La Double Maîtresse/Première partie

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Société du Mercure de France (p. 25-169).

PREMIÈRE PARTIE


PONT-AUX-BELLES

I


Le château de Pont-aux-Belles où naquit Nicolas de Galandot, le 4 juin 1716, était un fort beau lieu et resté tel, comme le constata François de Portebize quand, après la mort de son oncle, accompagné du vieil intendant qui, les clefs à la main, lui en ouvrait une à une les chambres désertes, il en parcourut les hautes et basses salles avec tout le soin et le détail naturels à ces sortes de visites.

On pouvait admirer à Pont-aux-Belles, outre la bonne dimension des vestibules, l’heureux agencement des corridors et la parfaite entente des dégagements, avec je ne sais quoi de sévère et de solide, qui en rehaussait l’ordonnance. Tout y semblait pour favoriser une vie calme et réglée. Les escaliers par leurs larges marches et leur ample révolution conseillaient la lenteur des pas. Ils étaient aisés et justes à la montée comme à la descente, en proportion avec l’enjambée. La bibliothèque vaste et bien fournie disposait aux longues heures de lecture et de méditation. La salle à manger monumentale paraissait faite pour des repas copieux et graves, comme les salons pour s’y entretenir avec décence et cérémonie, plutôt en propos alternatifs et en fortes sentences que par plaisanteries et calembredaines.

Les hautes fenêtres y donnaient vue sur les jardins qui, par leurs allées régulières, leurs quinconces symétriques, leurs charmilles égales, semblaient reproduire au dehors le bel ordre intérieur. Devant le château, entre deux miroirs d’eau plate, sur une table de pierre, un cadran solaire marquait, de l’angle oblique de son gnomon de bronze, la durée du jour.

C’est à ce cadran que M. de Galandot, le père, sut que son fils Nicolas venait de coûter à sa mère un laborieux travail, car il était huit heures du matin quand la noble dame ressentit les premières douleurs et ce fut à trois de relevée qu’on accourut annoncer à son époux, au jardin où il avait fui le spectacle de l’opération naturelle dont sa femme supportait patiemment les épreintes, que la conséquence s’en trouvait un petit garçon à qui il ne manquait rien.

M. de Galandot se sentit fort soulagé. Il prit dans sa tabatière une large pincée de tabac, souleva son chapeau, mit sa perruque à la pomme de sa canne et s’essuya cérémonieusement le front. Il commanda aussitôt qu’on lui apportât à boire.

Un valet se montra bientôt avec une bouteille débouchée sur un plateau. M. de Galandot se versa un grand verre de vin, le haussa à la hauteur de son œil et le but à la santé du jeune Nicolas. Puis il se dirigea vers la chambre de l’accouchée pour le compliment d’usage qu’il abrégea, car il la vit sur ses oreillers, fort pâle et les yeux clos, ce qui mit quelque mesure à ses façons qu’il avait d’ordinaire fort tournées aux longs discours. Le nouveau-né lui apparut aux mains des matrones, rouge, ridé et grimaçant. Il se laissa dire que le poupon était en tous points bien conformé et digne de son père, ce qui le fit fort content de tous deux.

Bien que M. le comte de Galandot ne se départît pas facilement de sa gravité habituelle, il n’avait jamais été si ému depuis le jour où, orphelin, riche et pourvu de bonnes terres et d’écus sonnants, il était monté en carrosse pour aller demander au vieux M. de Mausseuil la main de sa fille cadette dont il souhaitait de faire sa femme, l’ayant vue à une assemblée où elle lui parut passer en sagesse et en agrément ce que la province offrait de beautés les plus qualifiées.

Le vieux Mausseuil habitait Bas-le-Pré, comme on sait, mais ce qu’on ne saura jamais assez, c’est combien il se trouvait être le plus grincheux et le plus rechigné hobereau qui se pût voir. Il tirait de sa pauvreté un venin particulier dont la bile colorait son visage jaune et infectait son caractère hargneux. Ses habits à l’ancienne mode, sa taille contournée et sa tournure carabosse faisaient de lui une sorte de marmouset redouté à la ronde pour la méchanceté de sa langue et pour son humeur tracassière. Ses filles qu’il tyrannisait le détestaient, et son fils Hubert ne le haïssait pas moins.

Celui-là, qui ne lui ressemblait guère de corps, car il était haut et bien pris, ne valait pas mieux à plus d’un titre. Si l’un par sa fourberie venimeuse eût mérité la potence, l’autre par sa brutalité grossière eût été digne du billot. En attendant le méfait auquel les vices de sa nature le destinaient tôt ou tard, il employait les forces de son bel âge à poursuivre les bergères derrière les haies et les souillons à leurs fourneaux. Au lieu de rester comme son père confiné à Bas-le-Pré, il courait le pays et se montrait partout, encore que peu à peu on lui eût fait sentir le dégoût de ses bas excès dont le moindre était de boire à outrance jusqu’à l’ivresse la plus furieuse.

Il fallut voir comment le vieux Mausseuil reçut la requête de ce pauvre M. de Galandot. Le comte avait préparé en route un discours dont il se répétait les termes et dont il ne put placer les premiers mots, tant M. de Mausseuil l’interrompit aigrement dès l’ouverture, si bien que le prétendant s’embarrassa et finit par balbutier ce qu’il s’était promis de dire avec ampleur et ménagement. On le renvoya sans réponse après l’accueil le plus acariâtre et, quand on acquiesça enfin à ses demandes réitérées, ce fut sous la forme la plus rebutante, en lui faisant sentir la faveur de cette union où il assurait à Jacqueline de Mausseuil les avantages les plus considérables.

Celle-ci attendait avec une anxiété secrète l’issue de la négociation. Bas-le-Pré fut terrible durant ces jours.

Le vieux Mausseuil, qui avait cru surprendre quelque chose de la joie dissimulée de sa fille, y voyait celle de le quitter et s’en plaignait amèrement. L’aînée des deux demoiselles de Mausseuil, enragée de la préférence qui favorisait sa cadette, ne cessait de la tourmenter de sa jalousie vindicative et pensa mourir d’envie et de colère rentrée quand on apporta les parures que le comte, par amour et par ostentation, offrit fort riches et dont elle gâta méchamment l’une des plus belles en y répandant l’huile d’une lampe qu’elle en approcha sous prétexte de mieux examiner le grain de l’étoffe. C’était une magnifique soie à ramages, qui se trouva perdue par cette laide malice. Il arriva de même malheur à un flacon précieux qu’Hubert de Mausseuil, qui le touchait, laissa choir sur la dalle, de ses mains avinées.

Jacqueline, d’ailleurs, fuyait son frère avec une horreur manifeste et évitait même de lui parler, ce que, brutal et hautain, il n’eût pas souffert, si sa sœur n’avait eu quelque bonne raison à ce mépris public qu’elle faisait de lui et qu’il supportait d’elle sans rien dire et en courbant le dos sous l’avanie.

Enfin le mariage eut lieu.

M. de Mausseuil conduisit sa fille à l’autel avec son plus sournois sourire. Quant au frère, il entra à l’église tellement ivre qu’il n’en put ressortir sur ses jambes et resta à son banc, accablé de vin et pris d’un si épais sommeil que les archets des violons, le branle des cloches et les pétarades de la mousqueterie ne parvinrent pas à l’éveiller.

Les noces à peine accomplies, la nouvelle comtesse commença à prendre sur son mari un ascendant qu’elle ne perdit jamais et dont le premier usage fut de pousser le débonnaire Galandot à refuser assez sèchement au vieux Mausseuil certains avantages qu’il s’était fait consentir et dont il se vit débouter.

Le hargneux gentilhomme se rebiffa ; mais sa fille prit prétexte de ses récriminations pour rompre net avec lui et, par la même occasion, avec sa sœur Armande qui passa sa rage sur sa belle-sœur, dès qu’Hubert de Mausseuil se fut marié à son tour, aussitôt leur père mort d’une goutte remontée et de la colère que lui causa le procédé de sa fille et de son gendre, sourds à ses doléances furieuses.

Mme  de Galandot ne le pleura guère, toute au travail de s’assurer une fois pour toutes son mari qui se prêtait, d’ailleurs, de bonne grâce à une servitude pour laquelle il était naturellement fait. L’admiration où il tenait le caractère de sa femme s’accordait avec l’amour qu’il ressentait pour sa beauté. Aussi Mme  Jacqueline régna-t-elle sans conteste à Pont-aux-Belles, non seulement sur l’esprit de son époux, mais encore sur toutes choses et sur tout le monde.

Si sa conduite était habile, son administration était excellente, à la fois hardie et avisée, prudente et ferme. Le château fut reconstruit. On jeta bas l’ancienne bâtisse et sur la place s’éleva la nouvelle demeure. L’architecture en fut simple et solide. Mme  de Galandot veilla à tout, avec grand soin de laisser au comte l’idée qu’il était de beaucoup dans le projet et dans la réussite.

Par ces divers moyens, elle l’occupait entièrement en se réservant, au fond, de s’occuper de tout.

Il ne demandait guère que de trouver sa table bien servie, son vêtement ample et ordonné et les complaisances du lit quand l’envie lui en prenait. Elle ménageait ce triple goût, l’ayant reconnu gourmand de nourriture et vain d’habits. Quant au besoin qu’il avait d’elle, elle y voyait le plus ferme soutien de son pouvoir et ne manquait pas à l’entretenir, tout en en modérant l’usage afin d’en mieux sauvegarder la durée.

Le comte était donc heureux. Une main adroite et sûre dirigeait tout autour de lui, faisait pousser les fruits au verger et les fleurs au jardin. Il n’avait qu’à en savourer la succulence et à en respirer l’odeur. Si la maison était bien ordonnée, les domaines étaient prospères.

On vantait Clairchamps pour ses fourrages et ses granges pleines. Les blés de Noircourt-les-Trois-Fontaines étaient réputés dans le pays pour la qualité de leur paille et le poids de leurs épis ; la Ville-aux-Bœufs devait son nom à la renommée de son bétail. Au Clos-Joli et à Saint-Jean-la-Vigne, les ceps venaient bien. Le sol des Serpentes nourrissait des grappes juteuses. La forêt contenait les plus beaux arbres de la contrée. Des coupes sagement réglées n’abattaient que le nécessaire, laissant s’accroître la futaie et se fournir le taillis.

Quand les bûcherons, la hache à l’épaule, les laboureurs, l’aiguillon au poing, les vignerons, la hotte au dos, venaient à Pont-aux-Belles pour quelque affaire de bail ou de loyer, Mme  de Galandot savait leur parler avec autorité. Elle obtenait d’eux ce qu’ils se présentaient pour demander d’elle. Aussi l’admiration du comte pour Jacqueline était-elle sans bornes et sans mélange, d’autant plus qu’il connut sa femme toujours belle.

La comtesse l’était quand il l’épousa, elle l’était quand, après plusieurs années de mariage, naquit leur fils Nicolas. Son dernier regard la vit telle encore lorsqu’il mourut assez subitement pour être resté trop longtemps, un jour d’été, au gros soleil, chapeau bas et debout auprès du cadran solaire, entre les miroirs d’eau, à y voir venir midi.

On était en 1723, Mme  de Galandot avait juste trente-neuf ans, et le petit Nicolas finissait sa septième année.

Les obsèques du comte de Galandot, comme toute sa vie, furent bien réglées. On y vint d’alentour, et la noblesse de la province tint à saluer une dernière fois un de ses meilleurs gentilshommes. On défila dans les salons drapés de noir, devant la veuve en grand habit. Il y eut une chapelle ardente avec une herse de cierges. Les paysans portèrent à bras et sur leurs épaules le cercueil de M. le comte. On psalmodia ; les chantres nasillèrent. La petite église de Pont-aux-Belles, qui ne s’emplissait d’ordinaire que de l’odeur rustique des villageois, connut le parfum musqué des dames en atours de deuil.

La tribune fut trop étroite pour les contenir. On s’installa comme on put avec un froufrou de jupes et des saluts de connaissance. L’absoute courba les têtes.

La vieille dalle des sépultures fut soulevée. L’air froid du caveau offusqua le nez de ceux qui se penchèrent sur son trou noir. On y descendit les restes de M. le comte, le cœur et les viscères mis à part dans une urne d’argent, car ce pauvre homme était un riche et puissant seigneur. Son épitaphe en fit foi ; puis le râteau des jardiniers effaça devant le château la trace des pas et le vestige des roues de carrosses. Chacun partit ; et le cadran continua à marquer l’heure au soleil, de sa petite ombre anguleuse, noire et mobile, sur la pierre tiède ou glacée.

II


Mme  de Galandot fit grande figure de veuve et la maintint avec une rigueur exceptionnelle au-delà même du temps que prescrit l’usage. Elle le suivit et le dépassa.

Elle renonça à toute parure pour un vêtement uniforme qu’elle ne quitta plus. Elle referma pour toujours la cassette sur les bijoux dont son mari aimait à la voir ornée. Les riches robes qu’aux occasions elle sortait, pour lui plaire, des grandes armoires de chêne et des coffres à ferrures y restèrent désormais pendues ou pliées ; celles qui n’avaient point encore été taillées demeurèrent à la pièce.

Ce ne fut pas seulement à son vêtement que Mme  de Galandot apporta un changement qui survécut aux circonstances et persista assez pour qu’on y pût voir un projet bien médité de vivre selon un plan nouveau. Peu après, elle réforma également autour d’elle tout ce qu’elle avait concédé à l’humeur du feu comte que, gourmand et vain, elle satisfit en ce double penchant, par une table bien fournie de mets et par une antichambre bien garnie en laquais.

La livrée et la bouche étaient deux dépenses auxquelles elle consentit par condescendance, mais qu’elle n’aima point ; aussi, une fois veuve et libre d’agir à son gré, y mit-elle promptement fin. Elle congédia les marmitons et les valets et ne garda auprès d’elle que le nécessaire pour ouvrir la porte et tourner la broche.

