fenêtres fermées. L’une d’elles s’ouvrit sous la poussée extérieure. Les parfums de la terre et des arbres entrèrent en une suffocante bouffée. La fenêtre battit de l’aile comme un oiseau ; au mur, les tentures mythologiques frissonnèrent ; les jets d’eau des tapisseries oscillèrent, et une ride de l’étoffe fit sourire à l’improviste les Nymphes tissées et ricaner le visage de laine des Satyres. Je respirai longuement, et j’étirai toute la lassitude de l’hiver ; ma jeunesse engourdie tressaillit, et je descendis l’escalier des terrasses pour visiter les jardins.

Ils étaient admirables en leur sève printanière, et, chaque jour, d’heure en heure, j’assistai à l’épanouissement de leur beauté. Les feuillages se massèrent au sommet des arbres ; la nageoire d’or des tanches effleura l’eau grossie des bassins ; les carpes bleuâtres tournèrent autour du bronze verdi de la figure qui, au centre, tordait dans le métal dulcifié la sveltesse de sa voluptueuse cambrure ; des mousses grasses montèrent aux jambes lisses des statues et se blottirent au secret de leur chair de marbre ; la gaine fendue des hermès s’enguirlanda ; leurs yeux caves se veloutèrent d’un regard d’ombre ; les oiseaux volèrent d’arbre en arbre, et le charme composite du printemps s’unifia en l’accord d’une estivale beauté.

Peu à peu l’azur du ciel adolescent se fonçait et pesa en suspens sur l’étendue du parc, sur l’anxiété grave des feuillages, sur le rêve circonspect des pièces d’eau. L’onde des vasques épuisées stilla, goutte à goutte, dans le silence ; du fond des bassins, une montée d’herbes vivaces s’enlaça, à la surface, autour de solitaires fleurs surnageantes ; les parterres débordèrent dans les allées ; les branches des arbres s’entrecroisèrent au-dessus des avenues ; les lézards verts rampèrent sur les balustres tièdes des terrasses, et, de partout, s’exhala la senteur lourde des végétations. Une sorte de vie surabondante animait le parc désordonné ; les troncs se tordirent en statures presque humaines. Les lièvres apparurent ; les lapins pullulèrent ; des renards montrèrent leur museau fin, leur marche oblique, le panache de leur queue ; des cerfs mirèrent leurs ramures. Les vieux gardes, morts ou perclus, ne détruisaient plus la vermine inoffensive ou carnassière. L’hiver avait brisé les clôtures qui séparaient les jardins de la contrée environnante, singulièrement forestière, choisie par mon père à cause même de sa solitude qui sauvegardait celle de sa retraite. Elle l’entourait d’un prestige d’arbres énormes, de terrains incultes et de lieux inconnus.

J’errais à travers les allées. L’été flamboyait ; mon ombre, au soleil, fut si noire, qu’elle sembla creuser devant moi l’effigie de ma stature ; l’herbe des avenues me montait à mi-corps ; les insectes bourdonnaient ; les libellules caressaient l’eau opalisée de leur reflet. Nul vent ; et, dans l’immobilité de leur stupeur ou la posture de leur attente, les choses paraissaient vivre intérieurement. La journée brûlait sa beauté jusqu’à la consomption sourde du couchant ; chaque jour s’annonçait plus chaud et suspendait en lents crépuscules la fin de sa langueur suffocante.

Un malaise m’envahissait ; je marchais plus lentement, j’interrogeais l’avenue où j’allais m’aventurer, le tournant à prendre ; le rond-point anxieux m’arrêtait au centre de ses bifurcations, et, sans aller plus loin, je revenais sur mes pas.

Une fois, j’avais erré tout le jour, et assise auprès d’un bassin, je regardais dans l’eau verdie et poissonneuse les vagues visages méduséens qui s’y configuraient de remous et de serpentines chevelures d’herbages : médailles fluides et gorgoniennes, devinées et dissoutes, bronzées par les reflets d’un crépuscule d’or verdâtre, redoutables et fugitives. L’heure était équivoque : les statues se renfonçaient dans les encoignures du buis ; le silence se crispait bouche à bouche avec l’écho paralysé. Tout à coup, au loin, très loin, là-bas, vibra un cri guttural et réduit par la distance à une perception minuscule et presque intérieure, un cri à la fois bestial et fabuleux. C’était lointain et insolite, comme venu du fond des âges. J’écoutai. Plus rien ; une feuille remuait imperceptiblement au sommet d’un arbre ; un peu d’eau s’écoulait goutte à goutte par une fissure du bassin et humectait le sable alentour ; la nuit tombait ; et il me sembla que quelqu’un riait derrière moi.

Le lendemain, à la même heure, le cri recommença, plus distinct, et je le réentendis presque chaque jour : il se rapprochait. Pendant toute une semaine, il s’était tu, quand encore il éclata, juste à côté de moi, terrible et vibrant, suivi d’un galop brusque : il faisait encore clair, et je vis, penché hors d’un fourré, le torse d’un homme nu et une jambe de cheval qui grattait du sabot le sol de l’allée. Tout disparut, et j’écoutai en mon souvenir la voix singulière qui semblait unir en son ambiguïté un rire et un hennissement...


