La Double Maîtresse/Épilogue

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Société du Mercure de France (p. 415-432).


ÉPILOGUE


MM. de Créange et d’Oriocourt, les inséparables, étaient à Paris ensemble. Ils avaient pris tous deux en même temps leur congé et pensaient à le passer gaîment, s’il plaisait au jeu et aux femmes. Ils comptaient, comme toujours, pour cela, sur leur figure et, aussi, sur celles qu’amènent les cartes sur les tapis verts. Ils espéraient bien que cette double faveur ne leur manquerait pas et déjà en escomptaient les plaisirs. Celui de revoir leur ami de Portebize s’ajoutait en outre à ceux qu’ils se promettaient et ils ne le voulurent pas différer. Aussi le troisième jour de leur arrivée, se rendirent-ils à la rue des Bons-Enfants où le portier leur apprit que M. de Portebize n’habitait plus là, mais qu’il était à sa maison de Neuilly où ils le trouveraient certainement. Donc le lendemain, d’assez bonne heure, se firent-ils conduire à l’endroit indiqué.

De beaux ombrages le long de la Seine rendaient le lieu fort plaisant. Ils s’étonnèrent en chemin de trouver leur ami en des goûts si champêtres et si retirés ; mais le bon aspect de la demeure et des jardins qui l’entouraient les justifia à leurs yeux.

La grille franchie et entrés au vestibule qui leur parut d’une architecture fort galante, ils eussent dû y trouver Basque et Bourgogne pour les introduire ; mais les deux marauds se tenaient rarement à leur poste d’antichambre. Il semblait que le goût de la nature les eût gagnés à leur tour, car, le plus souvent, ils s’échappaient et passaient leur temps au bord de l’eau à tendre des filets et à relever des nasses. Aussi MM. de Créange et d’Oriocourt ne trouvèrent là pour leur répondre qu’une jolie soubrette dont ce n’était guère la place et qui se leva pour les recevoir.

Nanette était devenue fort jolie et fort bien prise ; mais il faut croire que son caractère ne s’était point amélioré autant que sa figure, car elle tamponnait de son mouchoir une joue encore rouge et tout ardente d’un soufflet qu’elle venait de s’attirer de sa maîtresse. Il ne se passait guère de jours qu’elle évitât quelque réprimande de ce genre, car la belle Fanchon, si elle avait le pied léger, avait aussi la main leste, et M. de Portebize lui-même l’eût peut-être bien éprouvé tout comme Nanette, si sa soumission n’eût désarmé son irritable et folâtre amie, car Mlle Fanchon était devenue la bergère de ce galant ermitage où M. de Portebize et elle jouaient au naturel et pour de bon les Égarements champêtres.

Cette union charmante, qui ne demandait sa durée qu’à l’amour et ne connaissait d’autres liens que ses nœuds, avait désespéré M. Laverdon et enchanté M. l’abbé Hubertet. M. Laverdon ne s’en consolait point. Pour lui M. de Portebize était un homme perdu. Des brillantes destinées que lui augurait M. Laverdon, il en choisissait une qui paraissait à l’ambitieux perruquier indigne d’un grand cœur. Eh quoi ! cette petite Fanchon était une fille sans importance, bonne tout au plus à l’amusement d’un après-souper ou à la passade d’un après-midi ; une fillette sans passé, qui n’avait même point le mérite d’être courue et disputée. Et encore il joignait à cela le ridicule d’une passion si jalouse qu’il enlevait la demoiselle au plaisir public pour la mieux réserver au sien, s’ôtant ainsi la chance de partager avec quelque ministre ou quelque traitant un cœur dont il eût été amusant de recevoir librement les faveurs secrètes, tandis qu’un autre en eût obtenu avec peine les coûteuses complaisances. Mais non ! M. de Portebize filait le parfait amour. La moindre présidente eût mieux valu aux yeux de M. Laverdon ou même une simple femme de finance, quoique M. de Portebize eût pu prétendre à tout, car, après Mlle Damberville et l’éclat universel de son aventure avec elle, il n’était point de duchesse à la cour qui n’eût agréé ses hommages. Certes M. de Portebize avait eu à cet instant toutes les femmes à sa portée. Les plus difficiles lui fussent devenues aisées ; mais une pareille vogue, quand rien ne la renouvelle, tombe vite. M. de Portebize préférait l’amour à la gloire et M. Laverdon, haussant les épaules, disait de lui, mélancoliquement et avec quelque dédain : « C’est un homme à ne plus coiffer. »