Des nombreuses chambrières attachées à sa personne, elle ne conserva, pour son service particulier, que les deux plus âgées qui suffisaient amplement à l’entretien de sa lingerie et au soin de sa garde-robe, et encore, le plus souvent, se passait-elle de leur aide, préférant s’habiller, se coiffer et se recoudre elle-même, ce qu’elle n’eût certes point risqué de faire, au temps de M. de Galandot qui détestait même les menus ouvrages auxquels se distraient d’ordinaire les femmes et dont il ne souffrait guère que la sienne s’occupât.

La simple vue d’une aiguille ou d’un dé l’agaçait. Il aimait qu’on fût oisif et qu’on passât des heures assis, l’un devant l’autre, en de larges fauteuils, bien parés, et à discourir de la pluie ou du beau temps.

Il n’avait guère de goût que pour le jeu, moins ceux de cartes que tels autres, non les échecs par exemple dont la difficulté le fatiguait vite, mais les jonchets, qui le divertissaient infiniment. De sa belle main grasse sortant des dentelles de la manchette, il débrouillait l’enchevêtrement capricieux des petites figures taillées dans l’os ou l’ivoire et mettait à cette tactique une patience et une dextérité remarquables. Hors ce passe-temps de cabinet, celui qu’il prenait le plus volontiers était de se promener au grand air des jardins.

Ceux de Pont-aux-Belles passaient pour fort beaux, et leur entretien coûtait cher en jardiniers de toutes sortes, les uns pour les fleurs, les autres pour les arbres, sans compter ceux qui veillaient aux fruits, aux légumes et aux plantes potagères. Mme  de Galandot mit bon ordre à ce train superflu. Elle se conserva un certain Hilaire, expert aux semis, aux greffes et aux tailles, capable de lui tenir en état ses espaliers et ses plates-bandes ; pour le reste, elle s’en remit à la nature, qui fait pousser les arbres d’eux-mêmes, et se contenta de faire de temps en temps, avec l’aide de quelques paysans, émonder les charmilles et sarcler les allées où le pauvre M. de Galandot s’était promené si souvent, se baissant pour ramasser proprement une feuille oubliée par le râteau et qu’on retrouvait morte, le matin, dans ses poches, quand on les retournait pour les vider, en brossant son habit.

Comme on cessa de réparer les conduites d’eau des bassins, ils devinrent moins limpides, et l’un d’eux situé au bout du parc tarit presque ; mais Mme  de Galandot entendait avant tout s’éviter la charge de ces agréments dispendieux.

Quand tout fut à son gré, elle n’y changea plus rien. Elle avait pour ainsi dire complété son caractère et s’y tenait.

Chaque jour, elle s’asseyait à une table également frugale et sobrement servie. Elle s’en levait pour regagner son appartement qu’elle ne quittait guère et où elle passait son temps en oraisons et en comptes, étant, de pieuse, devenue dévote et, d’ordonnée, plus qu’avare.

Les économies n’avaient point porté que sur les gens. Les écuries furent vidées. Le comte détestait la chasse et l’équitation et n’avait jamais eu ni meutes ni bêtes de selle, mais son humeur pompeuse et vaine se plaisait assez aux beaux attelages. Il voyait là un attribut de gentilhomme et n’eût manqué pour rien au monde à en user. Aussi nourrissait-il plusieurs paires de forts chevaux qu’il tirait à grands frais d’Allemagne, une d’alezans dorés, une autre de blancs, la troisième de gris pommelés, une encore de disparates et la dernière de hongres pies, dont il ne se montrait pas peu fier.

C’est ceux-là qu’on attelait au grand carrosse doublé de satin rouge à crépines d’or, aux housses armoriées, où montaient M. et Mme  de Galandot, en habit de cérémonie, pour visiter le voisinage, ce qui avait lieu, chaque année, d’ordinaire aux premiers jours du printemps.

L’air frais d’avril entrait par les glaces baissées. La route sonnait aux fers des chevaux ; parfois une ornière faisait pencher le carrosse, car les pluies de l’hiver avaient raviné le terrain ; des oiseaux coupaient le ciel d’un vol vif ; un lièvre déboulait d’un champ et traversait le chemin. Les paysans saluaient au passage. Dans les hameaux, sur le pas des portes, des femmes regardaient venir le noble équipage ; on entendait le bruit d’une enclume ou le grincement d’une corde de puits ; on respirait une odeur d’étable ou un parfum de grange, et les polissons qui avaient suivi le carrosse à la course s’arrêtaient essoufflés, tandis qu’un chien jaune l’accompagnait plus loin et, las d’aboyer aux roues, finissait par le devancer, et on le voyait, haletant, lever la patte contre un tas de cailloux et pisser là, la cuisse haute et la langue pendante.

Parfois l’arrivée des visiteurs réveillait le chenil et son concert discordant de voix furieuses et rauques et de faussets glapissants. Derrière les grillages, on distinguait des gueules roses, des babines sanguinolentes et des crocs acérés. Le marchepied abaissé, la portière ouverte, M. et Mme  de Galandot descendaient sur le sable d’une cour ovale, devant un perron de pierre.

M. d’Estance les recevait aux Meutes. Il baisait la main de Mme  de Galandot et frappait familièrement sur l’épaule du comte qui supportait cette privauté par égard pour la considération dont jouissait dans le pays le vieux gentilhomme. Il s’était retiré du service avec le grade de maréchal de camp après maintes campagnes et de beaux états, à la suite d’une blessure qui ne guérit qu’à moitié. On voyait au mur son portrait qui le représentait en pied, le bras tendu et la main dans un gant de buffle gris à dentelle d’or, sa cuirasse barrée du cordon rouge, et debout sur un tertre où brûlait, parmi des éclats d’armes, une grenade.

Il y avait assez loin du personnage militaire figuré sur la toile à l’hôte rustique qui accueillait ses voisins de Pont-aux-Belles. M. d’Estance portait un vieil habit chamois rapiécé, de longues guêtres et des galoches à gros clous. Avec cela une barbe de trois jours.

Le plus souvent on le trouvait, la carnassière au côté et le fusil à la main, car il se distrayait à abattre les pies et les corneilles en attendant les grandes chasses d’automne où il découplait sa meute qui parfois faisait l’hallali jusque sur les terres de Pont-aux-Belles.

Ce train ne plaisait guère à Mme  de Galandot, soucieuse du bon état de ses champs, dont elle n’osait pas refuser l’entrée à M. d’Estance qui, en échange du procédé et en compensation du dégât, fournissait l’office du château de quartiers de venaison et de maint autre gibier.

Le plus proche voisin de M. d’Estance était M. Le Melier, ancien conseiller au Parlement. Il était riche et allié, par sa femme dont il était veuf, au marquis de Blimont qui, avec M. le comte de Galandot, se trouvait le seigneur le plus considérable du pays.

M. de Blimont habitait un fort antique château et avait, disait-il plaisamment, autant de filles que de tours. Elles se montaient en tout à dix. Les cinq demoiselles de Blimont étalaient des grâces corpulentes et des teints fleuris. Elles contrastaient par leur embonpoint avec la maigreur de leur père et rendaient plus singulières encore sa complexion malingre et sa mine chafouine. Quant à la mère, une lettre de cachet la tenait enfermée depuis longtemps dans un couvent, ce dont le marquis se louait chaque jour en se souvenant des escapades où sa galante compagne avait aventuré son honneur à toutes mains.

Quand le carrosse des Galandot avait visité toutes les gentilhommières dont les maîtres valaient la peine qu’on s’y arrêtât, il se dirigeait vers la ville. Les Galandot y fréquentaient peu et seulement l’indispensable, bien qu’ils y possédassent un hôtel où, du reste, ils ne séjournaient jamais et dont les volets et le portail restaient clos tout le long de l’année.

On ne les voyait guère qu’à cinq ou six portes et à celle de l’évêché.

C’était une fort belle maison de pierre. L’évêque y résidait peu, mais le diocèse l’estimait pour sa bonne tournure épiscopale, ses rochets de fine dentelle et la renommée qu’il s’était acquise ailleurs, autant par ses talents réels pour la chaire que par ses hautes vues de politique ecclésiastique, et Mme  de Galandot ne manquait pas, chaque année, de poser à l’anneau pastoral le baiser de ses belles lèvres froides.

Elle ne les desserrait guère par contre chez les Berville. M. de Berville portait sabots et patoisait, et ce n’était pas non plus sans quelque peine qu’elle consentait à descendre un instant chez les du Fresnay.

Ces bonnes gens, apparentés de fort loin aux Mausseuil, possédaient au Fresnay une agréable demeure. Dès l’entrée, on y respirait une odeur de pâtisserie cuite et d’essences distillées. Mme  du Fresnay excellait à confire des fruits et à composer des friandises de sa façon. Elle apparaissait toute rose, les manches retroussées sur ses bras poudrés de sucre. On la surprenait en train de mélanger en des bassines des ingrédients délicats dont elle tirait des bonbons exquis et des élixirs délicieux. Elle connaissait les mérites divers des cédrats et des limons, de la coriandre et du clou de girofle et de toutes les drogues qui servent à réjouir la bouche et à divertir l’estomac.

Si elle excellait à flatter le palais, elle savait aussi amuser l’ouïe. La maison retentissait de concerts perpétuels, car M. du Fresnay jouait du violon à ravir et Mme  du Fresnay accompagnait à merveille, au clavecin, sa voix qu’elle avait d’un timbre charmant. C’était d’ailleurs un ménage fidèle et tendre, uni en ce double goût de la friandise et de la musique, mais que sa parenté avec les Mausseuil rendait suspect à la vindicative Mme  de Galandot.

À cela s’ajoutait que, pour aller au Fresnay, il fallait passer tout contre Bas-le-Pré et que Mme  de Galandot détestait la vue de ces quatre tourelles dont les pointes aiguës lui entraient dans le souvenir comme de malfaisantes aiguilles.

Si le comte s’en tenait avec ses voisins à une politesse cérémonieuse, Mme  de Galandot, pour sa part, restait sur un pied de haute réserve envers leurs femmes. Son caractère hautain les maintenait à un éloignement voulu. À les voir peu, on prêtait moins à leur bavardage. Les prétextes manquaient ainsi à leurs caquets.

Hors leur principal grief qui était contre Mme  de Galandot sa retenue excessive, les langues ne trouvaient guère, à son endroit, ces traits précis et exacts que fournit seule l’intimité et dont se nourrit et se fortifie la médisance qui, sans eux, s’épuise ou tâtonne, imagine ou suppose et n’a point, pour s’exercer, d’aliment substantiel, faute de quoi elle reste générale, indécise et plus piquante que dangereuse. Tellement c’est en nous-mêmes qu’on prend le mieux de quoi nous dénigrer et qu’il est prudent de ne point s’offrir en pâture aux dents d’autrui.

Mme  de Galandot donnait donc à reprendre en gros, succinctement et à distance. On ne s’en privait pas, à la ville surtout où elle avait irrité certaines prétentions et déconcerté certaines entreprises.

Quelques-unes de ces dames, dans les premières années du mariage de Mme  de Galandot, voulurent, si l’on peut dire, forcer la porte de la nouvelle châtelaine. Elle les éconduisit l’une après l’autre avec une adresse et une fermeté parfaites et, par une habile manœuvre, en arriva à ses fins. Elle les relégua à bonne longueur et les y maintint, si bien que, ses relations mises au point où elle les désirait, elle ne les laissa jamais plus se départir du caractère qu’elle leur sut imposer.

En cela elle obéissait moins à un calcul qu’à un instinct qui, poussé selon son humeur personnelle, l’eût sans doute menée plus loin qu’il n’eût convenu à son mari qui tenait fort à rester en assez bons termes avec tout le monde pour mériter la réputation de politesse qu’on lui reconnaissait partout. À ces causes, Mme  de Galandot n’alla pas jusqu’au bout de ses dispositions, et le grand carrosse attelé de chevaux d’Allemagne continua, chaque année, à conduire le couple à ses devoirs d’usage.

Aussi, le comte mort, fut-il poliment convoyé par tous ceux qu’il avait si poliment visités, mais sa femme augmenta dans son veuvage l’écart où elle s’était toujours tenue. Son nouvel état la dispensa pendant un temps de ces corvées annuelles, et ensuite, quand elle eût pu les reprendre, plusieurs avaient cessé d’elles-mêmes.

Il sévit à la ville une épidémie de petite vérole qui ferma trois ou quatre des maisons qu’y visitaient M. et Mme  de Galandot. M. d’Estance était mort la même année que le comte et peu après lui. Le marquis de Blimont quitta le pays avec ses cinq filles pour une ambassade où il les emmena et en maria deux à des barons allemands, l’une en Souabe, l’autre en Thuringe, et une troisième en l’électorat de Cologne, à un jeune conseiller aulique qui l’engrossa et lui fit réparation. Ce qui restait s’accoutuma fort bien à ce que Mme  de Galandot ne sortît plus de Pont-aux-Belles. D’autres devoirs l’y retenaient, elle s’y voua tout entière.

Les terres que comportait la seigneurie de Pont-aux-Belles étaient considérables et leur administration eût pesé à une femme de moins de tête que Mme  de Galandot. Elle en prit la charge et s’y donna avec plus de soin encore qu’auparavant.

Dieu favorisa ses efforts. Elle le priait et, sans doute, l’en priait. La religion prit une grande place dans sa vie. Elle ne manifestait pourtant pas sa piété par des œuvres extérieures, car elle demeura toujours parcimonieuse et dure aux pauvres. Elle distribuait peu, et l’évêque, M. de la Grangère, qui admirait sa vertu, ne pouvait pas, tout de même, louer sa charité. Il disait d’elle qu’elle était une âme au pain sec, voulant sans doute faire entendre par là son honnête sécheresse. Il lui manquait l’onction des grandes chrétiennes. Elle était plus selon l’Église que selon le Christ. Sa foi était plus vraie qu’efficace ; la dévotion n’y ajoutait aucune douceur. Son élan d’âme était une montée de l’esprit, toute verticale, sans épanchement ni rosée.