*


Le centaure marchait tranquillement dans l’allée. Je me rangeai pour le laisser passer : il passa en s’ébrouant. Dans le crépuscule, je distinguai sa croupe pommelée de cheval et son torse d’homme ; sa tête barbue portait une couronne de lierre à grains rouges ; il tenait à la main un thyrse noueux terminé par une pomme de pin ; le bruit de son amble s’étouffa dans l’herbe haute ; il se retourna et disparut. Je le revis une fois encore qui buvait à une vasque ; des gouttelettes d’eau emperlaient son crin roux, et, ce jour-là, vers le soir, je rencontrai aussi un faune : ses jambes de poil jaune étaient croisées ; ses petites cornes pointaient à son front bas ; il restait assis sur le socle de la statue tombée l’hiver, et, avec un bruit sec, il heurtait l’un contre l’autre ses sabots de bouc.

Je vis aussi des nymphes, qui habitaient les fontaines et les bassins. Elles sortaient de l’eau leurs bustes bleuâtres et s’y replongeaient à mon approche ; quelques-unes jouaient sur le bord avec des algues et des poissons. On voyait sur le marbre la trace de leurs pieds humides.

Peu à peu, comme si la présence du centaure eût ranimé l’antique peuple fabuleux, le parc s’était furtivement rempli d’êtres singuliers. D’abord par méfiance, ils se cachaient à ma vue. Les faunes s’esquivaient prestement, et je ne trouvais à leur place foulée que leurs flûtes de roseaux, avec des fruits mordus et un rayon de miel entamé. L’eau des bassins recouvrait vite les épaules des nymphes, et je ne les devinais plus qu’aux remous de leurs plongeons et à leurs chevelures surnageantes parmi les herbes. Elles me regardaient venir, leurs petites mains au-dessus des yeux pour mieux voir, leur peau déjà sèche et leurs longs cheveux encore ruisselants.

Les autres s’enhardirent aussi : ils tournaient autour de moi ou me suivaient de loin ; un matin même, je trouvai un satyre couché sur une marche de la terrasse ; des abeilles bourdonnaient sur sa peau velue ; il paraissait énorme et feignait de dormir, car à mon passage, il saisit le bas de ma robe de sa main poilue ; je me dégageai, et je m’enfuis.

Dès lors, je ne sortis plus, et je restai dans le château désert. L’excessive chaleur de ce terrible été fut fatale à mes derniers vieux serviteurs. Quelques-uns moururent encore. Les survivants erraient comme des ombres ; ma solitude s’accrut de leur perte et mon désœuvrement s’augmenta de leur inertie. Les vastes salles du palais s’éveillèrent à mes pas et je les habitai l’une après l’autre. Mon père y avait rassemblé de somptueuses merveilles : son goût se plaisait aux objets rares et curieux. Des tapisseries vêtaient les murs ; des lustres suspendaient au plafond leur scintillation orageuse de cristal et d’éclairs ; des groupes de marbre et de bronze posaient sur des socles travaillés ; les pieds trapus des hautes consoles d’or crispaient sur les parquets leurs quadruples griffes léonines ; des vases de matière opaque ou transparente étiraient les nervures de leur gorge ou gonflaient l’ampleur de leurs panses ; des étoffes précieuses remplissaient des armoires à portes d’écaille ou de cuivre. L’amas en débordait. C’étaient des soies glauques ou vineuses, tissées d’algues et brodées de grappes, des velours poilus, des moires ridées, des satins pâles miroitants comme des peaux baignées, des mousselines de brume et de soleil.

Le spectacle des tapisseries me lassa vite ; elles représentaient les hôtes singuliers qui avaient envahi le parc ; les groupes de porphyre et d’airain figuraient aussi des Nymphes et des Faunes. Un Centaure sculpté dans un bloc d’onyx se cabrait sur un piédestal. Avec leur grâce humide, leur bizarrerie grimaçante, leur robustesse thessalienne, celles qui avaient troublé les eaux tranquilles, ceux qui hantaient les futaies agrestes et les avenues herbeuses, tous, toute la vie monstrueuses qui riait, chevrotait ou hennissait au dehors, se reproduisait sur les murs dans la chair des soies et le crin des laines, ou s’embusquait, tapie aux encoignures, en une solidification de métal et de pierre.

L’été brûlant et forcené avait fondu en pluies avec l’automne survenu. Le front aux vitres, je regardais l’or du parc ruisseler sous le soleil dans l’intervalle des averses. Le nombre des hôtes monstrueux semblait encore augmenté. Les centaures déboulaient maintenant en hardes des allées ; ils se poursuivaient cabrés ou rueurs. Il s’y en était joint de très vieux dont les sabots moussus butaient aux cailloux ; ils portaient des barbes blanches ; la pluie cinglait leurs croupes pelées et creusait la maigreur de leurs poitrails. Les satyres, par troupe, gambadaient autour des bassins où les nymphes grouillaient en un emmêlement de chairs bleuâtres et de cheveux rouillés ; j’entendais le fracas des ruades, le trot sec des petits sabots capripèdes, les hennissements, les cris et le concert discord des tambourins sourds et des flûtes aigres.

Pour essayer de déjouer l’énervement anxieux où s’irritait ma solitude, je tentai de la distraire à me vêtir d’étoffes et me parer de bijoux. Les coffres en contenaient un amas considérable. Je me promenais dans les vastes galeries en traînant le poids somptueux des velours ; mais leur toucher me rappelait le poil des bêtes velues dont les yeux semblaient me regarder par les pierreries qui m’ornaient ; je me sentais fascinée par la fixité oculaire des onyx, palpée par les soies caressantes, griffée par les agrafes, et j’errais, misérable et parée, dans l’enfilade solitaire des longues salles illuminées.