Tout au contraire, le bon abbé Hubertet avait assisté avec indulgence, sérénité et contentement au voluptueux penchant qui réunissait ces jeunes gens. Il en parlait avec dignité et béatitude, allongé dans son fauteuil qu’il ne quittait plus, car ses gouttes lui gonflaient les jambes en attendant qu’elles remontassent et missent fin à ce que l’abbé appelait plaisamment le « songe incertain de sa vie », car il discourait volontiers de sa mort prochaine. Il en laissait venir l’heure, ses mains gourdes croisées sur son gros ventre, occupé de pensées tranquilles et visité de ses amis.

Ni M. de Bercherolles, ni M. de Parmesnil ne manquaient à ce devoir. Ils rencontraient là M. Garonard et M. de Clairsilly. Mlle Varaucourt y paraissait par échappées. Son amant avait sa petite maison au Luxembourg, et souvent, en sortant de chez lui, elle montait prendre des nouvelles de l’abbé. Mlle Damberville fut naturellement admirable en ces circonstances. Elle venait chaque jour. Le chevalier de Gurcy, qui n’aimait point ces spectacles, attendait sa belle en bas chez le marchand de vin du coin, car il ne la quittait plus d’une semelle.

Cependant l’enflure remontée annonçait une fin proche. Toute la compagnie avertie s’y trouva. Mlle Damberville, debout derrière le fauteuil, soutenait la tête du malade. On attendait de moment en moment l’arrivée de Mlle Fanchon qu’on avait fait prévenir. L’abbé s’y opposa jusqu’au bout, craignant d’infliger à sa gracieuse pupille une vue affligeante. Elle vint toute rose de jeunesse, de vie et d’amour. Elle portait une robe champêtre et un grand chapeau de paille blonde. L’abbé Hubertet lui sourit sans pouvoir parler, tandis qu’à genoux, devant son fauteuil, elle couvrait de baisers et de larmes une des mains du bon vieillard, de l’autre il adressait un petit salut amical à M. de Portebize, resté discrètement debout dans la porte, à côté de la célèbre urne de bronze vert.

L’abbé mort, Fanchon et François se trouvèrent nommés dans son testament, elle, avec amitié ; lui, avec éloge. D’ailleurs M. l’abbé Hubertet n’oubliait personne. À chacun son legs, même à la petite Nanette, qui eut, comme disait le texte, « les huit écus d’or noués au coin d’un mouchoir des Indes, et un petit miroir pour s’y regarder la joue, qu’elle a souvent rouge ». Les médailles, bas-reliefs, vases antiques et livres allaient au cabinet et à la bibliothèque du roi. L’abbé Hubertet se contentait d’en distraire, pour la léguer à M. de Portebize, en témoignage d’estime, la grande urne de bronze vert trouvée jadis à Rome par feu M. le comte de Galandot.

La mort de M. l’abbé Hubertet semblait, de par son grand âge, si naturelle qu’elle n’interrompit guère les plaisirs des deux amants. Ils goûtaient ceux de l’Amour et de la Nature. La maison de Neuilly en était l’asile et le théâtre. Tout y était gai et élégant, plus rustique que pompeux, car la mode momentanée consistait à se plaire aux charmes des champs et des jardins. Aussi tout prétendait à l’idylle et MM. de Créange et d’Oriocourt s’en aperçurent quand la fine Nanette eut poussé la porte de la salle où se trouvait M. de Portebize.