Mme  de Galandot était donc à la fois une personne pratique et pieuse. Son caractère se faisait sentir en châtaigne, par ses pointes qui étaient aiguës et dures, mais demeurait caché quant à sa substance intime. L’aspérité s’en dissimulait par le fait même qu’elle trouvait peu d’occasions de se montrer, car Mme  de Galandot avait tout établi autour d’elle de façon à être à l’aise dans sa nature, sans que rien la pût contrarier, de telle sorte qu’il était fort difficile d’en pénétrer l’intrinsèque.

Aussi, quand l’abbé Hubertet vint habiter Pont-aux-Belles, sur la recommandation épiscopale de M. de la Grangère, qui lui obtint, en 1730, l’éducation du jeune Nicolas de Galandot, il ne vit d’abord en sa mère qu’une dame noble et majestueuse.

Elle avait alors quarante-six ans, le visage plein et reposé, mais avec une tendance à jaunir, la taille gâtée et épaissie, mais encore plutôt maigre que grasse, avec un grand air de hauteur et d’autorité. L’abbé resta incertain du reste. D’ailleurs, il ne s’y acharna pas et reporta tous ses soins sur le jeune Nicolas qui lui tombait à l’improviste entre les mains.

L’abbé Hubertet était un excellent choix. Jeune encore et fort savant, il se trouvait en tous points parfaitement capable de ce qu’on attendait de lui.

Sa laideur faisait passer son âge aux yeux de Mme  de Galandot. Il avait trente-deux ans quand il débarqua à Pont-aux-Belles avec son petit bagage qui ne contenait guère plus que quelques nippes et quelques livres. On était en hiver ; il faisait froid et, bien qu’il ne fût pas tard, presque nuit. Nicolas croisa dans le corridor le nouveau venu qui gagnait sa chambre pour s’y apprêter avant de descendre en présence de Mme  de Galandot. Dans l’obscurité, Nicolas ne parvint point à voir le visage de son maître.

Aux chandelles, l’abbé Hubertet montra une grosse figure aux joues rouges et comme fardées, des lèvres rebordées, des yeux petits et fins, des mains épaisses, des mollets maigres et un ventre proéminent, en tout, un ensemble favorable et jovial. Il portait une perruque ronde, un collet noir et le rabat bleu.

Entré dans l’Église par vraie piété, il n’y avait guère trouvé d’accueil. Les ordres réguliers lui répugnèrent : ils lui offraient, chacun selon la règle, une vie de mendiant, de goujat ou de policier ; aussi ne se résigna-t-il à devenir ni cordelier, ni franciscain, ni jésuite. Les couvents de haute prière ou de travail, Trappes ou Chartreuses, l’épouvantèrent par la durée de leurs vœux. La perspective du cloître et de la discipline l’en éloigna non moins que la pensée de subir un supérieur. Quoique prêtre, il entendait rester libre ; serviteur de Dieu à la fois et des hommes lui paraissait être trop.

Le clergé séculier le reçut donc, mais il y serait mort de faim, n’y comptant ni protecteur ni patron. Il faut une figure pour confesser, pour prêcher ou pour instruire, et la sienne, bien qu’il fût ingénieux, éloquent et savant, eût fait rire. Les dévotes aiment l’absolution d’une belle main et la parole de Dieu ne les touche que par une bouche qui n’en grimace pas trop humainement les préceptes divins. Les éducations de grande maison lui étaient également interdites. On veut d’un précepteur à prestance. Les emplois domestiques et les aumôneries échoient à qui sait en remplir la fonction non seulement par son mérite, mais, aussi et déjà, par sa mine.

Restaient les bénéfices ; ils sont rares. L’abbé le savait, et l’évêque, M. de la Grangère, qui l’avait connu à Paris et s’intéressait à lui, l’en avertit. Ne pouvant lui en procurer un, le prélat lui offrit l’éducation provinciale et obscure du jeune Nicolas de Galandot. C’était le vivre, le couvert, des gages modestes, mais le temps d’attendre que quelque chose vaquât. Cela sauvait l’abbé des difficultés d’une vie que servaient mal à soutenir quelques messes au rabais qu’il fallait mendier à la porte des sacristies et quelques mauvais travaux de librairie qui rapportaient à peine le papier, l’encre et la chandelle qu’ils coûtaient.

Aussi l’abbé quitta-t-il avec joie Paris et le galetas du haut de la rue Saint-Jacques, où il gelait l’hiver et étouffait l’été, pour la résidence de Pont-aux-Belles où l’attendaient bon lit et, sinon bonne table, au moins nourriture saine et solide.

Son appétit avait trop souffert des jeûnes de la pauvreté et des rogatons de la gargote pour ne pas apprécier la régulière pitance du château et quand, le bénédicité une fois dit, il s’asseyait, la serviette au menton et les mains croisées sur sa bedaine, il éprouvait un juste plaisir à voir soulever le couvercle de la lourde soupière et à voir la fumée du potage suinter en gouttelettes moites sur la grande louche d’argenterie qu’on y plongeait. Aussi ne cacha-t-il pas sa gratitude à M. de la Grangère qui, de son côté, appréciait fort d’avoir là, à sa portée, un serviteur humble et discret, toujours disposé à lui composer une homélie, un sermon, un panégyrique, voire même un petit carême dont il ornait sa mémoire et tirait grande réputation d’éloquence et de doctrine.

Quant à l’abbé Hubertet, il s’estimait heureux pourvu qu’après avoir achevé quelque belle pièce oratoire il la pût débiter à l’aise dans quelque coin du jardin où il allait, gesticulant et prêchant aux arbres, la calotte de travers et le rabat en désordre.

Outre celui-là, son principal divertissement consistait à s’enfermer dans la bibliothèque et à y passer son loisir.

Elle était riche et formée d’assez bons ouvrages. Le feu comte y avait rassemblé un grand nombre de toutes sortes de livres, beaucoup en langue latine et grecque, et le tout fortement relié en solide peau de veau et portant aux plats l’écusson de leur possesseur, car le bonhomme s’occupait davantage de leur parure que de leur contenu et ne les considérait que comme l’attribut d’un bon gentilhomme, au même titre que ses manchettes, ses boucles de souliers, sa canne et son carrosse. Il n’aurait pas plus souffert que son château de Pont-aux-Belles manquât de caves que de bibliothèque, seulement il puisait plus volontiers aux unes qu’à l’autre. Aussi n’eut-il de cesse de voir sa librairie considérable et en accord avec le train de sa maison et l’importance de toute sa personne. Il y venait chaque jour dans l’après-midi.

L’été surtout, le comte goûtait les avantages du lieu, car la pièce était fraîche et silencieuse. Il s’asseyait dans un grand fauteuil de cuir cordouan, devant une table chargée d’une lourde écritoire d’argent massif, pourvue de poudres de toutes les couleurs et de plumes d’oie qu’il taillait avec soin. La plupart du temps, il en restait là. Quelquefois il se penchait, prenait une large feuille de papier et, posément, y écrivait son nom, soignant le caractère et le paraphe, le compliquant et l’enjolivant jusqu’à en faire une sorte d’arabesque inextricable dont il laissait sécher les entrelacs.

Plus souvent encore, il croisait sa jambe droite sur sa gauche, posait sa tabatière sur la table, choisissait une des mouches qui volaient autour de lui et la suivait attentivement des yeux jusqu’à ce qu’il eût perdu sa piste ailée, puis recommençait ce manège jusqu’à ce qu’il finît par s’endormir, la tête inclinée sur l’épaule et la bouche ouverte.

À son réveil, il rajustait avec soin son jabot et ses manchettes, faisait le tour de la pièce, regardait les tablettes chargées de livres comme pour bien se pénétrer, par leur aspect, de ce qu’ils pouvaient renfermer et se composait un visage méditatif qui semblait garder le reflet des plus graves pensées.

L’abbé Hubertet fit un tout autre usage de la bibliothèque. Les reliures paresseuses s’ouvrirent entre ses mains actives ; les volumes quittèrent les rayons et s’empilèrent sur la table qui se couvrit de papiers rapidement griffonnés. Il se courba sur les textes et rendit à leur destination ces beaux instruments de science.

C’est là aussi que, chaque jour, il donna ses leçons à Nicolas de Galandot. Vers dix heures, le jeune homme arrivait avec ses cahiers sous le bras. L’abbé, qui était là depuis l’aube, repoussait ses paperasses et souriait à son élève qui le saluait et s’asseyait devant lui, attentif et étonné.

III


Nicolas de Galandot venait juste d’avoir quatorze ans quand il passa aux mains de l’abbé Hubertet. L’abbé, sous sa grosse figure vulgaire, était un homme de cœur et de sens. La tâche d’une belle éducation tentait son zèle novice, et il en voyait plus l’honneur que le salaire. Il brûlait de communiquer à son élève ce qu’il se sentait en soi de la connaissance des hommes et des choses.

Quoique voué à la science par goût et par habit, il n’était point pour cela fermé au monde et à ce qu’il présente de beautés naturelles et inoffensives. Il comprenait les grandeurs terrestres et tout le spectacle divers de la vie. Il pensait qu’il n’était pas mauvais et qu’il n’y avait pas de mal à accepter les joies permises et surtout celles que nous donnent la vue de l’univers et plus spécialement les lieux et les circonstances où nous sommes placés. Aussi aimait-il les fleurs, les plantes et les arbres, la douceur moelleuse de l’air ou sa vivacité piquante, la fluidité et la langueur des eaux, la saveur des fruits.

Il portait cette curiosité jusque dans le passé et se plaisait, par le secours de l’histoire, de la morale ou des arts, à s’imaginer comment avaient vécu les hommes d’autrefois, et particulièrement de l’antiquité. Les usages et les habitudes de l’humanité, l’intéressaient non moins que le spectacle des caractères et le jeu des passions.

À l’égard des femmes, sa doctrine était notamment excellente. Sans ignorer les dangers où le péché nous sollicite ni aucun de ses périlleux attraits, il n’estimait point qu’il suffît pour son salut de fermer les yeux. Il croyait qu’une exacte notion de la vie universelle est encore la meilleure condition pour bien diriger la nôtre ; qu’il importe avant tout d’être un homme et de rester en contact avec la créature et de se tenir en usage direct de la création.

À ces fins, il ne montrait aucune de ces sottes méfiances où se paralyse d’ordinaire la vertu et il était d’avis qu’on usât de tout en subordonnant ses désirs au choix de la raison.

C’est en ce sens qu’il aurait voulu diriger son élève ; il eût désiré former en lui des idées justes et saines de toutes choses et, dès les premiers jours, il chercha les entrées de ce jeune esprit, de façon qu’une fois introduit dans sa pensée il en pût éclairer l’intérieur d’une lumière égale, sûre et utile.

L’abbé Hubertet se sentait bien servi dans cette tâche par sa fine connaissance des âmes. Elle était d’autant plus aiguisée qu’il la devait à l’adversité et que cette dure institutrice impose à qui la subit une nécessaire clairvoyance pour percer les hypocrites détours où le monde cherche à nous perdre.

Cette nette clarté qu’il avait des êtres lui permit de se rendre compte qu’il arrivait trop tard à Pont-aux-Belles où une influence déjà décisive et toute-puissante avait marqué à jamais l’esprit du jeune Nicolas de Galandot d’une empreinte plus que durable. On ne lui remettait entre les mains qu’une argile déjà sèche et sur laquelle le pouce ne pouvait guère imprimer sa guise. Il aurait fallu pulvériser cette âme, l’humecter et la pétrir de nouveau, mais à cela les quelques heures de leçon, qui étaient tout ce que la jalouse Mme  de Galandot permettait à son fils chaque jour, ne suffisaient pas, bonnes tout au plus, à orner cet esprit, mais inefficaces à le refondre.

L’abbé vit promptement la situation, en prit son parti et se borna au possible.

Sous sa prudente direction, Nicolas fit d’assez notables progrès, au point de donner l’espoir qu’il devînt sinon un helléniste, du moins un latiniste de bonne force.

Ce ne fut pas sans réflexion que l’abbé se décida à le pousser en ce sens. Il estimait que la fréquentation des anciens rehausse ceux qui s’y vouent et leur communique, à leur insu, je ne sais quoi qui se ressent à la longue dans leur personne et dans leurs mœurs. Ils s’y renforcent singulièrement et ils y prennent comme une habitude qui les distingue, en même temps qu’il leur en reste malgré eux en leur langage une certaine dignité usuelle qui n’est point sans noblesse. À ces fins, l’abbé nourrit le jeune Nicolas de la substance des meilleurs textes, laissant au hasard le soin de les faire germer en sa mémoire, et satisfait d’avoir mis au fond de son disciple une belle matière de pensée.

« Je lui confie, pensait l’abbé, quand, la leçon finie et les livres refermés, ils allaient faire un tour au jardin, je lui confie la lampe de Psyché, éteinte, il est vrai, mais qu’une étincelle peut ranimer. » Il faisait beau ; les buis sentaient amer ; la cloche du déjeuner sonnait, et l’abbé, en rentrant au château, ne manquait pas, dès le vestibule, de jeter la feuille ou la fleurette qu’il mâchonnait entre ses grosses lèvres, car il n’eût pas osé se présenter devant Mme  de Galandot en cet appareil qu’il jugeait galant, champêtre et trop familier.