Les pluies et les vents d’automne s’accrurent un soir en tempête. Le vieux château frémissait. Je m’étais réfugiée seule dans une salle heptagonale aux murs faits de sept grands miroirs limpides en des cadres d’or clair. Les souffles du dehors glissaient par les fentes des fenêtres et sous les portes et balançaient un grand lustre adamantin dans le tintement de ses pendeloques de cristal et la vacillation de ses bougies. Je croyais sentir sur mes mains les langues rugueuses du vent ; je me sentais saisie par les ongles invisibles de la bise ; il me semblait, suffocant en ma robe de satin glauque, devenir à son contact, une de ces nymphes fluides et fugitives que j’avais vues ondoyer sous les herbes vertes, dans la transparence des eaux. Instinctivement, dans une lutte intérieure j’arrachai le tissu insinueux pour me défendre d’une pénétration mystérieuse qui m’alanguissait toute : je saisis à pleins doigts ma chevelure ; mes mains s’y rétractèrent comme à des algues fluviatiles, et je m’apparus, debout, nue, dans l’eau limpide des miroirs. Je regardai autour de moi ma statue subite et fabuleuse, debout, sept fois autour de moi dans le silence des glaces animées de mon reflet.

Le vent s’était tu. La strideur d’une griffe raya le verre d’une des hautes fenêtres, à travers laquelle la brusquerie d’un éclair dessina la trace phosphorique du grincement furtif et évanoui. Je reculai d’horreur. Aux vitres, attirés par la lumière ou chassés par la tempête, je vis collés des visages et des mufles. Les nymphes appliquaient au cristal leurs lèvres humides, leurs mains mouillées et leurs chevelures ruisselantes ; les faunes en approchaient la lippe de leurs bouches et la boue de leurs toisons ; les satyres y écrasaient avec frénésie leurs faces camuses ; tous se pressaient, s’escaladant les uns les autres. La buée des naseaux se mêlait à la bave des dentures, les poings se crispaient aux toisons saignantes, l’étreinte des cuisses faisait haleter les flancs. Les premiers, montés sur le soubassement des fenêtres s’arc-boutaient sous la pression de ceux qui venaient ensuite en contrebas ; quelques-uns rampaient et se faufilaient à travers les jambes poilues qui les piétinaient, et, dans l’effroi de son silence et la mêlée de son effort, la cohue du fabuleux troupeau fait de ruades, de sauts et de rires, croulait du poids de sa masse et se reconstruisait pour s’ébouler de nouveau, et cet horrible bas-relief grouillait, derrière la fragile transparence qui m’en séparait, sa sculpture de ténèbres et de clarté.

Alors j’évoquai dans la nuit tumultueuse l’épieu chasseur des gardes, la poigne des valets fouaillant à coups de fouets cette horde éperdue et fangeuse, les grands chiens des meutes mordant le mollet des faunes et le jarret des centaures ; j’appelai les cors, les couteaux, le sang et l’entraille des curées, les museaux fouillant les lambeaux décousus, le geste soupesant les peaux fraîches... Hélas ! j’étais nue et seule dans ce château désert, sous la nuit furieuse !

Tout à coup les fenêtres craquèrent sous la monstrueuse poussée ; cornes et sabots firent voler les vitres en éclats ; une fauve odeur envahit violemment la salle et entra avec le vent et la pluie, et je vis, au crépitement du lustre à demi éteint, la tourbe apparue, faunes, satyres et centaures se ruer sur les miroirs pour y étreindre chacun l’allusion de ma beauté, et, dans un fracas de glaces effondrées et sanglantes, les mains étendues pour exorciser l’horreur de ce songe terrifiant, je tombai à la renverse sur le parquet.

LE CHEVALIER
QUI DORMIT DANS LA NEIGE
A MADAME JUDITH GAUTIER

Je n’ai pas connu mon père, me dit-il, un soir. Quelqu’un prit soin de mon enfance pauvre et les premières années de ma jeunesse se passèrent dans le château qu’il habitait et où il vécut fort vieux, maniaque et hypocondre, occupé à des machineries d’architecture et d’hydraulique, à des imaginations de jardins, de kiosques et de fontaines. Il se ruina à ces structures, et, à sa mort, je vins m’établir dans cette chambre que je n’ai guère quittée depuis. C’est là que vit, ajouta-t-il, celui qui n’a pas eu d’aventures pour avoir été par trop aussi le contemporain de l’époque qui n’est pas. De là ma solitude et l’apparence d’être hautain aux propos du sort. La bassesse de ses offres justifiait l’abstention où je me tins d’y condescendre. J’ai vite borné mon désir à certains objets qui en fussent plutôt le signe que la matière. J’y joins des fleurs çà et là. Elles n’ont d’autres sens qu’elles-mêmes ; je les en aime mieux. J’ai aussi sur des socles quelques verreries cristallines et fatidiques. Un vase ne suffit-il pas à évoquer toutes les sources où l’on n’a pas bu ainsi que je vois aux vitres le dessin en arabesques de gel des grèves où je n’ai pas abordé et des forêts où je ne me suis pas perdu.