Cette salle formait un cabinet de treillage. M. de Portebize se tenait au milieu sur un tabouret. Les panneaux de glaces se renvoyaient son image, de sorte qu’à première vue la pièce semblait habitée par plusieurs personnes ; mais M. de Portebize était à lui tout seul tous les bergers des miroirs, car il portait un costume qui, pour être galant, n’en était pas moins pastoral. De hautes guêtres de cuir parfumé lui montaient jusqu’aux cuisses ; sa veste, de couleur tendre, était ornée de nœuds et de bouffettes de rubans, dont un gros flot lui tombait de l’épaule. Il arborait un grand chapeau sur une perruque à boucles et s’exerçait à jouer d’une sorte de musette dont il portait la flûte à ses lèvres et dont il supportait sur ses genoux l’outre gonflée de vent.

En le voyant ainsi, Créange et Oriocourt éclatèrent de rire, et M. de Portebize prit part à leur gaieté, quoiqu’il trouvât tout aussi naturel que leurs uniformes son habit de Colin et son déguisement de garçon de village.

— « Sur ma foi, mon cher François, dit M. de Créange quand ils eurent retrouvé leurs esprits, nous ne nous attendions guère à te trouver en cet accoutrement. Peste ! la galante mascarade et le beau berger que tu fais là !

— M’est avis, mon François, ajouta M. d’Oriocourt, que la bergère n’est pas loin, et je gage de la voir bientôt apparaître avec sa houlette et sa panetière. »

M. de Portebize prit un air modeste et villageois.

— « Et nous pensons bien, dit en riant Créange, que tu ne souffres point de loups dans ta bergerie.

— Créange, reprit M. d’Oriocourt, Créange, mon ami, nous n’avons rien à faire ici ; nous tombons mal ; l’amitié le cède à l’amour. Il règne en maître. Et nous qui comptions sur toi, mon pauvre Portebize, pour nous mener au tripot et nous conduire chez les filles !

— J’avoue, répondit M. de Portebize, que je serais assez embarrassé de vous accompagner où vous dites et que je n’y ferais guère la figure d’usage ; mais vous accepterez bien pour aujourd’hui l’hospitalité de mon Arcadie. D’ailleurs je veux justifier mon cœur à vos yeux et je ne doute point que la simple vue de Fanchon n’y suffise. La voilà justement qui vient du jardin. »

Mlle Fanchon était délicieuse. Elle marchait sur une longue pelouse dont elle foulait doucement l’herbe molle. Parfois elle se baissait pour cueillir une fleur ou elle courait à la poursuite d’un papillon. Il en voltigeait de légers et de charmants çà et là et de la couleur même de l’été. Elle ne les attrapait point, mais y trouvait l’occasion d’étirer ses bras souples, de courber sa taille mince et de faire flotter son écharpe. Elle ne manquait aucune occasion d’être gracieuse et provocante, car elle savait que ses gestes et ses attitudes laissaient en l’esprit de son amant des images voluptueuses dont le souvenir se mêlait comme des rêves aux réalités amoureuses des plaisirs nocturnes. De plus, elle avait vu M. de Portebize debout à la porte du pavillon. Aussitôt elle courut vers lui. Les baisers qu’elle lui lançait du bout de ses doigts devançaient sa course. Son écharpe se déroulait derrière elle, et ce fut ainsi qu’elle vint tomber sur la poitrine de son berger, la tête sur son épaule, les yeux clos et tout étourdie. Quand elle les rouvrit, elle aperçut MM. de Créange et d’Oriocourt qui la saluaient, essoufflée encore et rougissante sous son chapeau de fleurs.

La connaissance fut vite faite. Si Fanchon se montrait champêtre et amoureuse avec François de Portebize, elle savait fort bien que ce joli jeu ne devait intéresser que médiocrement les étrangers ; aussi avec eux redevenait-elle tout de suite piquante et spirituelle. Ces Messieurs, qui craignaient une petite niaise, admirèrent en elle une personne prompte, vive, gaie et même salée.