L’abbé Hubertet se surveillait fort à ces déjeuners pour ne point laisser échapper son approbation à la qualité d’une viande ou à la saveur d’un fruit. Mme  de Galandot ne semblait porter aucune attention à ce qu’elle mangeait. Une fois même qu’on servit une pièce de gibier avariée, elle alla jusqu’au bout de son assiette et Nicolas en fit autant, car il se tenait vis-à-vis de sa mère dans une singulière servitude d’imitation. Il paraissait que Mme  de Galandot gardait sur son fils un empire extraordinaire. On ne sentait pas seulement Nicolas tel qu’il était parce que les entrailles originelles l’avaient conçu ainsi, mais surtout parce que l’autorité maternelle l’avait rendu ce qu’elle voulait qu’il fût.

Nicolas de Galandot était, à quatorze ans, d’une taille assez haute et flexible, par suite d’une croissance subite par où il était brusquement sorti d’enfance. L’expression du visage, par contre du corps, restait puérile. Des yeux bleus éclairaient une figure douce et pâle et presque un peu niaise par un allongement qui mettait entre ses traits des distances qui surprenaient le regard et le déconcertaient. De longues jambes soutenaient un torse faible. Une grande régularité de mouvements s’accordait avec des façons polies et cérémonieuses. Nul feu de jeunesse en lui et une sorte de fatigue qui le rendait comme incertain et indécis. Il lui fallait peu de chose pour s’occuper et peu d’espace pour vivre.

Le petit nombre d’objets qu’il avait vus ne lui avait donné qu’un petit nombre d’idées. Une seule le dominait, celle de plaire en tout à sa mère. Son respect pour elle, plus que filial, était sans mesure. Hors ce point, il se montrait surtout soucieux du bon ordre de ses habits et de petites habitudes auxquelles il semblait fort attaché.

Sa mère lui avait inculqué, entre autres, celle d’une piété sincère et l’aversion du péché, aversion, d’ailleurs, toute nominale et aucunement matérielle. Il savait, par principe, l’existence de la faute, mais il n’en connaissait guère la pratique, car il manquait des occasions d’en commettre d’autres que des plus vénielles, étant réellement sans malice et par là presque hors d’état de pécher avec le propos nécessaire à en aggraver le cas et à en aiguiser l’offense.

Son enfance étroite et rigoureuse se passa donc en lui-même sans qu’il éprouvât de grands besoins de se mêler à l’alentour. Les jardins de Pont-aux-Belles furent le seul terrain de son exercice physique et spirituel. Souvent il demeurait le plus long de ses journées dans l’appartement où Mme  de Galandot se retirait d’ordinaire pour travailler, réfléchir et prier. C’est en son unique et sévère compagnie qu’il grandit, occupé à ce qui se faisait entre ces quatre murs et sans relations avec le dehors dont presque vraiment rien ne parvenait jusqu’à lui.

Il n’avait, du reste, aucun moyen qui l’aidât à s’imaginer ce qui dépassait sa vue immédiate. Aussi pensait-il assez naturellement que tout le monde vivait comme lui et que toute vie consistait comme la sienne, à se lever à des heures réglées, à s’habiller honnêtement, à se conduire avec décence et monotonie, à prier Dieu et, en définitive, à être heureux. Non qu’il fût dépourvu d’intelligence, mais elle s’était exercée sur des faits sans importance et toujours les mêmes et que leur répétition ininterrompue avait comme soudés en un seul autour duquel il tournait continuellement en cercle.

On l’avait restreint et il s’en tenait là sans impatience ni curiosité. Poli et doux, il demeurait borné à la pratique d’une existence sans imprévu et sans désirs. Il se suffisait de très peu ; il ne se connaissait pas de souvenirs, rien n’ayant changé en lui ni autour de lui. Aucune de ces joies ou de ces douleurs enfantines qui craquèlent l’âme de secrètes fissures et qui sont plus tard la source de nos goûts et de nos sentiments.

L’abbé Hubertet discerna vite tout cela, et, quand il voyait, des fenêtres de la bibliothèque, Nicolas se promenant sagement aux jardins, d’un pas égal et mesuré, faire le tour des bassins, il pensait, en respirant, par ses narines ouvertes, l’odeur de la terre, des arbres et des eaux :

« Certes, ce jeune homme ne prend même pas à ce beau jardin le plaisir qu’il y devrait prendre. Il n’en admire point les fleurs et n’en comprendra jamais l’ordonnance harmonieuse ; dans ces allées il ne voit qu’un terrain favorable à la marche sans que rien y contrarie le pas ; de même que, dans ces vers de Virgile que nous venons d’étudier ensemble, il n’a saisi que le sens des mots sans ressentir ce qui se cache sous leur apparence. Mais à marcher ainsi à plat terrain on ne risque ni entorse ni chute. Son appétit s’aiguise normalement à cette action saine et monotone. Nicolas dînera bien et dormira profondément ; son sommeil sera vide, car il n’y emportera pas d’images qui le ravissent ou le tourmentent. Il pense peu, mais il pense bien. À la place de ce vieux jardinier qui râtisse, il n’imaginera jamais quelqu’un de ces Dieux qui visitent les humains sous des formes familières où il les faut savoir reconnaître, et cette antique servante qui puise à la fontaine ne lui fera jamais désirer que sorte, de l’eau où elle penche son visage ridé, quelque Nymphe inattendue, voluptueuse et fluide. »õ

IV


Les années du séjour de l’abbé Hubertet à Pont-aux-Belles ne furent point perdues pour Nicolas de Galandot. Si sa nature ne changea point quant au fond, son esprit s’orna d’une surface de connaissances agréables. Il apprit même à raisonner assez bien de ce qu’il savait et à soutenir à peu près un entretien. Il acquit un peu de grec et beaucoup de latin, une teinture d’histoire. L’abbé se félicitait d’avoir tiré pour le mieux parti de cette nature et d’y avoir donné les embellissements qu’elle comportait sans en détruire la proportion.

Mme  de Galandot craignait, au début, quelque entreprise qui cherchât à soustraire son fils à l’autorité directe qu’elle prétendait garder sur lui. Elle se rassura peu à peu à voir l’abbé Hubertet agir avec modération, si bien qu’elle lui en sut gré et le lui montra en le traitant avec des ménagements et une estime particulière. Elle lui tenait compte d’avoir deviné ses intentions et, en entrant dans ses vues, d’avoir contribué à son projet. La vérité sur Mme  de Galandot est qu’elle aimait jalousement son fils et au point de le vouloir tout conserver pour elle. Aussi se l’était-elle assujetti, non seulement par les liens de l’affection, mais encore par le nœud solide d’une durable captivité filiale. Elle se croyait, à vrai dire, seule appelée à le rendre heureux, sans admettre un instant qu’il pût l’être quelque part en dehors d’elle. La pensée qu’il la quitterait jamais lui était insupportable. Qu’aurait-il besoin, par exemple, de prendre du service ou de faire valoir à la cour ceux de ses ancêtres ? Et tout au fond d’elle-même l’idée qu’un jour il se mariât lui répugnait presque également.

L’abbé Hubertet abordait parfois ce sujet avec Mme  de Galandot et même, à mesure que Nicolas prenait de l’âge, il y insistait plus souvent. Il recommandait à la mère ce moyen de garder son fils à sa portée, de le fixer à Pont-aux-Belles, lui représentant que l’oisiveté du cœur est nuisible et que l’amour d’une mère, si grand qu’il fût, ne remplaçait point l’amour d’une femme, si changeant qu’il pût être ; que Nicolas touchait à ses vingt-deux ans et qu’il conviendrait de le pourvoir.

L’abbé mettait quelque malice à passer en revue les demoiselles qui pourraient convenir à Nicolas. Mme  de Galandot, si retenue d’ordinaire, perdait alors toute mesure. Quelquefois elle rembarrait durement ou avec sécheresse le sermonneur, mais le plus souvent son irritation se prenait au piège, et sa bile valait à l’abbé des portraits où la charité chrétienne, mise de côté, laissait place à la verve la plus caustique.

Elle se donnait carrière avec une âcreté inimaginable, déchirant même qui elle ne connaissait pas, oubliant que depuis plus de quinze ans elle n’avait presque mis le pied hors de Pont-aux-Belles et qu’elle parlait de filles qu’elle n’avait jamais vues, mais dont elle inventait des travers supposés. Il en ressortait pour l’abbé que Mme  de Galandot était envenimée contre les personnes de son sexe d’une méfiance et d’une haine surprenantes autant que pour les hommes du plus hargneux mépris.

Une fois qu’elle était allée à la ville, pour affaires, voir l’évêque, elle rencontra chez lui Mlle  de Pintel et son père. Ils habitaient les Meutes, qui leur venaient de l’héritage de M. d’Estance, leur parent. Mlle  de Pintel était belle et jolie. Dix-huit ans, riche et gracieuse. L’abbé Hubertet, qui accompagnait Mme  de Galandot, comme la voiture reprenait, au trot de son vieux cheval, le chemin de Pont-aux-Belles, lui fit l’une de ses ouvertures habituelles, lui représentant les agréments de cette jeune fille, le cas à faire d’une aussi estimable alliance et tant de convenances diverses et assorties. Mme  de Galandot ne répondait guère, quand tout à coup elle éclata :

— « Tenez, l’abbé, et elle lui frappa le genou du revers de sa main osseuse, mon fils ne se mariera point, maintenant du moins, ajouta-t-elle pour corriger l’effet de ses paroles. Non, l’abbé, point de mariage, ni cette Pintel ni une autre pour le moment. »

L’abbé s’inclina à la brusquerie de la déclaration.

— « Grâce à mes soins, continua Mme  de Galandot, mon fils ignore encore les femmes et presque jusqu’à leur vue, j’entends celles qui pourraient attirer ses regards, encore que le goût des hommes soit si bas et si monstrueux que la plus misérable souillon, la plus crasseuse bergère, la plus laide gaupe puissent tout de même éveiller leur désir, et ce qui le justifie le moins n’est pas ce qui le rend moins violent. »

Cela fut dit avec une sorte d’amertume rancunière. L’abbé se taisait. Mme  de Galandot reprit :

— « Nicolas est pur. Ses sens dorment. Comprenez-moi, Monsieur l’abbé, il ne verra dans celle qui les éveillera que le moyen de les satisfaire. Aussi ne veux-je point voir se lier ainsi deux êtres par la seule nouveauté réciproque qu’ils se seront l’un à l’autre. Leurs jeunesses se prendront à cet attrait sensuel qui risquera de périr avec leur âge mûr et ne leur laissera que le regret d’un lien que la seule passion aura formé et que la raison n’approuvera peut-être plus. Hé quoi ! ai-je préservé mon fils des dangers extérieurs de cette sorte pour lui en fournir le péril sous mon toit même ! Non, non, l’abbé, je veux pour notre Nicolas un mariage fondé sur une sage estime, sur l’amitié des cœurs et l’entente des sentiments… Cette petite Pintel est sans doute délicate et sage, j’y consens, mais elle est trop belle… Ma bru ne le sera point. Et, pour tout vous dire, j’aimerais mieux encore, si ces circonstances de raison ne se présentent point, que l’union de mon fils ne reposât que sur un édifice de convenances et d’intérêts. Le bonheur se peut mieux trouver dans les rapports de la fortune et de l’humeur que dans un vertige des sens qui n’engendrerait à sa suite que troubles et que maux. Non, mon fils ne se mariera point par caprice. Certes, je l’ai prémuni contre les erreurs et les entraînements du corps, mais son jeune âge l’y rend encore trop sujet pour que j’en hasarde le dé. Plus tard, oui, plus tard, quand la raison occupera dans son esprit la place que j’y ai préparée par la religion et la vertu, il pourra choisir avec mon aide la compagne de sa vie qui, maintenant, ne saurait être que l’instrument de ses plaisirs. Il n’obéira plus alors dans son choix à l’ardeur du sang et à l’intempérance du désir ; mais, en attendant, mon cher abbé, je ne veux pas consentir que le couvert et la garantie d’un sacrement servent à protéger les excès de la nature ni faire de l’Église un prétexte à de toutes charnelles convoitises. »

Elle se tut et regarda par la portière. La voiture tournait à une croix de route ; on apercevait de longs champs de blés qui se doraient jusqu’à une sorte de lande inculte, au bout de laquelle, derrière un bois, on distinguait les pointes aiguës des tourelles de Bas-le-Pré.

L’abbé se sentit battu une fois de plus. Il eut bien l’idée de faire intervenir l’évêque et de faire à Mme  de Galandot un cas de conscience de son entêtement ; mais il se dit que tout cela servirait peu, car il se flattait d’avoir sur elle toute l’influence qu’on pouvait avoir, et que personne ne réussirait mieux que lui où il venait d’échouer. D’autant que Nicolas ne semblait aucunement désirer quoi que ce fût et qu’il paraissait parfaitement heureux.

Et l’abbé se demandait après tout ce que pourrait bien faire d’une femme ce grand benêt qui avait employé hier plus de trois heures avec un contentement visible à produire des ronds et des ricochets dans un bassin en y lançant des pierres et des cailloux plats. Ne valait-il pas mieux, en somme, user des bonnes grâces de Mme  de Galandot pour obtenir quelque achat de livres qui manquaient à la bibliothèque et se ménager auprès d’elle ? Ce en quoi il fit bien, car un événement ne tarda pas à survenir où tout son pouvoir ne fut point de trop pour la décider à en accepter les suites.

V


Depuis cette importante conversation entre Mme  de Galandot et l’abbé Hubertet, la vie avait continué à Pont-aux-Belles avec sa même uniformité quotidienne. Il restait de l’entretien, dans l’esprit de l’abbé, une vue assez nette du caractère secret de Mme  de Galandot. Il l’avait saisie sur le fait de son étrange égoïsme maternel. Sans ignorer que le penchant s’en trouvât chez toutes les mères, il n’en imaginait point de plus conséquente avec elle-même, capable comme celle-là de méthode et de principe et en état de se justifier par des raisonnements qui avaient grand air de raison et semblaient descendre de haut ; car Mme  de Galandot était principalement une jalouse, et sa jalousie allait jusqu’à être moins spirituelle que, si l’on peut dire, matérielle.