J’ai aussi au mur ce portrait. Il est, sous un air d’emblème et de songe, la figure d’un Destin. C’est en lui que j’ai vu le plus profondément en moi-même. C’est lui qui m’a averti de moi et c’est à l’éloquence de sa tristesse que j’ai appris la leçon de ma solitude. Sa voix en a animé le silence : ses mains en ont fermé les portes avec des clefs invisibles. Elles sont sous la sauvegarde de son geste armé et de ses yeux péremptoires. Regardez-le comme je l’ai regardé et puisse-t-il vous parler comme il me parla. Il est taciturne mais il n’est pas muet, car les portraits parlent et, s’ils ne s’expriment pas par leurs lèvres peintes, on ne les entend pas moins. Ils sont, sur un miroir que façonne le cadre autour du verre où ils se reflètent, la durée de quelqu’un de presque surnaturel qui est derrière nous quand nous regardons son apparence, qui est peut-être en nous-mêmes, pâle et à fleur de songe !

J’ai longtemps scruté cette face morne et nue, cette face douloureuse aux yeux tristes. Les lèvres un peu gonflées se tuméfient d’une bouderie grave. Méditative face de désir et de mortification d’accord avec ces mains qui cramponnent leur lassitude à la poignée cruciale de la haute épée. Les faibles mains mélancoliques ne la lèveraient plus. Leur geste d’accablement a renoncé à tordre l’éclair engourdi de métal qui coule doucement le long de l’arête de la lame triangulaire.

Rien ne justifie plus l’habit de guerre qui roidit de sa cuirasse le torse maladif. La lumière au poli miroitant de l’armure semble se fondre en longues larmes blanches, et, sous cette vêture belliqueuse, sous toute cette fausse apparence de force encore, du fond de l’être, de la vie et du destin, on sent monter à cette face nue la suffocante moiteur d’un sanglot, tant ces mains à cette épée superflue sont bien une attitude qui se résigne sans s’acharner à en manier davantage l’inutile fardeau plus lourd que la force et plus haut que la stature même de l’homme qui s’y mesure et y succombe.

J’ai pensé longtemps à ce visage, à ce corps qui n’est plus rigide que par l’inflexible armure qui l’accoutre, debout que par l’épée où il s’appuie. Son casque même qui gît auprès de lui montre qu’il n’a pas voulu mourir au moins sous le masque de la visière, donnant aux passants par sa prestance l’illusion d’être tel qu’il semblait, qu’il n’a pas voulu mourir en cette rigoureuse posture de fer dont il a déposé le mensonge s’il n’en a rompu que trop tard l’irréparable envoûtement, qu’il n’a pas voulu mourir sans s’attester soi-même à tous par la nudité véridique de son visage !

Que fut-il dans les âges cet authentique humain dont l’emblème survit à l’apparence de ce qu’il a été ? Les vieilles Chroniques citent son nom et racontent son histoire : celle de ses actes qu’il suffit d’interpréter pour avoir le sens de son âme. Il vécut à un siècle de violence et de ruse. Il y agit par la parole et par l’épée. Il se souilla simplement de toutes les actions humaines sans être ni plus cupide, ni moins brutal que ceux qu’il dépouillait ou qu’il vainquit. A qui frauda, fourbe, il dénatura les poids de la balance faussée. Il s’employa à ce que la vie exige de tout homme, à ce qui s’appelle vivre, et les narrateurs de ses actes disent, après en avoir énuméré l’époque et la somme, qu’il mourut ensuite de langueur pour avoir, par une nuit froide, dans les montagnes où il conduisait ses soldats, couché en plein air dans la neige...

O mon frère des vieux âges et de toujours, c’est cette nuit de la vie que je resonge à jamais, cette nuit où tu fus celui qui a dormi dans la neige. C’est alors que tu compris le sens de ton passé, l’ignominie de tes désirs et l’opprobre de tes tristes jours.

Tu as le visage de quelqu’un qui s’est vu en face de soi. La pure et froide et chaste neige te donna la leçon régénératrice de sa blancheur. Elle s’infiltra aux jointures d’acier de ton orgueil ; elle larmoya au visage de fer de ton arrogance ; elle ensevelit en toi sous son linceul l’amas fruste et rocailleux de tes fautes comme elle nivelait autour de toi de sa lente tombée les gerçures faciales des vieilles pierres, les pointes piquantes des herbes stériles.

Malheur à qui hasarde sa vie à ses désirs. Il y a parfois dans le destin des rencontres mystérieuses ; il y a sous nos pas des espaces de miroirs où nous nous voyons tout entiers au lieu des marécages troubles et ternes qui étaient de la couleur de nos yeux ; il y a en nous des flocons de pureté et de songe qui éteignent la cendre tiède des feux où nous chauffions nos mains dégourdies et scabreuses. Mais hélas, chevalier pur, à l’aube de la nuit de rédemption, tu n’en pus supporter l’intime honte, et, devant toute la blanche campagne tranquille et purifiée tu frissonnas à jamais de ton passé, tu tremblas de la fièvre éteinte de ce que tu fus et tu sentis grandir en toi comme sur une tombe surnaturelle le lys intérieur et funèbre dont ton être ne pouvait plus nourrir la sève évangélique et dont la tige épanouit, visible, hors de ton armure, sa fleur en la grâce morbide et désespérée de ton visage, sa fleur aux pétales froids de tes mains nues.