Durant la collation qui fut servie, on échangea les propos les plus divers et, au sortir de table, quand on fut se promener au jardin, Mlle Fanchon marchait entre MM. de Créange et d’Oriocourt, comme entre deux camarades, en débitant mille folies. L’amour, comme de juste, en faisait les frais, M. de Portebize venait derrière eux, ravi de cette bonne entente et fier de l’esprit de sa maîtresse. Au détour d’une allée, Fanchon se retourna pour dire à son amant :

— « Vos amis sont charmants, Monsieur, et je comprends pourquoi on vous appelait les inséparables. Quant à eux, il a dû leur arriver qu’un cœur ne les séparât point, et moi-même, à être leur maîtresse, j’eusse eu grand’peine à choisir entre eux. »

MM. de Créange et d’Oriocourt se mirent à rire en s’entre-regardant.

— « Vous ne pensiez pas dire si vrai, Mademoiselle, repartit M. de Créange, et récemment encore une aventure qui nous fut commune nous donna une preuve singulière de ce que vous avancez en plaisantant. Demandez à M. d’Oriocourt de vous raconter cette histoire. Elle vous divertira.

— D’autant plus que nous voilà au bon endroit, dit M. de Portebize. Asseyons-nous. »

Le jardin descendait doucement vers la Seine en pentes de pelouses. Le point de vue était soigneusement aménagé au naturel, à l’instar de ceux de Monceaux ou d’Ermenonville. Il n’y manquait ni le cours d’eau, ni le bosquet, ni l’ermitage, ni les ponts rustiques et, entre les arbres, on apercevait une colonnade en ruines, aux chapiteaux enguirlandés de lierre. La compagnie s’assit sur un banc circulaire, et M. d’Oriocourt commença son récit en ces termes.

— « Il faut vous dire, Mademoiselle, que notre régiment partit en manœuvre, il y a deux mois. Elles avaient pour but d’éprouver la solidité des recrues, la résistance des montures et le savoir des officiers ; aussi furent-elles dures et pénibles tant en exercices difficiles qu’en longues étapes. Tout de même elles prirent fin. Il ne restait plus qu’à s’en revenir, car nous nous étions fort éloignés de nos quartiers ordinaires. Le retour se fit à petites journées et l’une d’elles fut marquée par un grand orage qui nous trempa jusqu’aux os. Le tonnerre éclata avec une violence furieuse, les éclairs se succédèrent sans relâche deux heures durant, ensuite de quoi une pluie régulière vint achever ce que l’averse avait si bien commencé.

Tandis que le gros de la troupe s’accommodait de son mieux dans un village pour y passer la nuit, notre avant-garde, dont nous étions, Créange et moi, s’alla loger dans un petit château dont nous aperçûmes par hasard, de loin, sous le ciel pluvieux, les tourelles pointues. Nos hommes s’abritèrent dans quelques masures voisines et tous deux nous poussâmes vers le manoir. Il faisait presque nuit quand nous entrâmes par une poterne voûtée dans une cour carrée bordée de bâtiments. Nous mîmes pied à terre et nous heurtâmes au logis. »

M. de Portebize, à la cour carrée, à la poterne et aux tourelles pointues, avait dressé l’oreille sans savoir pourquoi.

M. d’Oriocourt continua :

— « Nous fûmes reçus à merveille. Une haute cheminée flambait dans une grande salle basse. La maîtresse du lieu vint à notre rencontre. Elle paraissait forte et bien portante en ses vêtements de couleur sombre. Nous entrevîmes son visage qui nous sembla imposant et plein. Elle portait un trousseau de clefs à la ceinture et quitta son rouet pour nous recevoir.

« Tout d’abord un petit valet d’une quinzaine d’années, vêtu d’une souquenille rapiécée, nous conduisit à nos chambres. Les lits de serge, le carreau rougi, tout annonçait une honnête pauvreté. D’ailleurs, l’aspect délabré du dehors l’annonçait déjà, et les écuries où nous avions vu mettre nos chevaux ne leur montraient aucun compagnon. Les araignées tissaient leurs toiles dans les mangeoires et les souris trottaient sur le sol sans litière. Nul sabot ne troublait leurs ébats. Nous nous trouvions sans doute chez quelque veuve de médiocre état et nous pensions y faire maigre chère. Au bout d’une heure, le petit gueux vint nous chercher pour souper.