En effet, sûre de l’esprit de son fils, elle ne l’était pas de ses sens et par eux il lui échappait et tombait sous le risque de quelque domination étrangère à quoi elle ne pourrait rien. De là cette aversion subtile et forte à la fois pour le mariage de Nicolas et les scrupules bizarres qu’elle s’en était faits volontairement. L’abbé, doué de finesse, débrouillait assez bien cet écheveau de sentiments, sauf un point dont il avait peine à trouver l’explication.

Il ne se rendait pas exactement compte de la surprenante répugnance où Mme  de Galandot tenait l’acte de chair. Ses relations conjugales avec le modèle des maris eussent dû lui en laisser une idée moins rébarbative. Il était singulier qu’un homme, honnête et cérémonieux comme le feu comte, lui eût rendu les devoirs du corps dignes d’une sorte de terreur amère comme elle la manifestait en ses discours. Comment cette vertueuse veuve se trouvait-elle au courant des pires excès de la passion ? Seul le spectacle des plus laides débauches eût pu, par la vue de leurs turpitudes, la prévenir ainsi, à ce point, des bas dangers de l’amour.

L’Église, dont elle connaissait à fond la doctrine, car elle était grande liseuse de théologie et de casuistique, ne permet-elle pas assez volontiers à ses ouailles l’amour au naturel ? Elle ne le réprouve guère que dans son ordure ou sa frénésie, et c’est là où elle allait justement chercher une raison d’en détourner son fils, de retarder son usage de la femme à un temps qu’elle fixait à sa maturité, mais qu’elle eût certes voulu remettre encore et au delà, comme si elle eût craint, non seulement pour elle un partage d’affection dont sa jalousie s’alarmait, mais encore, pour lui et en lui, l’éveil d’un instinct qu’elle considérait comme on ne sait trop quoi de honteux et d’ignoble.

Mme  de Galandot revint plusieurs fois à ce sujet avec l’abbé, et c’est là où il apprit d’elle ce que nous venons de dire. L’abbé se contentait d’observer et d’écouter sans aller plus loin dans la recherche des raisons, sans doute anciennes et à coup sûr curieuses, de cette singulière manie. Il se bornait à ce qu’on lui en voulait montrer, quand un événement imprévu lui en fit voir davantage.

On était aux premiers jours de l’automne. L’abbé Hubertet aimait cette saison à cause d’une certaine mélancolie dont il éprouvait le charme et pour une sorte de trouble vaporeux qu’elle apporte avec elle et où se plaisaient infiniment ses esprits. En outre, gros et lourd, l’été l’accablait un peu. Une autre petite raison encore lui rendait cher ce temps de l’année. C’est à cette époque que le fruit préféré de sa gourmandise arrivait à maturité. L’abbé aimait passionnément les poires. Or les espaliers de Pont-aux-Belles en portaient d’admirables. Le feu comte, qui s’en savait friand, en avait fait planter de toutes les espèces, et l’abbé jouissait de cette heureuse prévoyance. Se jugeant un peu privé sur la table, il se rattrapait sur le verger. Certes, hors son préféré, il ne négligeait pas les autres fruits et n’en dédaignait aucun. Il aurait même désiré goûter ceux dont il lisait dans les récits des voyageurs la forme et la saveur, la goyave d’Amérique et la banane des Canaries, ceux des Indes et ceux que mangent, assis sur les coraux des récifs, au bord d’une mer phosphorescente, des officiers de marine, la hache au côté et qu’entourent, avec mille simagrées, des sauvages nus ou emplumés, un arc à la main et un anneau aux narines. À leur défaut, il se contentait de ceux de nos jardins.

Les groseilles et les framboises l’amusaient par leur acidité et leurs parfums ; il estimait les cerises, les plus aigres comme les plus douces, les plus rebondies et les plus molles ; les pommes lui agréaient assez. Quant aux pêches, elles le réjouissaient infiniment, celles dont le jus surabonde et celles dont une moiteur sucrée pénètre le fruit tout entier et se répand dans chacune de ses fibres ; mais les poires lui paraissaient mériter sa préférence.

Il leur trouvait une diversité de goûts singulière. Elles sentent tour à tour la pluie, la feuille morte et la fourmi. Leur chair est granuleuse ou tendre, acide ou succulente ; elles ont une personnalité particulière ; leur saveur est individuelle ; leur maturité est longue, elle commence en été, remplit l’automne de ses surprises délicieuses et dure jusqu’en hiver ; elles sont tachetées et lisses comme des poissons et se faisandent comme des gibiers.

Cette passion immodérée des poires faisait sa victime du pauvre abbé. Dès que la saison favorite approchait, il ne manquait plus de visiter chaque jour les espaliers. Il les savait presque branche par branche ; il surveillait chaque fruit, ressentait leur perte si le vent les détachait avant l’heure ou si les guêpes les entamaient. Parfois, il en ramassait de tombés et les regardait avec regret dans sa grosse main qu’ils remplissaient de leur rondeur inachevée ou maladive.

S’il les connaissait à l’arbre, il les reconnaissait aux corbeilles où on les servait. Quelquefois il éprouvait une amère déception si Mme  de Galandot ou Nicolas prenait l’une des pièces qu’il s’était tout bas réservées. Aussi lui arrivait-il parfois, par prévision, de sauver de ces bouches inexpertes un des beaux fruits qu’il avait remarqués en se promenant, suivis en leur croissance et convoités en leur maturité. Pour cela, il descendait de grand matin au verger et, après bien des hésitations et des scrupules, finissait par mettre dans sa poche l’objet de sa convoitise et montait le larcin dans sa chambre.

Ces sauvetages fréquents avaient transformé un des tiroirs ventrus de la commode de l’abbé en un véritable fruitier. Le soir, retiré chez lui, son rabat enlevé, un mouchoir noué sur les oreilles par deux cornes de linge, en chemise et pieds nus, avant de se mettre au lit, il ouvrait le meuble odorant, puis, de l’œil et du doigt ayant choisi dans sa réserve son péché, il le mangeait délicatement avec des grimaces de gourmandise, tandis qu’à la chandelle se dessinait sur le mur son ombre familière et gloutonne.

On était à table où l’abbé Hubertet guettait pour la fin du repas une fort belle poire de cuisse-dame et, le couteau levé, il s’apprêtait à s’en saisir, quand le vieux domestique entra et parla bas à Mme  de Galandot. Elle coupait un fruit ; son visage se colora subitement ; d’un mouvement brusque et les sourcils froncés, elle acheva la section des deux moitiés : elles tombèrent simultanément sur l’assiette.

Mme  de Galandot se leva, et l’abbé et son fils la virent par la fenêtre, qui parlait à une sorte de paysan debout devant elle. L’homme racontait quelque chose avec de grands gestes. Nicolas et l’abbé regardaient sans rien dire cette pantomime. L’homme congédié, Mme  de Galandot rentra au château. On l’entendit marcher dans le vestibule et aller à son appartement.

Quelques instants après, elle fit appeler l’abbé Hubertet qui se rendit aussitôt auprès d’elle. Il la trouva assise dans son fauteuil et parfaitement calme. Il attendit qu’elle parlât la première. Elle semblait hésiter et cherchait le ton juste de sa pensée et le moyen de l’exprimer dans une exacte mesure. L’abbé remarquait cette contrainte inusitée quand elle débuta et lui dit :

— « Monsieur l’abbé, ce paysan vient de m’apprendre que mon frère est mort. »

L’abbé fit un mouvement de surprise qu’elle interpréta comme une velléité de condoléance qu’elle arrêta du geste.

— « Nous n’étions pas très liés, M. de Mausseuil et moi. Le sang seul unissait assez mal ce que d’un commun accord nous avions délié. Je ne vous dirai pas d’où vint cette rupture. Elle date de loin. Je pourrais vous dire que des intérêts nous ont divisés et vous me pourriez objecter que toutes rancunes cèdent devant la mort. Ce fut plus. M. de Mausseuil fut un homme abominable ; il m’a fait me haïr moi-même. Je ne veux pas même me souvenir de lui. Quand j’ai quitté Bas-le-Pré pour épouser M. de Galandot, j’ai fait serment de n’y rentrer jamais. Je tins parole ; je la tiendrai. »

L’abbé s’inclina silencieusement.

Elle reprit :

— « À la mort de mon père, je ne parus point à ses obsèques. Après cela, vous pouvez penser que mon frère a pu se marier et se remarier sans que je l’assistasse, pas plus à ses doubles noces qu’à son double veuvage, car ses deux femmes sont mortes avant lui. Aujourd’hui vient son tour ; je ne m’en mêlerai point. Pourtant il y a à prendre des mesures de convenance ; mes sentiments m’en dispenseraient si je ne devais à mon fils l’exemple de certains devoirs. C’est à votre entremise, Monsieur l’abbé, que je recours pour les accomplir. Vous allez partir pour Bas-le-Pré. J’ai pleine confiance en vous. Vous y règlerez tout pour le mieux et m’en rendrez au retour un compte exact. Le paysan qui est là, aux cuisines, vous emmènera dans sa charrette. Allez donc et revenez au plus vite, car nous avons pris de vous, mon fils et moi, une habitude dont nous aurons peine à nous passer. »

Une heure après, l’abbé Hubertet quittait Pont-aux-Belles au trot dur d’un petit cheval rouan et quand, après les cinq lieues de route, il arriva à Bas-le-Pré, il savait déjà en gros, de la bouche du paysan, le spectacle qui l’y attendait. Il avait démêlé, aux propos du gars, que la mort de M. de Mausseuil n’était que la suite funeste d’une vie de débauches et de violences dont le mauvais bruit lui était déjà venu aux oreilles et dont la catastrophe d’aujourd’hui vérifiait la rumeur commune.

Dès son jeune âge, Hubert de Mausseuil s’était montré paillard et ivrogne et par suite brutal, car le vin et le désir portent l’homme au mépris de soi-même et des autres. M. de Mausseuil se méprisa beaucoup, car il ne cessa de boire et de forniquer. Son existence fut toute de basses ripailles et d’amours ordurières, prises n’importe où et sans aucun choix ni aucune retenue. Viveur débraillé et cynique, il portait beau la crapule de sa vie. Marié une première fois, peu après la mort de son père, à une jeune bourgeoise, Lucienne Valtard, fille d’un certain Valtard, sieur de Lantrelon, qui sortait d’être vilain et prétendait à être noble, il la séduisit par sa mine de hobereau et par ses airs de seigneur. Sitôt en ses mains, il la traita durement et la battit jusqu’à ce qu’elle rendît l’âme, ce qu’elle fit après quatre ans de mariage, c’est-à-dire vers l’an 1717.

Le veuf s’aperçut à peine de cette mort et continua son existence forcenée, furibonde et triviale, sans s’occuper d’autre chose qu’à vider des futailles et à poursuivre des filles. Ce ne fut qu’à cinquante-sept ans, en 1731, qu’il épousa en secondes noces, la demoiselle Anne de Bastan. Rien ne put détourner cette personne charmante, paisible et douce, de risquer le sort de la pauvre Lucienne Valtard. Ni ce qu’elle apprit de M. de Mausseuil, ni ce qu’elle en put voir, rien n’y fit. Mlle  de Bastan l’aimait.

Il avait encore de quoi se faire aimer, car il lui demeurait des restes imposants de bel homme, haut de taille et fort en couleur et jovial après tout quand il lui arrivait de n’être pas furieux de vin et de luxure. Rien donc ne rebuta la tendre et délicate demoiselle, pas même, quand il la venait voir au Fresnay chez les parents qu’elle y avait en M. et Mme  du Fresnay, qu’il s’endormît dans son fauteuil la perruque emmêlée, le vêtement débraillé, la langue lourde et l’haleine vineuse. Elle l’aima et l’épousa, orpheline d’ailleurs et libre d’elle-même.

M. de Mausseuil, flatté de la passion qu’il inspirait, parut d’abord s’amender. Il corrigea l’ordinaire désordre de ses habits, diminua ses rasades et laissa en repos les gottons de cabaret, les bergères des pâturages et les laveuses de vaisselle dont il était coutumier. Le mariage vint. M. de Mausseuil sembla de jour en jour s’affermir en ses bonnes dispositions. Mme  de Mausseuil devint grosse et mit au monde une fille à qui l’on donna le nom de Julie.

Mme  de Mausseuil se remettait lentement de ses couches. L’enfant prospérait. On lui avait donné pour nourrice une chèvre et on avait pris pour soigner la bête et la mener paître une espèce de petite mendiante contrefaite qui rôdait souvent autour de Bas-le-Pré et à qui Mme  de Mausseuil faisait l’aumône et s’intéressait. La malade ne quittait pas encore sa chambre. Mausseuil, aux petits soins, y passait de longues heures auprès d’elle et il fallait qu’elle le forçât à sortir et le conjurât de prendre quelque exercice, lui voyant le visage rouge et les mains gonflées de veines bleues.

Un soir, au crépuscule, que son mari était sorti sur ses instances, elle se trouvait seule dans sa chambre dont la fenêtre ouverte donnait sur le jardin ; elle crut entendre du bruit sous sa croisée et, s’étant penchée, vit, au bas du mur, la petite gardienne de la chèvre tenue à la gorge, ses vêtements en lambeaux laissant apercevoir sa chétive et dégoûtante nudité, et rué sur elle, le tricorne à bas, la perruque de travers, le linge dehors, le cauchemar de M. de Mausseuil, brutal et monstrueux, qui était en train de forcer l’infirme.