C’est alors que, redescendu de la neige des mortelles cimes et de retour dans les villes mortes de tes anciens songes et les palais déserts de tes vieux désirs, parmi les luxes et les gloires vaines de tes pensées d’autrefois, tu languis les jours de ta lente agonie faite de la honte de ce que tu n’étais plus et du regret de ce que tu ne pouvais pas être. Ton passé pernicieux survivait trop en toi pour que tout avenir contraire ne pérît pas à la contagion de son contact et tu souffris ainsi, engainé par la matière brute et basse de toi-même, la dominant pourtant du visage pur de ta tristesse.

Tu souffrais ainsi quand le peintre représenta sur sa toile anonyme l’emblème que que tu étais devenu. C’est ce portrait qui orne le mur de ma chambre. Il m’a averti de moi-même ; il a parlé à ma solitude de toute la doctrine de sa tristesse. C’est lui qui m’a enseigné à ne point s’aventurer hors de soi, car tous les pas marquent sur la neige et s’y effacent si vite au moindre vent qu’on ne peut plus revenir d’où l’on est parti.

Aussi, quand vient le soir au delà des vitres gelées en arborescence de forêts et en arabesques de grèves imaginaires où un regret imperceptible m’attriste de n’avoir pas abordé et de n’avoir pas dormi, je regarde, en maniant délicatement les verreries fatidiques et vides où s’amusent mes songes de soif et de philtres, je regarde, au-dessus des fleurs des consoles, sur le mur, dans son cadre d’écaille et d’ébène, debout en ses armes glacées, l’antique portrait taciturne, avec sa face pâle et son épée, du chevalier qui a dormi dans la neige !

LE HEURTOIR VIVANT
A ANDRE LEBUY

Je suis né et j’ai grandi dans cette maison. Rien n’y a changé depuis les temps les plus anciens de ma mémoire : toujours ces vastes chambres et ces spacieuses salles, ces mêmes recoins bizarres, toute cette singulière complication de vestibules, de corridors et de paliers en labyrinthe dans une architecture solide, derrière la longue façade de pierre grise qui ouvre sur la place l’indifférence miroitante de ses fenêtres et le clignement minutieux de ses lucarnes. Au rez-de-chaussée voûté et dallé se superposent les deux étages inégaux, le premier avec ses plafonds à voussures, le second avec ses mansardes.

C’est là où je suis né et où j’ai vécu. La curiosité de mon enfance et les désirs de ma jeunesse s’y promenèrent pas à pas. J’ai gravi mille fois les escaliers ; j’ai ouvert toutes les portes. Non, pourtant ! car deux demeuraient closes à un bout et à l’autre de la maison, celles des chambres où mon père et ma mère moururent avant que je les connusse, elle, endormie en sa fleur par la surprise de la Mort, lui, pas avant d’en avoir subi lentement les méticuleuses tortures.

Nul portrait ne me restait d’eux, rien, sinon, de l’un, un cabinet plein de livres, de miroirs et d’épées, de l’autre, une galerie remplie de vitrines de coquillages, avec des armoires de dentelles et de broderies, et des tables en mosaïque. Quant aux clefs des appartements mortuaires, on les avait jetées jadis dans le bassin d’eau profonde, au milieu du jardin.

Ce jardin, d’ailleurs, est singulier ; vous le verrez tout à l’heure et tel à peu près qu’il a toujours été. De très hauts murs l’entourent de trois côtés et le soudent à la maison. Il n’est pas vaste, carré ; des arcades de vieux buis longent la muraille et forment aux angles du bout deux niches où sont deux figures, d’un Faune qui écrasait sous son sabot une grappe de raisin, d’un Centaure qui faisait rouler avec le sien une outre de peau. Au centre, se trouve un bassin, carré aussi, avec des margelles de pierre verdâtre, au milieu duquel, sur un socle qui trempe dans l’eau, se dresse, en bronze vert, la statue d’un homme nu qui semblait écouter attentivement alentour.

Comme il n’y a ni arbres ni fleurs en ce jardin, il ne tombe dans l’eau ni feuilles mortes ni pétales ; elle miroite, claire, profonde et noire ; quand on en fait le tour on y voit le mirage de la statue qui vous y suit et semble toujours vous regarder, car elle a quatre faces qui sont pareilles sur quatre corps qui, par un artifice d’optique, n’en font qu’un tour à tour.

J’ai beaucoup erré dans ce jardin ; le soleil n’y parvient guère ; la pluie y verdit les buis et y fait ramper les escargots ; le lieu était toujours sonore et extraordinairement silencieux ; l’eau y stagnait sans un bruit de fontaine. J’ai passé bien des heures à marcher entre les hauts murs de ce promenoir ; en le quittant pour remonter dans la maison je retrouvais de salle en salle la même solitude.

Pendant les mois d’hiver je m’asseyais au coin du feu. La chaleur de la flamme recroquevillait les reliures des vieux livres ou fondait la cire des sceaux au bas des parchemins. Quelquefois, je me levais de mon isolement pour aller, dans les pièces qu’ils remplissaient, visiter les épées et les coquillages ; j’en détachais une des panoplies ou j’en retirais un des vitrines.

L’épée était lourde ou légère ; la lame jaillie du fourreau, claire ou aiguë, plate ou sinueuse, je restais longtemps, l’arme à la main, debout, immobile, perdu dans une rêverie violente.