« La table dressée nous surprit déjà par la propreté extrême et même par la recherche du service et l’abondance de l’éclairage. Notre hôtesse nous mit à ses côtés. Aux lumières, nous la vîmes mieux. Elle avait dû être fort belle et pouvait encore passer pour l’être. Sa quarantaine, et son surplus peut-être, restait fraîche et saine. Elle était grasse et vigoureuse. Son visage avait sans doute perdu sa finesse, mais la gaieté en demeurait avenante. Les mains fort blanches et le teint éclatant laissaient supposer que le reste avait dû conserver une fraîcheur secrète, comme il arrive souvent en pareil cas aux femmes de cet âge et de cette nature. »

M. de Portebize, à ce portrait, devenait de plus en plus attentif.

— « Mais où notre étonnement redoubla ce fut quand nous goûtâmes ce qu’on nous servit. Nous nous trouvions en face de la chère la plus substantielle et la plus délicate. Eh ! Mademoiselle Fanchon, quelles sauces et quels condiments ! Il se faisait là, dans ce vieux château, une cuisine digne de la table des princes. Nos compliments semblèrent amuser notre hôtesse ; peu à peu elle s’animait et, au lieu de billevesées et de platitudes de province auxquelles nous nous attendions, c’étaient les propos les plus joyeux, les plus piquants et les plus libres, s’il faut le dire. Cette aimable personne paraissait avoir vécu dans le plus grand monde et la plus galante compagnie.

« Peu à peu, le feu des épices nous montait à la langue. Les vins manquaient. On en servait d’un seul, mais bon. La dame s’en excusa. On vivait ici si à l’écart et dans une retraite si continuelle que la cave s’en ressentait et ne contenait guère que les piquettes du crû. C’était calomnier ce que nous buvions et faire injure au très digne coteau qui remplissait les verres. Si notre hôtesse s’en contentait pour l’ordinaire, elle semblait se souvenir en avoir bu du meilleur. Elle en parlait avec connaissance et nous nous demandions qui pouvait bien être cette dame qui montrait une expérience des tables les plus fines et y avoir connu tous les plaisirs de la bouche.

« Nous en étions là quand Créange se frappa le front. Il se souvenait que son porte-manteau contenait par hasard quelques bouteilles d’excellent champagne. La femme d’un marchand chez qui nous avions logé quelques jours avant n’avait pas voulu nous laisser partir sans que nous emportassions quelques flacons cachetés, pour les boire, en souvenir d’elle, à la santé du roi. « Telles sont, Madame, les fortunes militaires », disait Créange, en revenant de quérir les bouteilles ; « les braves inspirent des sentiments passagers. Leurs conquêtes sont parfois pacifiques. » Ce disant, il faisait sauter l’un des bouchons et versait à la ronde la boisson mousseuse et pétillante.

« L’effet en fut des plus agréables. Après quelques verres, il nous monta à la tête des fumées légères qui nous mirent dans un trouble délicieux. Notre hôtesse parut en ressentir particulièrement le bienfait. On eût dit qu’elle buvait un philtre. La jeunesse lui remontait au visage en couleurs renouvelées ; ses lèvres retrouvaient une pourpre plus riche et ses yeux un regard d’une vivacité nouvelle. On eût dit voir une main habile effacer d’un beau portrait la crasse du temps et que la peinture rafraîchie rendait visibles aux yeux les intentions premières du peintre.

« Elle buvait, renversée au dossier du fauteuil, souriant à nos propos et y répondant avec entrain. Nous échangions des anecdotes. Elle en raconta quelques-unes de fort libertines ; ces images voluptueuses excitaient nos sens. Elle s’apercevait aussi que nous n’étions pas insensibles à ses charmes et nous l’aidâmes à mieux s’en rendre compte ; assis chacun à son côté, nous la pressions fort du genou. Elle répondait de son mieux et semblait fort contente de ce triomphe improvisé d’une beauté à laquelle elle avait trop tôt renoncé en s’enfermant loin du monde en ce château perdu, et elle jouissait de ce retour à un passé dont elle ne paraissait pas avoir oublié les galantes occupations. Nous travaillions, Créange et moi, à lui en redonner l’idée. Elle entrait parfaitement dans nos vues.