Mme  de Mausseuil, stupéfaite, entendit une faible plainte et un halètement sourd auxquels elle répondit d’en haut par un cri perçant et elle vit distinctement se lever vers elle la tête effarée de son mari, jurant effroyablement et qui, debout d’un bond, s’enfuyait en trébuchant à travers un carré de choux. Du coup, Mme  de Mausseuil tomba à la renverse et resta assez longtemps évanouie, tandis que montait dans la nuit venue, ironique et ricaneur, le chevrotement nasillard de la chèvre attachée par une corde à un piquet autour duquel elle tournait, la corne basse et le pis gonflé.

Mme  de Mausseuil, qui se blessa gravement dans sa chute, languit quelques semaines et finit par mourir en laissant son mari inconsolable. Il maigrit à vue d’œil, sa panse tomba, et il s’enfonça dans une mélancolie taciturne qui alla en s’augmentant au point qu’on venait de trouver l’hypochondre râlant sur l’herbe, juste sous les volets clos de la chambre où sa femme était morte six ans auparavant. Il gisait étendu dans une mare de sang, le ventre tailladé et la gorge coupée.

Quand on vint constater les particularités de la mort de M. de Mausseuil et relever son cadavre, on crut d’abord à un crime, car l’arme manquait avec laquelle il avait dû se faire ses épouvantables blessures. Ce ne fut qu’ensuite qu’on la retrouva aux mains de Mlle  Armande de Mausseuil, et, plus exactement, sous son oreiller où des traces de sang la firent découvrir à la piste.

Mlle  Armande, sœur d’Hubert de Mausseuil et de Jacqueline de Galandot, était une créature lamentable. Folle depuis des années, elle errait misérablement dans Bas-le-Pré, vêtue de haillons et couverte d’oripeaux. Sa grosse tête lippue et baveuse se surmontait de coiffures compliquées qu’elle échafaudait de ses mains tremblantes et où elle employait tout ce qui se présentait à elle. Elle les parachevait avec des plumes de vieux plumeaux qu’elle ramassait dans les coins ou avec les ailerons de volailles qu’elle cherchait à la basse-cour. Sa bouche laissait découler continuellement deux jets de salive qui se rejoignaient sous le menton et en tombaient goutte à goutte à chacun de ses mouvements. Avec cela, sournoise et pleurarde, de telle sorte que ses larmes mouillaient le fard dont elle se plâtrait. Elle passait ses mains humides sur ses joues au vermillon et elle rôdait ainsi, barbouillée et grotesque, traînant un vieux soufflet d’où elle s’imaginait tirer de la musique ou faisant tourner pendant des heures quelque petit moulin de papier qu’elle avait volé à sa petite nièce Julie.

La maniaque dérobait, en effet, tout ce qui lui tombait sous la main et cachait, d’ordinaire, ses larcins dans sa paillasse ou dans quelque recoin de sa chambre. On la rencontrait errant dans le jardin ou les corridors ou bien descendant les escaliers sur son derrière, quelquefois aussi assise sur le seuil des portes et, la jupe retroussée, prenant le frais à nu sur la pierre. Méchante et acariâtre au temps de sa raison, elle restait dans sa folie fourbe et vindicative.

C’était à cette créature que revenait désormais la garde de la petite Julie. Elle avait huit ans et était fraîche et gentille.

L’abbé Hubertet s’entretenait de cette situation avec M. de Fresnay, accouru avant lui à Bas-le-Pré d’où il était le plus proche voisin, à la nouvelle de l’accident dont il avait envoyé prévenir Mme  de Galandot. Homme agréable et bon, mais cervelle légère malgré ses cinquante et un ans, il se montrait tout bouleversé de la mort de son cousin et avait été fort heureux de l’arrivée de l’abbé Hubertet qu’il mit au courant des particularités que nous venons de rapporter.

M. du Fresnay, qui connaissait de longue date M. de Mausseuil, n’avait jamais cessé de le voir malgré son ivrognerie et sa débauche. Ce fut au Fresnay que M. de Mausseuil rencontra sa seconde femme, la malheureuse Anne de Bastan. Du Fresnay ne se doutait guère, en recevant par habitude ce gros homme dissolu, qu’il inspirerait jamais à cette douce jeune fille une si véritable passion. Mausseuil divertissait les du Fresnay, car, à travers sa crapule, il conservait des lueurs de raison et des traces d’esprit. Il leur plaisait par une sorte de bouffonnerie naturelle qui faisait rire aux larmes Mme  du Fresnay. M. de Mausseuil venait donc là quelquefois. C’était même à peu près la seule maison et les seuls gens de son rang qu’il fréquentât, chassé de partout et relégué aux cabarets, le plus souvent même seul en face de sa bouteille, car on avait fini par craindre son ivresse querelleuse et par faire le vide autour de lui.

Il soupait quelquefois avec M. et Mme  du Fresnay qui, après table, se mettaient l’un à son violon, l’autre à son clavecin, Mausseuil assis en quelque coin du salon. Ce rustre aimait fort la musique et la sentait vivement. Il marquait la mesure du talon, fredonnait le motif de sa voix éraillée, puis, mis en verve, finissait par se lever avec agitation et enthousiasme, tandis que les deux musiciens, de connivence, transformaient peu à peu le concert et en hâtaient le mouvement de telle sorte que, commencé en arioso, il dégénérait en sarabande et que Mausseuil se prenait à gambader, à pirouetter et à leur fournir la comédie d’une danse improvisée qui les réjouissait infiniment.

Un soir que, seuls à leurs instruments, ils en jouaient pour s’en donner le plaisir réciproque, comme souvent ils avaient coutume de le faire, ils virent, la porte poussée brusquement, entrer un Mausseuil hagard, débraillé, les genoux terreux et sans chapeau, qui accourait d’une traite au Fresnay raconter à ses amis ce qui venait d’avoir lieu sous les fenêtres de sa femme. Il sanglotait et hoquetait. M. et Mme  du Fresnay, effarés de l’énergumène, le ramenèrent à Bas-le-Pré et, à l’état où ils trouvèrent la pauvre Anne, comprirent toute l’étendue du malheur. Ils s’installèrent à son chevet et la soignèrent jusqu’au jour où elle mourut sans consentir à revoir son mari, disant qu’elle avait trop compté sur ses forces en espérant lui pouvoir passer les retours de sa nature, et qu’elle préférait mourir à se sentir incapable du devoir qu’elle s’était prescrit et qu’il était au-dessus d’elle d’accomplir. À la suite de ces tragiques événements, les du Fresnay rompirent tous rapports avec M. de Mausseuil et ce ne fut qu’à cause de la petite Julie restée orpheline que M. du Fresnay reparut à Bas-le-Pré.

On était vers le soir ; M. de Mausseuil reposait sur son lit entre deux cierges allumés. Personne auprès de lui ; la maison semblait vide. M. du Fresnay et l’abbé se mirent à la recherche de Julie qui avait disparu depuis le matin. En passant par un corridor, ils virent de la lumière aux fentes de la porte de Mlle  Armande. On avait enfermé la folle dans sa chambre, et les deux hommes eurent la curiosité de regarder par le trou de la serrure. Elle se tenait debout, coiffée bizarrement, et, sa jupe troussée, nue depuis la ceinture, elle s’occupait à s’administrer un grand clystère et, des deux mains, tenant derrière son dos la grosse seringue, elle lui cherchait au mur un point d’appui. Ces messieurs se retirèrent en haussant les épaules et finirent enfin par trouver Julie.

L’enfant dormait, étendue tout habillée sur son lit ; elle gardait encore d’une main une pomme mordue où l’on voyait la trace espacée de ses petites dents ; de l’autre, elle serrait bien fort un vieux pot à fard. Elle s’était amusée à s’en enluminer les joues, comme elle le voyait faire à sa tante. Son sommeil était éclatant, comique et délicieux. Ils ne la réveillèrent pas.

Il fut entendu que Julie partirait le lendemain avec M. du Fresnay chez qui elle passerait les deux tiers de l’année, et que l’abbé tâcherait de décider Mme  de Galandot à la prendre chez elle le reste du temps.

Le matin, qui suivit, on procéda aux obsèques de M. de Mausseuil. Quelques paysans goguenards et qui se poussaient du coude se réunirent dans la cour de Bas-le-Pré. On descendit le cercueil et on allait se mettre en route quand Mlle  Armande fit son entrée. Elle était parvenue à s’échapper et, vêtue et maquillée, elle voulait prendre part à la cérémonie. Quatre rustauds, sur un ordre de l’abbé, s’emparèrent de sa personne. Elle se débattit, cria, mais en vain ; on eut raison d’elle et on la vit disparaître, agitant avec frénésie, sous sa robe qu’elles dépassaient, de grandes bottes à éperons dont elle s’était chaussée.

Le petit convoi passa par l’église et se dirigea vers le cimetière. Julie marchait sagement, donnant la main à M. du Fresnay. Quelques fermiers venaient ensuite. On suivait un chemin creux. Derrière une haie, on entendit bêler une chèvre. C’était la vieille bique barbue, aux mamelles flasques, qui avait été jadis la nourrice de Julie ; M. du Fresnay et l’abbé s’aperçurent alors que le cortège était suivi par une créature contrefaite et boitillante. Ils reconnurent la funeste nabote qui n’avait jamais quitté les alentours du château et y reparaissait de temps à autre.

On arriva enfin au cimetière. Dans une fosse creusée de frais, on descendit M. de Mausseuil. La terre retomba par lourdes pelletées. La cérémonie terminée, les assistants se dispersèrent. Il y avait un grand arbre qui ombrageait le tertre. Sa terre brune tachait le gazon vert. L’abbé Hubertet et M. du Fresnay restés seuls s’assirent dans l’herbe ; des sauterelles y frémissaient et, où elles avaient sauté, un brin flexible tremblait légèrement. Julie s’amusait à les poursuivre. L’abbé la regardait toute blonde dans le soleil. Il faisait chaud, M. du Fresnay tira machinalement de sa poche une flûte de buis, en trois morceaux ; il l’essuya, la monta, y souffla doucement, puis doucement se mit à jouer une ariette. La petite Julie s’arrêta pour écouter, toute blonde, debout dans le soleil, et, comme il était midi, elle n’avait pas d’ombre autour d’elle.

VI


Mme  de Galandot n’accepta pas d’un seul coup les arrangements de l’abbé Hubertet et de M. du Fresnay au sujet de sa nièce Julie de Mausseuil ; bien au contraire. Elle refusa net de la recevoir chez elle pendant les trois mois que l’enfant ne passerait pas au Fresnay. L’abbé se voyait fort embarrassé, d’autant plus que ses sentiments se trouvaient en jeu en même temps que son devoir. Il ressentait en son cœur une sincère pitié envers la petite abandonnée. Quels souvenirs bizarres devait garder l’enfant des gens parmi lesquels elle venait de vivre, entre un père hypochondre et une tante bariolée et falote, dont la folie dégénérait parfois en crises furieuses où elle se roulait en écumant et d’où elle sortait chaque fois plus idiote et plus dégradée !

Il paraissait indispensable à l’abbé d’éloigner au plus vite Julie de ces impressions dangereuses et funestes. Son séjour au Fresnay, dans cette maison bienveillante, gaie, toute pleine de l’odeur des pâtisseries, du parfum des élixirs et d’un concert de musiques, lui ferait oublier aisément peu à peu les tristes et mauvais spectacles de Bas-le-Pré. D’autre part, et pour corriger la frivole tutelle de M. et de Mme  du Fresnay, il désirait vivement pour Julie la haute et sévère raison de Mme  de Galandot qui ne manquerait pas de lui inculquer de solides préceptes d’honneur et de vertu et toute la religion nécessaire à en assurer les principes.

C’est cette influence à prendre sur une enfant que l’abbé faisait valoir à Mme  de Galandot. Il savait que son orgueil ne serait pas insensible au pouvoir qu’on attribuait à sa vertu et par là il espérait l’amener peu à peu à ses vues. Nicolas les secondait de son silencieux désir. L’abbé l’avait attendri sur le sort de sa petite cousine, et Nicolas, dont le cœur était meilleur que l’esprit, éprouvait pour elle un charitable intérêt. Il assistait au débat entre sa mère et l’abbé, en y restant à l’écart comme de toutes choses, car, habitué dès longtemps à ne pas agir par lui-même, il était incapable d’intervenir efficacement en quoi que ce fût.

Mme  de Galandot évitait toute réponse définitive.

Le temps pressait, néanmoins, car l’abbé Hubertet allait bientôt quitter Pont-aux-Belles. L’évêque qui estimait la science et la sûreté de l’abbé venait de se l’attacher comme secrétaire. M. de la Grangère devait partir pour l’Italie sur la fin de l’automne, chargé par le roi de négociations secrètes, et il emmenait avec lui M. Hubertet qui tenait fort, avant son départ, à avoir introduit la petite Julie à Pont-aux-Belles. Il s’en ouvrit à M. de la Grangère et lui demanda conseil.

Mme  de Galandot respectait fort son évêque qui, d’accord avec l’abbé, se résolut d’user de son pouvoir pour imposer à Mme  de Galandot, au nom de la foi, ce qu’elle refusait à la parenté et, pour en finir, ils prirent le parti de brusquer l’affaire.

M. de la Grangère fit donc annoncer sa visite à Mme  de Galandot sous couleur de prendre congé d’elle avant son voyage, et, un beau jour, vers trois heures de l’après-midi, le carrosse épiscopal entra dans la cour de Pont-aux-Belles.

L’évêque fut reçu à la portière par l’abbé Hubertet et par Nicolas de Galandot. Nicolas avait alors vingt-quatre ans et beaucoup d’embarras et de timidité sous l’habit de cérémonie revêtu pour la circonstance. On échangea des politesses. L’évêque s’excusa que le chanoine qui l’accompagnait ne descendît pas à cause de la goutte qui lui tenait les jambes gourdes. M. Durieu présentait, en effet, la mine rubiconde du parfait podagre. Sa corpulence remplissait exactement le cadre de la portière, qu’il referma sur lui quand, après les saluts d’usage, il se fut rassis au fond du carrosse où on le laissa.