Les coquilles m’intéressaient ; je soupesais avec précaution leur fragilité ; il y en avait d’astucieuses et de confidentielles ; certaines recélaient encore des grains de sable ; elles étaient bizarres et éloquentes ; j’y appliquais l’oreille, y écoutant le bruit de la mer, longtemps, indéfiniment, jusqu’au soir. Le murmure semblait se rapprocher, croître et finissait par m’étourdir, m’emplir tout entier, tellement, qu’une fois, j’eus l’impression comme d’une vague qui m’enveloppait, me submergeait. Je laissai tomber la conque qui se brisa.

Je ne revins plus dans la galerie de même que je délaissai le cabinet des épées, à cause d’un miroir où, m’étant vu, face à face, j’avais instinctivement croisé le fer avec moi-même.

Dès lors, je descendis moins souvent au jardin et passai mes journées, aux fenêtres de la façade, à regarder la place.

Les habitants la traversaient sans même lever les yeux vers la maison. Personne ne frappait à la porte, la sachant inexorablement fermée ; seuls des mendiants vagabonds ou les colporteurs en soulevaient parfois le heurtoir. Ces marchands vendaient des images populaires grossièrement coloriées, romanesques et brutales, aventures célèbres, drames en complaintes, toute la vie... Ceux-là laissaient le marteau forgé retomber de tout son poids ; le logis résonnait du coup ; toute ma solitude tressaillait et, dans ce sourd grondement, j’évoquais le bruit provocateur d’un sabot de cheval, le départ, le galop, l’écume au mors, le vent dans la crinière...

Ce heurtoir était assez remarquable, plus encore que par la sommation grondeuse de son heurt à quelque Destin abstenu, par sa forme et par sa singularité. Il représentait, dans du fer, un buste de femme terminé en volutes. Elle avait un visage de douleur furieuse, les cheveux épars, les seins haletants, la gorge suffocante, les lèvres tordues ; elle crispait sa colère muette dans le soubresaut du métal et y roidissait son attitude forcenée et captive.

Les jours se succédaient ; ma solitude, prisonnière d’elle-même, collait sa face aux fenêtres ; le front contre la vitre qui, de sa transparence immobile, me séparait du dehors, parfois, je croyais sentir le verre se fondre comme de l’eau et mes larmes coulaient sur mes joues, parfois aussi il me semblait que tout le cristal craquât et se fendît comme frappé de la pierre d’une fronde.

Un soir que, tout le jour, n’étaient venus sur la place ni mendiants ni colporteurs, que le heurtoir n’avait pas une fois retenti, que j’allais quitter la fenêtre d’où je suivais au crépuscule les méandres d’une chauve-souris voletante dans le ciel encore clair ou rasant le pavé comme une feuille morte de l’heure, un soir donc, au crépuscule, je vis une femme qui passait. Elle me regarda.

Je l’ai suivie, je l’ai suivie, je l’ai suivie ! Ah, Monsieur, j’entends encore dans mon souvenir le bruit du vantail que, l’escalier dégringolé, comme un fou, je refermai derrière moi. Il me parut que la maison au choc s’écroulait en décombres à jamais, que rien n’existait plus que cette passante qui marchait dans la rue déserte, se retourna et me sourit.

Son regard était comme la lame des épées, sa voix comme le bruit profond des coquilles de la mer. Parfois elle riait, d’un petit rire. Sa beauté nue était la statue de l’amour ; sa chair semblait comme debout sur une aube éternelle. Nous allions de ville en ville ; avec elle j’ai marché dans les blés ; je me suis baigné dans des lacs glacés et des rivières tièdes. Il y eut de grands orages qui déchiraient le ciel d’éclairs comme si sa chevelure surchauffée et sulfureuse exaspérait la congestion des nues et déterminait leur crise.

Son sourire fit toute la beauté du printemps. Elle me brûla des étreintes de l’été et me corroda des rouilles de l’automne.

Par elle j’ai connu toutes les douceurs et toutes les souffrances. Elle fut le chant de mes lèvres, la ride de mon front, la plaie de ma poitrine, elle fut ma vie.

Nous nous assîmes en des bouges où la rougeur du vin dans les verres annonçait que le sang allait couler. Le désir grondait autour de nous. Une nuit, à la lueur des torches, devant les buveurs attablés, je l’embrassai sur la bouche. Les épées jaillirent ; on tua. Le meurtre lui cribla le visage de mouches éparses et elle riait debout dans la coquetterie sanguinaire de cette parure féroce.

Toutes les colères m’entrèrent dans l’âme ; sournoises ou violentes, elles pâlirent mon hypocrisie ou empourprèrent ma brutalité.

Je l’ai traînée par les cheveux ! Comme il pleuvait ce soir-là ! C’était le long d’un marais verdâtre, près de joncs jaunes, sous un ciel gris. Nous étions pris à mi-corps dans la vase où nous avions roulé. Cela sentait le jonc pourri, la mousse, l’eau... La pluie lava sur nos visages la fange de notre étreinte ; mais, quand nous rentrâmes au palais, les traces boueuses de nos pieds sur les dalles nous suivaient comme des crapauds qui eussent marché sur nos pas.

Il y eut une fête d’or et de joie ! Elle dansa jusqu’à l’aube : une étoile mince collait sur la sueur de ses seins. Toute sa chair s’effondra haletante et échauffée ; elle battit le pavé de sa saoulerie et, comme je l’aimais, je la frappai au visage.