« Notre conduite ne laissait pas d’étonner le petit valet qui nous servait. Il ne semblait guère habitué à de pareils convives et il est probable que cela sortait de l’ordinaire du château. Sans doute il voyait d’habitude à ces places M. le curé du village ou quelques hobereaux de l’alentour, comme s’en doit composer la compagnie d’une honnête veuve, retirée aux champs pour y vivre de son bien et plus donner à ses devoirs qu’à ses plaisirs. Les nôtres commençaient à étonner le jeune drôle. Il rougissait et paraissait fort en colère contre sa maîtresse et contre nous. Aussi, quand il vit Créange se permettre une privauté plus particulière, il laissa tout d’un coup tomber une pile d’assiettes qu’il tenait entre ses mains et s’enfuit tout courant.

« Cet incident nous divertit fort. Soudain notre hôtesse se leva et disparut. Nous restâmes ainsi quelque temps sans nous apercevoir que nous étions bel et bien enfermés. Notre surprise fut considérable de nous trouver ainsi dupes et captifs. Tout en pestant, nous nous consolions à penser qu’il en valait peut-être mieux ainsi. Sans doute notre prudente amie avait voulu nous éviter quelque désillusion. Contente de nous avoir mis en des idées agréables, elle craignait sans doute, en leur donnant une suite, de ne les pas réaliser assez bien, et elle avait tenu à nous les laisser intactes. D’ailleurs nous nous rendions compte que l’imprévu entrait pour beaucoup dans l’attrait de l’aventure. Souvent la grâce d’un visage ne survit pas à l’instant fugitif où nous l’avons entrevue sous un aspect éphémère. Quelle était en tout cela la part du sel des propos et des fumées du vin ? Et nous nous remîmes à boire et à achever les bouteilles, pensant bien que la sage châtelaine, une fois à l’abri dans son appartement, enverrait quelqu’un nous conduire dans nos chambres. »

M. de Portebize semblait fort soulagé du tour que prenait l’histoire. « Tout cela va finir, pensait-il, par quelque fable de servante, car Créange et Oriocourt ne sont point difficiles. Et puis, à quoi pensé-je ? Du diable si je n’ai pas cru que ces quatre tourelles étaient celles de Bas-le-Pré. Mais il n’y a pas que là qu’on mange finement… »

— « Nous attendîmes assez longtemps, continua M. d’Oriocourt, quand un bruit de clé dans la serrure nous avertit qu’on venait. La porte s’ouvrit. Nous poussâmes un cri d’étonnement et de plaisir. Notre hôtesse était devant nous, transfigurée. Elle portait une fort belle robe, à l’ancienne mode, il est vrai, mais des plus galantes. La majesté de l’ajustement seyait à cette beauté imposante, plus semblable à Cybèle qu’à Diane. Un éventail battait en ses mains. Le fard qui avivait son teint et la poudre qui couvrait ses cheveux donnaient à ses yeux et à son visage un éclat surprenant. Il semblait qu’elle eût retrouvé sa jeunesse avec l’habit qu’elle portait au temps qu’elle était jeune. Elle souriait voluptueusement. Nous comprîmes notre bonheur. Elle paraissait trente ans à peine et nous en eûmes quinze chacun de nous, car elle ne voulut pas nous séparer et confia à notre ardeur commune le soin de satisfaire la sienne. Le bel accoutrement céda comme sa maîtresse à nos empressements, elle riait et se laissait faire et nous fîmes de notre mieux. Les circonstances singulières de l’aventure, cette femme renaissant d’elle-même si l’on peut dire, tout contribua à doubler nos forces. La nuit se passa aux plus délicats et aux plus violents plaisirs ; nous les renouvelâmes tour à tour jusqu’à l’aube et, dans cette nuit singulière où le nôtre fut alterné, le sien nous parut continuel.