La compagnie se dirigea vers le château. L’évêque marchait à petits pas de ses jambes courtes. Il était alerte et vif, et, en sa petite taille, de grande autorité. On le disait habile homme et adroit courtisan. Il avait fait un long apprentissage des brigues et des pratiques humaines et s’en était toujours tiré à l’avantage de ses amis et à la confusion de ses ennemis. Il fallait qu’il connût à fond l’intrigue ecclésiastique pour mériter qu’on le jugeât propre à affronter les affaires délicates de la politique romaine. Du choix qu’on venait de faire de lui, il ressentait toute l’importance et tout le prix. Aussi ne doutait-il pas de ses succès ultramontains non plus que de la réussite de l’entreprise plus modeste qui l’amenait aujourd’hui à Pont-aux-Belles.

Après les premiers compliments, la conversation prit un tour familier, et M. de la Grangère demanda à visiter les jardins. L’entretien s’y continua. L’évêque marchait auprès de Mme  de Galandot qui, pour la première fois, regretta l’état d’abandon et de négligence où se trouvaient, faute de taille et de râtissage, les charmilles et les allées.

On était arrivé à un rond-point. L’évêque, un peu essoufflé, s’arrêta, et, regardant autour de lui, il leva ces mains fluettes :

— « Certes, Madame, quoi que vous disiez de ce qu’il est et pensiez de ce qu’il fut, ce lieu n’en reste pas moins fort beau, et je comprends les regrets de notre abbé d’avoir à en quitter bientôt les tranquilles ombrages. »

Et là-dessus, il vint à laisser entendre que de puissants intérêts voulaient qu’il emmenât à Rome M. Hubertet. Il insista sur les hésitations de l’abbé, son attachement à son élève.

— « Car, Madame, notre abbé a mené modestement et sûrement une grande tâche. Il a fait, avec votre secours, et sous vos yeux, de votre fils, un gentilhomme pieux et bon. Je ne doute pas que M. Nicolas le fût devenu par lui-même et que vos conseils eussent suffi à diriger un si heureux naturel, mais l’abbé a contribué, pour sa part, à joindre à un cœur que vous avez formé un esprit qu’il travailla de son mieux à nourrir et à orner. »

Nicolas n’était-il point versé aux lettres antiques, latiniste accompli ? L’évêque n’en voulait pour preuve que les belles sentences cicéroniennes échangées entre eux à la descente du carrosse. Nicolas n’avait plus rien à apprendre.

— « Le voilà tout à fait homme, concluait M. de la Grangère et capable non seulement de soutenir l’honneur de sa maison, mais encore d’y ajouter. »

Mme  de Galandot, tout en exprimant les regrets de circonstance, acceptait assez bien le départ de l’abbé qui depuis quelques semaines ne cessait de la harceler au sujet de la petite Julie et qu’elle commençait à trouver importun.

Il y avait là un banc de pierre. L’évêque et Mme  de Galandot s’y assirent pour continuer l’entretien. Un vent léger faisait frissonner les cheveux gris de Mme  de Galandot, et M. de la Grangère, le nez un peu rouge par la fraîcheur de l’air, l’écoutait finement se complaire au détail de ses labeurs maternels.

— « Oui, Madame, si l’abbé a sa part de la bonne éducation de M. votre fils, répliqua, quand elle fut au bout, le malin prélat en saisissant une pente favorable à son projet, vous y avez la vôtre, et la plus belle, qui revient aux exemples de votre haute vertu. Ah ! je comprends, Madame, votre légitime satisfaction et votre bonheur d’être déchargée d’un grand devoir. Maintenant que cette belle œuvre est terminée, il vous serait doux, ma chère fille, de rentrer en votre paix intérieure, mais le bien est insatiable. Ne croyez-vous pas que d’autres soins vous appellent et resterez-vous sourde à leur voix ?

« Je vous ai toujours tenue quitte des œuvres extérieures, continua l’évêque en souriant, mais Dieu vous en réserve une à laquelle vous ne vous attendiez point. Dieu a pourvu de lui-même au remploi de votre loisir. Il sait tous nos besoins et même ceux dont nous ne nous doutons pas. Il faut que vous accueilliez votre nièce Julie de Mausseuil. »

Le choc fut dur. Aux premiers mots, Mme  de Galandot se rebiffa avec une sécheresse et une hauteur déterminées. L’évêque ne se déconcerta point : il avait subi de plus rudes assauts et lié de plus fortes parties et il savait bien des chemins. Il prit d’abord celui de radoucir. Puis, l’effet manquant, il parla à son tour haut et sec, redressé dans sa petite taille. Ses mains agiles et persuasives gesticulaient aux yeux de Mme  de Galandot qui voyait passer et repasser devant elle, à l’annulaire, le point d’or de l’anneau épiscopal et ne répondait rien. Alors M. de la Grangère s’échauffa. Il dénonça le murmure public, le scandale de cet abandon, exigeant par calcul plus qu’il ne voulait, puis, tout à coup, réduisant l’obligation à trois mois, qu’il obtint. On fixa le séjour, chaque année, de la mi-juillet à la mi-octobre.

L’évêque entama alors l’éloge de l’enfant. Mme  de Galandot, levée brusquement du banc de sa défaite, allait à grands pas vers le château. M. de la Grangère la suivait sur ses courtes jambes, tout guilleret de cette retraite précipitée et de cette colère. On croisa Nicolas et l’abbé Hubertet. L’abbé venait de mettre son élève au courant de sa décision et de ses projets de voyage ; tous deux pleuraient. Ils marchèrent derrière l’évêque qui reprenait haleine auprès de Mme  de Galandot enfin ralentie et modérée. De temps à autre on entendait le pauvre Nicolas se moucher bruyamment.

On arriva au carrosse. Tout le monde faisait cercle quand, la portière ouverte, on vit le gros chanoine goutteux assis nu-tête sur la banquette du fond et, sur l’un de ses genoux, Mlle  Julie, que l’évêque avait amenée en cachette avec lui, coiffée de la perruque et, au nez, les bésicles du pauvre M. Durieu qui, rouge et effaré, ne savait quelle contenance prendre ni comment se débarrasser de l’importune.

Ce fut en cette bizarre posture que Mme  de Galandot fit la connaissance de sa nièce. On convint qu’elle passerait cette fois deux ou trois jours à Pont-aux-Belles et que l’abbé la reconduirait au Fresnay, d’où elle venait, avant de rejoindre son nouveau poste auprès de M. de la Grangère qui, ayant pris congé de la compagnie, mit le soulier au marchepied.

Le gros cocher fouetta les chevaux ; les roues tournèrent, laissant dans la cour de Pont-aux-Belles, auprès de Mme  de Galandot, entre l’abbé goguenard et Nicolas interloqué, une belle petite fille blonde et mutine qui regardait, à travers les bésicles qu’elle s’était obstinée à ne pas rendre, disparaître le grand carrosse où M. le chanoine Durieu confessait à son évêque que cette gentille demoiselle de Mausseuil était vraiment le diable en personne, ce qui lui aurait paru bien plus vraisemblable encore s’il l’avait entendue derrière eux rire à grands éclats de trois gros crottins frais et fumants qu’avait espacés sur le pavé l’attelage bai de M. de la Grangère.

VII


Ce premier passage de Julie à Pont-aux-Belles se confondit avec les préparatifs du départ de l’abbé Hubertet. Nicolas s’en montra fort affligé et tomba dans un grand désœuvrement. Sa vie étroite et paresseuse se soutenait en équilibre par quelques points d’appui, et, le principal venant à lui manquer subitement, il en ressentait fortement l’entorse.

Certes, Mme  de Galandot lui restait, mais, depuis longtemps, elle se déchargeait sur l’abbé du soin d’occuper son fils. M. Hubertet était parvenu à l’intéresser à ses travaux ; il lui avait ouvert le vaste champ de l’antiquité, et, si Nicolas n’en remuait pas les profondeurs, il en parcourait du moins assez volontiers la superficie. Une fois l’abbé parti, il laissa là ses études, évita même la bibliothèque et s’attarda dans une oisiveté qui ne fut pas sans inquiéter Mme  de Galandot, car elle n’y voyait aucun remède et s’en faisait même quelque reproche auquel, pourtant, sa certitude de soi mit fin assez vite. Néanmoins, elle fut sur le point de regretter d’avoir, avec tant de soin et avec une si continuelle vigilance, détourné son fils de toutes les occupations qui eussent convenu à son âge et auxquelles elle s’était opposée de toute la force de ses craintes.

En effet, Nicolas de Galandot ne savait rien des pratiques où se distraient d’ordinaire les gentilshommes de la province, qui trouvent dans l’usage de la meute et du cheval leur principal agrément. Sa mère s’était toujours refusée à ce qu’il courût la bête. Elle y voyait l’inconvénient de l’éloigner d’elle durant de longues journées et de l’accointer forcément à la jeunesse du voisinage. Elle redoutait, outre les péripéties parfois dangereuses de l’hallali, les repas bruyants qui suivent les curées. Elle craignait que son fils ne revînt de là, la tête pleine de l’aboi des chiens, du son des cors, des jurons des piqueurs et des propos libertins des compagnons qu’il ne manquerait pas de faire à ces parties et qui l’entraîneraient forcément soit à délaisser Pont-aux-Belles, soit à y introduire une compagnie dont la présence lui eût été, à elle, odieuse et eût troublé d’une choquante disparate sa vie haute, rigide et solitaire.

Elle craignait que le doux et sage Nicolas n’acquît à ces contacts cette sorte de brutalité dont elle gardait un fâcheux souvenir pour en avoir souffert jadis dans ses proches aux temps, maintenant lointains, de sa jeunesse.

Donc Nicolas de Galandot n’apprit ni à manier l’épieu ni à chausser l’étrier, car sa mère craignait les chevaux pour le péril continuel qu’il y a à leurs caprices. Les plus doux en prennent d’inattendus et elle rappelait souvent à Nicolas qu’une fois même le noble attelage qui les menait si majestueusement, elle et son mari, en leur bon carrosse à quatre roues, s’était emporté un jour sur la route de Saint-Jean-la-Vigne et, après une course furieuse à travers champs, les avait versés bel et bien en pleine luzerne, feu M. le comte tombé sur le nez et elle, en tous ses atours, étendue sur le dos, les jambes en l’air. Cet exemple lui servit d’argument à communiquer au jeune Nicolas une aversion circonspecte du manège et de ses conséquences.

Lui ayant ainsi coupé toutes les issues, elle le tenait tout entier tout à elle. En cela, elle avait peut-être calculé plus fortement que justement, car il faut des passions pour en nourrir sa solitude, soit l’occupation à de grandes choses intérieures, soit un intérêt violent à de petites qui nous entourent. Or Nicolas de Galandot avait plutôt des habitudes. C’étaient elles qui constituaient la matière usuelle de ses pensées et la raison commune de ses actes ; leur ensemble parfaitement ordonné et rigoureusement accompli lui composait une vie égale et circulaire d’où il ne tentait aucunement de sortir.

Nicolas de Galandot était vraiment dépourvu de tout excès intime. Il n’éprouvait aucun de ces mouvements sourds qui portent parfois à de brusques écarts dont la surprise déconcerte. Sa religion même n’allait point en sursauts et en profondeur, et son souci de Dieu se contentait de pratiques apprises qu’il accomplissait ponctuellement sans y rien ajouter et sans en rien retrancher. Son existence semblait circonscrite d’avance, comme l’ombre au vieux cadran de pierre où son père avait aimé jadis à voir tourner l’heure au soleil.

Tout ce qui dépassait la limite des circonstances quotidiennes lui apparaissait vague et confus. Il faisait de soi un usage modéré et des autres aucun ; mais, s’il avait dans la tête peu d’images et peu de pensées, il avait au cœur des sentiments très fermes et très constants. Il aimait sincèrement et fortement sa mère ; aussi, quand l’époque approcha où Julie dut revenir à Pont-aux-Belles, partagea-t-il la mauvaise humeur de Mme  de Galandot à l’égard de cette petite et ne lui fit-il guère plus bienvenue de cousin qu’elle accueil de tante. Mais ce sentiment, il faut le dire, dura peu, et Nicolas qui était doux, simple et bon, n’y mit pas la durée et la persévérance qu’apporta au sien Mme  de Galandot.

Le lendemain de l’arrivée de Julie au château, elle se promenait dans les jardins sous la surveillance d’une des deux vieilles servantes de Mme  de Galandot. Pont-aux-Belles ne se trouvait guère habité que par des vieilles gens ; aussi Julie était-elle la première figure jeune qu’y vit à demeure Nicolas. L’enfant marchait tristement ; on entendait ses petits pieds alertes sur le gravier à travers le pas lourd de l’antique chambrière qui parfois toussait et traînait la jambe par l’allée.

Julie eut quelque peine à se mettre au pas où entendait la réduire sa tante. Mme  de Galandot consentait bien à recevoir sa nièce sur les instances de M. de la Grangère et à la pensée du scandale que son refus n’aurait pas manqué de produire, mais elle accomplissait ce devoir à contre-cœur, et Julie ressentit durement la mauvaise humeur de cette obligation. Sa vivacité turbulente heurta ses ailes à la sécheresse de sa tante qui, dès l’abord, la réprima sévèrement.

Certes il y avait loin de l’aimable maison du Fresnay, pleine de chansons et de clavecin, au morne séjour de Pont-aux-Belles. L’enfant s’en aperçut vite.