Puis nous vécûmes au bord d’un fleuve. Elle cultiva un petit jardin où poussèrent quelques roses et des glaïeuls ; elle était douce comme le bonheur.

Je l’ai suivie — je l’ai suivie aussi, par les ruelles d’une ville étrangère, ce soir qu’elle rasait les murs furtivement. J’avais guetté sa trahison. La main déjà sur la clef secrète et le pied sur le seuil adultère, en m’apercevant, elle se retourna si brusquement que son manteau se dégrafa et lui découvrit le sein ; elle s’adossa au vantail, arrogante et hargneuse, les mains en griffes ; je la saisis à sa gorge toute tiède de luxure. Nous nous taisions ; son corps se crispa ; elle suffoquait ; ses yeux s’agrandirent, sa bouche se tordit et se mouilla d’une salive rosâtre. Parfois un soubresaut. L’ongle de son pied nu grinçait sur la pierre. Quand je la sentis morte, sans cesser de l’étrangler, je baisai ses lèvres saignantes.

Je la lâchai : elle resta debout un instant, puis s’affaissa : les plis de son manteau la recouvrirent d’eux-mêmes et elle ne fut plus qu’une masse grise d’où sortait une main pâle, les doigts ouverts dans une petite flaque de sang.

Je marchai longtemps à travers la campagne jusqu’à ce que j’arrivasse au bord de la mer. Je ne l’avais jamais vue encore et je ne la regardai même pas. Il me semblait que je l’eusse portée déjà tout entière en moi, avec son grondement, son soupir, son amertume, ses teintes changeantes, depuis les douces lèvres plissées des vagues qui lèchent les joues du sable jusqu’à ses gueules en écumes qui mordent la face contractée des rocs. Plus je marchais près de son murmure, plus il me semblait m’en éloigner ; la paix entrait en moi.

A chaque aube elle s’accrut ; j’errai longtemps ; les blés jaunirent, les arbres s’effeuillèrent, l’hiver vint ; je pleurai quand je vis qu’il était tombé de la neige et je repris le chemin de la maison natale. Je retrouvai la grand’place, la façade grise, la porte.

Le heurtoir y crispait son torse de femme. Je la reconnus. Cette figure me paraissait quelque simulacre de mon passé, durci là, rapetissé en son effigie métallique. C’était bien la même figure qui, tiède et vivante — jadis, en un soir tragique — agonisa sous mon étreinte ; le sein nu se gonflait du même soupir, la face douloureuse et frénétique souffrait là, mais la bouche fermée et les yeux clos dans un repos définitif et minuscule. D’une main indifférente je soulevai le froid torse de métal usé. Le marteau retentit et j’entrai pour jamais dans ma demeure.

Voici pourquoi, Monsieur, je mourrai dans la maison où je suis né. J’y vis tranquille en mes pensées. Je me suis exorcisé de moi-même ; ce que j’ai tué venait de moi et m’appelait du dehors. Il fallait avoir baisé la vie aux lèvres et l’avoir saisie à la gorge pour être libre de ses fantômes.

Je répondis à l’appel de mon Destin ; il a cessé de m’appeler ; maintenant je ne regarde plus aux fenêtres, je ne manie plus les épées ; je n’écoute plus aux conques ; je n’y entendrais plus rien. Ma surdité est pleine des voix intimes de mon silence. Au crépuscule je me promène dans mon jardin, le long des buis taillés. Le Faune de pierre verte qui écrasait une grappe de porphyre semble s’être endormi de sa propre ivresse ; il est tombé. Le Centaure qui foulait une outre s’est brisé aussi ; sa croupe détruite, il reste un homme souriant, et la statue quadruple de bronze qui se dresse sur un piédestal au milieu du bassin d’eau ne semble plus maintenant attentive qu’à soi-même.

LA COUPE INATTENDUE
A FERNAND GREGH

Passant, accepte de ma main cette coupe. Le cristal en est si pur qu’elle semble façonnée de l’eau même qu’elle contient. Bois-y, lentement ou vite, selon ta soif. La journée fut chaude, car le crépuscule reste si tiède qu’on croirait que le jour n’est pas mort. Par quel chemin as-tu passé ? Viens-tu des rives du fleuve ou des marais saumâtres ou des plages de la mer ? As-tu brisé des roseaux, marché dans la vase ou foulé des sables mous ? Tu as mis longtemps à venir : c’est pour cela que tu me rencontres. Je crains le jour. Les voyageurs du soir me rencontrent seuls. Je crains le jour. Ma robe tombe en plis moins harmonieux le long de mon corps amaigri ; si ma chevelure paraît encore riche et rousse, c’est son automne qui la pare. Le fard de mon visage le rend pareil à un fruit trop mûr ; mon sourire ne s’achève plus sans devenir une ride. Ne regarde pas ma figure ; bois et détourne la tête. Je me tairai ; tu écouteras couler la fontaine. Si le breuvage que je t’offre te réconforte, sois reconnaissant à la source. Assieds-toi un instant sur sa margelle de pierre et pense aux Nymphes qui l’habitèrent. Ne crois pas que j’en sois une et sache ce que j’ai été. Ce n’est pas un vain récit : tu y apprendras un des secrets du bonheur et peut-être le vrai sens de l’amour. Ecoute-moi parler sans lever les yeux, voyageur fatigué, et, quand j’aurai fini de dire, tu ne me verras plus. L’ombre s’accroît vite ; j’y rentrerai à mesure qu’elle augmentera, et tu pourras continuer ton chemin sous les étoiles en te souvenant de ma rencontre près de la fontaine de la forêt.