« Le coq chantait dans la cour comme nous nous levâmes et courûmes à nos habits, car il fallait partir. Les bougies brûlées s’éteignirent ; une seule vacillait encore, et ce fut à sa lueur que nous vîmes une dernière fois la belle Julie, car ce fut sous ce nom, à défaut du véritable dont elle nous pria de ne nous point enquérir, qu’elle voulut demeurer en notre souvenir. Puis le fumeron baissa, et ce fut à tâtons que nous gagnâmes la porte. Nous entendîmes le soupir d’adieu dont elle salua notre départ et nous sortîmes sans que rien pût nous empêcher de croire que nous venions de rêver le plus amoureux et le plus charmant des songes. »

Toute la compagnie se mit à rire et même M. de Portebize qui riait jaune, incertain si MM. de Créange et d’Oriocourt avaient voulu se moquer de lui ou si réellement ces deux étourdis n’avaient raconté que la vérité sans savoir que ce qui n’était pour eux qu’une aventure divertissante l’était moins pour le fils même de la belle Julie de Portebize…

— « Le plus beau, ajouta M. de Créange, fut peut-être encore la fin de tout ceci.

« Nous trouvâmes dans la cour notre fourrier qui tenait en bride nos chevaux ; mais à peine fûmes-nous en selle que nous fûmes assaillis d’une grêle de pierres. L’une d’elles faillit même casser le nez d’Oriocourt, tandis qu’une autre m’effleurait l’oreille. Nous regardâmes d’où venait l’embuscade et notre surprise fut grande de voir debout, sur le seuil, le petit valet qui nous avait servi à table et qui, les poches pleines de cailloux, nous assaillait de la sorte.

« Le fourrier nous amena le vaurien par le fond de la culotte. Il criait et se débattait comme un diable. Il avait de longues oreilles, le poil roux, le visage pintelé de taches de rousseur. Il nous regardait avec fureur, les poings serrés. Le drôle pouvait bien avoir une quinzaine d’années. Tout à coup sa colère tomba et il se mit à pleurer, puis à geindre piteusement. Puis une nouvelle rage le saisit. « Ah ! les vilains ! ils ont couché avec Madame. » Et il reprenait : « Ah ! mes bons Messieurs. C’est qu’elle ne voudra plus de moi. Est-ce que je sais ces belles pratiques de gentilshommes. Hi, hi… C’est pourtant Madame qui m’a appris la chose… hi, hi… Je n’y pensais pas, moi, hi… c’était l’autre année, derrière la meule, hi, hi… »

On s’était remis à marcher et, délaissant les allées, on passait à même les pelouses. Le soir tombait peu à peu, il faisait doux et tiède. Fanchon continuait à rire et à plaisanter. On arriva à la colonnade. Elle élevait un demi-cercle de fûts à cannelures autour d’un socle de pierre en forme de tombeau sur lequel reposait une grande urne de bronze vert, celle que M. de Galandot avait jadis trouvée près de la porte Salaria et que l’abbé Hubertet avait léguée à François de Portebize. Parfois l’une des colombes que nourrissait Fanchon venait s’y percher un instant. On entendait sur le métal le grincement des pattes écailleuses ou le frottement du bec de corne. Puis l’oiseau s’envolait, et le vase restait seul debout.

C’était à ce monument, que François de Portebize avait fait élever à la mémoire de son oncle, où se réunissaient, à la brume, Basque et Bourgogne et où venait les rejoindre la jolie Nanette. Elle arrivait, tamponnant d’un mouchoir sa joue fraîchement giflée, et tous les trois, sans souci de la dignité du lieu, s’y livraient en paix, dans l’ombre ou au clair de lune, à mille petits jeux indécents, sans savoir qu’ils ornaient ainsi de vivants et mobiles bas-reliefs le piédestal qui portait vers le ciel, rigide et majestueuse en son bronze verdâtre, l’urne de Galandot le Romain.


FIN