Les oiseaux, chaque année, passaient, à l’automne, en vols migrateurs, au-dessus de la ville que j’habitais. Ce fut peu de jours après leur départ annuel (déjà, peut-être, ils avaient traversé la mer) que mourut, lentement, l’ami qui m’aimait. La patience de son sourire dura jusqu’à sa mort. Une tristesse se répandit sur son cher visage. L’hypocrisie de sa bonté ne put se survivre, hélas ! et je compris qu’il n’avait pas été heureux.

Nous nous aimâmes peu à peu. Nos maisons se faisaient face. Longtemps il passa devant mes fenêtres et, comme j’étais belle, je le regardais. Un jour, ne me voyant pas, il entra. Je filais dans la petite cour intérieure. Le bourdonnement du rouet se mêlait au roucoulement des colombes, sur le rebord du toit ; parfois, une plume tombait ; au-dessus de nous des nuages gonflés s’effilochaient dans le carré du ciel bleu et chaud. Il entra et s’assit auprès de moi ; chaque jour il revint. Il eut toute mon âme. Il le savait et nous nous le disions. Il posséda toutes les clefs de mes pensées et nous vécûmes dans la commune divination de nous-mêmes. Il fut mon maître spirituel, mais nos lèvres qui se dirent tout ne se touchèrent jamais. Les siennes, pourtant, pâlissaient peu à peu ; son sourire s’endolorit mais garda sa douceur, et s’il eût persisté sur sa face morte, j’ignorais à jamais l’irréparable tort de mon crime et de ma folie.

Je l’ai su, mais trop tard, hélas ! je lésais son attente par des dons inutiles. L’amour est pareil à lui-même, et la réciprocité de nos sentiments en annulait le prix. L’effigie seule eût différencié un même métal dont nous échangions en aveugles les monnaies vaines. Qu’importait la connivence de nos pensées ? Y a-t-il rien dans une âme de femme qui n’existe dans un esprit d’homme ? Ah pourquoi me suis-je refusée à ses caresses, pourquoi n’ai-je pas animé de mon souffle la statue mystérieuse que façonnait, à tâtons, notre double amour ? Ah ! comme il le souhaita dans le silence de son désir et le secret de sa convoitise, et je n’ai pas compris la muette demande de ses lèvres qui ne touchèrent les miennes que mortes, mortes d’elles à jamais !

C’est ma bouche que j’aurais dû offrir à sa bouche, et ma chair et mes cheveux et les ongles de mes mains. Il eût goûté la fraîcheur de ma peau et le parfum de ma beauté. Nue, j’aurais habité ses songes après avoir partagé sa couche, et j’aurais laissé dans son souvenir comme l’empreinte de mon corps sur du sable.

O sables ! sables, sables du Styx, sables noirs des grèves éternelles, vous recouvrirez bientôt mon sommeil quand je descendrai vers vos rives dont j’entends déjà sous mes pas le bruit fatal et souterrain.

Ma vie s’achève ; je l’ai vécue, jour par jour, dans l’horreur de racheter ma faute. Pour me punir d’un refus imbécile et involontaire, j’ai abandonné mon corps aux bras vulgaires des passants. Tous ceux que traversait, à ma vue, l’éclair d’un désir l’ont assouvi librement sur l’offre de ma complaisance. Ils furent nombreux, ceux qui goûtèrent le don repentant de moi-même. Il y en eut de lourds de vin qui confondaient leurs baisers avec les hoquets de leur saoulerie ; d’autres, hâves de jeûnes, se rassasièrent aux fruits de mes seins. Certains m’étreignirent au hasard, du soubresaut de leur caprice ; d’autres épuisèrent sur moi la ténacité de leur obstination. J’ai satisfait les hâtes de la passion et les acharnements de la luxure. L’aube claire a perlé sur mon corps nu et le soleil a tiédi ma peau sèche.

Maintenant, le crépuscule est arrivé ; les passants ne se retournent plus. J’ai quitté les villes : personne ne m’a retenue par le pan usé de mon manteau. J’ai fui la ville pour ce bois écarté. Il est vaste et solitaire ; des routes se croisent autour de cette fontaine ! l’eau en coule continuellement claire. Si quelqu’un vient je me baisse, et, dans cette coupe de cristal, je tends à sa soif ce que j’aurais offert jadis à son envie, la gorgée inattendue et délicieuse que j’ai jadis tâché d’être pour quiconque en convoita la conviviale fraîcheur.

Voilà, ô voyageur, pourquoi tu me rencontres ici. Je t’ai parlé pour t’apprendre l’erreur d’une vie douloureuse.

La nuit s’accroît, poursuis ta route, et quand tu heurteras de ton bâton la porte de celle qui t’aime, que, dénouant tes sandales, tu lui auras dit les péripéties de ton voyage et la rencontre singulière, au lieu d’écouter les questions de sa curiosité ou de sa sollicitude, sans réponse, ferme sa bouche d’un long baiser.

Les paroles sont vaines ; je me tais ; adieu. L’amour est un dieu muet qui n’a de statues que la forme de notre désir.

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