M. et Mme  du Fresnay avaient tendrement choyé l’orpheline et la mignonne les adorait. Ils en raffolaient par retour et ils proposèrent même de garder complètement la fillette auprès d’eux, ce qui leur valut de Mme  de Galandot une lettre fort rogue et un refus formel, tant est puissant dans les âmes le goût de la contradiction. La teneur du billet fut telle que M. et Mme  du Fresnay durent laisser partir Julie sans l’espoir de l’aller visiter, même une fois, durant qu’elle serait à Pont-aux-Belles. Ce qui les chagrina au point que M. du Fresnay resta bien trois jours sans toucher violon ni flûte, et sa femme tout autant sans ouvrir son clavecin, ni battre ses crèmes et casser son sucre.

Le changement fut brusque pour Julie. Là-bas, elle se passait tout ; ici, on ne lui passa rien. Mme  de Galandot fit peser sur elle son joug hautain et sans réplique. Elle gardait en elle, si l’on peut dire, de la sévérité inemployée. La docilité de Nicolas lui avait permis de s’assurer sur lui une domination facile sans qu’il fût besoin de faire montre d’aucune rigueur ; aussi, vis-à-vis de Julie, usa-t-elle de cette sorte de réserve de dureté et d’aigreur jusque-là inutiles. On eût pu s’attendre à des révoltes, il n’en fut rien. Devant cette forte contrainte, l’enfant plia, par insouciance un peu, beaucoup par mollesse et aussi par cette facilité aux circonstances particulière aux êtres jeunes, de telle façon que Mme  de Galandot en fut déçue dans son projet. Elle ne trouva rien en Julie qui valût les dispositions où elle se trouvait à son égard. Ce manque de résistance la désintéressa à ne pas rencontrer là de quoi satisfaire son attente.

Ce changement créa en Julie un être double par suite de son double séjour au Fresnay et à Pont-aux-Belles. Elle acquit deux habitudes différentes qui prédominèrent en elle chacune à son tour et firent d’elle, plus tard, la voluptueuse et facile Julie des soupers du maréchal de Bonfort et la solitaire et sage Mme  de Portebize en train de finir sa vie au rustique manoir de Bas-le-Pré.

Cette rapide docilité, si elle contrariait le désir secret de Mme  de Galandot, lui fit estimer fort sa méthode d’éducation et satisfit au moins sa vanité. L’une se résigna donc à être obéie, et l’autre à obéir. Julie hâta l’apprentissage de ce qu’on exigeait d’elle et s’y soumit de bonne grâce. Seulement elle s’ennuyait et son petit visage rose ne riait plus de son grand rire, comme lorsqu’elle se barbouillait des confitures fraîches de Mme  du Fresnay ou s’amusait à râcler des notes discordantes sur le violon de M. du Fresnay. Elle était toute préoccupée des convenances nouvelles qu’il fallait qu’elle observât, et cette contrainte donnait à sa petite personne une sorte de gravité charmante et comique. Il restait bien épars dans ses yeux une sorte d’air de gaîté prête à sourire, mais elle lui cherchait en vain dans les yeux des autres un appui et un acquiescement et, quand elle rencontrait le regard austère de sa tante, son avance finissait en une demi-moue, charmante et penaude à la fois, de sa lèvre charnue et rouge, avec je ne sais quoi de déconcerté où il entrait de la déception et un rien de malice, comme un parti pris, puisqu’on n’en voulait pas, de jouir pour elle-même de son sourire.

Si l’on ne savait pas tirer parti d’elle, elle, par contre, savait du moins tirer parti de tout avec une habileté naïve.

Elle trouvait aux objets et aux gens qui l’entouraient mille façons de s’en amuser. Les enfants s’inventent de tout des événements particuliers. Les cailloux, les herbes, les circuits des allées, la forme des parterres, les meubles, les ustensiles lui servaient à des plaisirs spéciaux où le temps qu’il faisait avait sa part non moins que d’autres circonstances mystérieuses et senties d’elle seule.

Le peu de personnes qui, à Pont-aux-Belles, composaient le spectacle journalier de la vie, lui devinrent familières, et elle porta à leur connaissance une finesse native. Si, forcément, le caractère général de Mme  de Galandot, par exemple, échappait à son raisonnement d’enfant, elle avait acquis, par instinct et par usage, une prévoyance si exacte de sa physionomie qu’elle y lisait d’avance les précautions à prendre pour déjouer l’irritation qu’elle distinguait aux traits de la vieille dame à une petite grimace de la bouche ou à un certain clignement des yeux. Aussi était-elle admirablement prompte à se garer, à la fois prudente et hardie, avec un talent pour contrefaire, naturel et irrésistible. Elle s’exerçait à imiter la démarche et le port de sa tante ou, grimpée sur une chaise, elle présentait au miroir son petit visage qui caricaturait d’une grimace bouffonne celui de sa sévère parente. Elle poussait ce goût jusqu’à l’effronterie et ne s’en privait pas en présence même de Mme  de Galandot qui ne s’apercevait de rien.

Comme de juste, le cousin Nicolas, non plus n’évita pas la moquerie. Julie observa vite son air d’ennui et d’indolence, sa façon de bâiller et le sursaut qui réprimait ce bâillement, sa démarche hésitante, sa manière de traîner sa canne sur le sable, les mains jointes derrière son dos qu’il courbait volontiers, tout le dégingandé de sa longue personne. C’est en se promenant ainsi dans ce jardin, oisif et éternellement perplexe, que Nicolas rencontrait souvent sa cousine Julie.

Elle n’allait pas à lui et ne lui adressait pas la parole et faisait semblant de ne pas le voir, mais elle le regardait en dessous, d’un œil rapide et furtif. La plupart du temps, quand il la croisait, elle baissait la tête et feignait de s’occuper à jouer, si attentive à son jeu qu’elle laissait poindre entre ses lèvres la fine pointe de sa langue rose pour la tirer ensuite toute longue au dos tourné du cousin Nicolas qui s’éloignait à petits pas, les mains derrière les basques de son habit où un petit bout de mouchoir que le distrait laissait souvent sortir de sa poche semblait répondre à la grimace de l’enfant.

La promenade habituelle de Nicolas de Galandot le conduisait souvent au banc où Julie jouait une partie de l’après-midi. Ce banc était adossé à un treillage vert qui séparait l’allée d’un carré de grands arbres. L’enfoncement formait niche et quelques lattes du treillage, rompues à cet endroit, donnaient passage à l’enfant. Le lierre tapissait le sol du sous-bois de ses feuilles pressées en écailles d’un vert sombre ; il montait aux troncs en nervures musculeuses et velues. Le lieu était d’une fraîcheur noire qui plaisait à la petite.

Souvent elle se cachait dans l’épaisseur de cette retraite, lorsqu’elle entendait, de loin, sur le sable, le pas inégal de Nicolas. Elle remarquait qu’il ne manquait guère, en passant là, de l’y chercher des yeux ; puis il s’éloignait sans retourner la tête, d’ordinaire ; mais, une fois, ayant fait volte brusquement à un léger bruit, il aperçut, en dehors du treillage derrière lequel elle l’observait à l’abri, la figure mutine de Julie qui, rieuse et surprise en son divertissement favori, lui tirait irrévérencieusement une langue d’une aune.

Julie, méditant les suites de sa hardiesse, s’était rassise sur le banc, penaude et tranquille. Quelle que fût son habileté à prévenir les mouvements d’humeur de la tante Galandot, elle ne parvenait pas toujours à les tous éviter. Elle connaissait les verges.

C’était toute une cérémonie et les trois fois où elle les avait reçues déjà durant son séjour à Pont-aux-Belles lui en rendaient le souvenir fort cuisant. La fête s’en réglait ainsi. Le vieux jardinier Hilaire, mandé pour la circonstance, entrait, ses sabots à la main et une poignée de branchettes de l’autre, dans la salle où se tenait Mme  de Galandot, au fond d’un grand fauteuil, les lunettes sur le nez. Hilaire, qui était brave homme, choisissait au fagot des brindilles bien sèches, qui cassaient tout de suite ; mais Julie n’en gardait pas moins, sa robe baissée, les fesses un peu chaudes et les joues allumées d’avoir crié d’avance sans peur et même sans larmes, mais pour donner à sa tante une haute idée du châtiment. Aussi, quand elle vit, au retour, Nicolas ralentir le pas et s’arrêter devant le banc, appréhenda-t-elle pour le soir la punition d’usage.

La vérité est que Nicolas se sentait fort embarrassé ; il remuait le sable du bout de sa canne pour se donner contenance. Julie, qui avait pris son parti de l’événement, le regardait avec malice ; puis, soudain, elle nettoya de sa mignonne main les feuilles et les graviers qui couvraient le banc et, se reculant tout au bout, comme pour faire place au survenant, elle fit bouffer sa robe et considéra avec attention la pointe impatiente de ses petits pieds en suspens et qui ne touchaient pas terre.

L’embarras de Nicolas de Galandot augmenta au point que, ne sachant que faire ni comment s’en aller, il s’assit sans rien dire bien à l’extrémité du banc, les mains ballantes et sa bonne figure toute rouge de malaise.

Julie ne soufflait mot. Elle se tenait très droite, très sage, réservée et narquoise. On n’entendait que le bruit de ses talons se heurtant l’un contre l’autre. Dans l’intervalle, un arbre palpitait parfois de ses hautes feuilles. Une brindille sèche tomba d’une cime comme d’une verge invisible. Nicolas la ramassa avec précaution et la posa entre eux deux, puis il se leva, se rassit et enfin, brusquement, s’éloigna non sans avoir salué fort bas sa cousine Julie.

Nicolas revint presque chaque jour. Julie ne fuyait plus. Il la regardait avec intérêt se livrer aux amusements qu’elle s’inventait. Quelquefois elle n’était pas là, mais elle ne tardait pas à sortir de derrière le treillage. Elle rapportait des feuilles ou des racines de lierre, des cailloux, des branches mortes dont elle faisait usage devant lui, car peu à peu elle se familiarisait avec ce visiteur silencieux. On ne parlait guère à Pont-aux-Belles. Nicolas répondait par monosyllabes aux propos de sa mère. Julie, qui trouvait en son grand cousin un auditeur complaisant, bavardait. Il l’écoutait, béat et docile, sans trop répondre aux innombrables questions de la fillette, car il était lent d’esprit et si distrait que les rapides sautes d’idées de la petite le trouvaient au dépourvu.

Julie était vive en paroles et prompte de cœur. Elle se prit d’amitié pour ce grand garçon, de quinze ans plus âgé qu’elle ; mais, par une fine perspicacité enfantine, elle se réservait pour les instants où ils se trouvaient seuls au jardin. Devant Mme  de Galandot elle restait indifférente et ne laissait rien paraître de cette camaraderie. À peine si elle échangeait avec Nicolas un coup d’œil d’entente, de telle sorte que la bonne dame, retirée tout le jour en son appartement, ne se doutait pas le moins du monde que l’élève de l’abbé Hubertet préférât aux graves auteurs de la bibliothèque la société d’une petite fille de neuf ans et s’amusât avec elle, assis au bout du parc sur un vieux banc, à nouer des guirlandes de lierres dont il maniait les feuilles lisses et dont Julie caressait en riant, de ses doigts peureux, les tiges souples et velues.

Il faut dire que les cousins ne restaient pas toujours à la place où ils s’étaient rencontrés. Souvent ils faisaient le tour du parc, le long du mur d’enclos. Elle marchait devant et lui la suivait avec docilité partout où elle voulait aller, au soleil dont il avait grande peur et même à la pluie qu’il craignait fort et sous laquelle Julie aimait se promener tête nue pour sentir les gouttes lui mouiller les cheveux et lui couler dans le cou ; car le temps qui avait duré plus de deux mois presque invariablement beau commençait à se gâter. L’automne arrivait et l’époque où Julie devait retourner au Fresnay passer l’hiver et le printemps.

Ce fut un mauvais jour pour le pauvre Nicolas quand M. du Fresnay vint chercher Julie. Mme  de Galandot le reçut avec froideur et congédia sèchement sa nièce. Nicolas n’osa rien montrer de son regret à sa petite amie. Il l’accompagna jusqu’au carrosse et, après lui avoir dit adieu, il s’enfuit au jardin et s’assit sur le banc désert. La mousse et le marbre en étaient moites et humides. Il avait plu, et Nicolas, tête basse sous les feuilles qui tombaient drues et alourdies, ramassa à ses pieds, parmi elles, un petit cœur de lierre tout vert et tout verni et où tremblait une goutte d’eau, puis, comme l’averse revenait, il se leva et lentement retourna au château.

VIII


Lorsque, l’an d’après, la saison s’avança où Julie dut revenir à Pont-aux-Belles, Mme  de Galandot fit de grandes plaintes. Elle n’avait, tout le long de l’année, marqué aucun souci d’avoir des nouvelles de sa nièce, et Nicolas, esclave de toutes les humeurs de sa mère, n’avait pas une fois osé lui offrir d’en aller chercher au Fresnay, comme il le désirait vivement.

Mme  de Galandot blâmait aigrement la manière d’y vivre et se lamentait que Julie y eût dû prendre des habitudes où elle n’aurait certes pas manqué de perdre le peu de bons principes dont on avait tâché de la pourvoir. Tout cela avait bien dû s’évaporer au bruit du violon et du clavecin et au parfum des pâtisseries et des confitures, et Mme  de Galandot grondait contre ces gens qui entreprennent d’élever une fille en lui enseignant, pour tout art, à chanter et à confire, sans même prendre le soin, à coup sûr, de lui apprendre les chiffres ou l’alphabet. Non, certes, que Julie eût besoin de devenir savante. Elle n’aurait guère le temps de lire ni l’occasion de compter, car, une fois grande, elle n’aurait point à être bel esprit ni habile intendante. Un petit mariage l’attendait, avec peu de biens à administrer et force soins domestiques. Elle n’aurait pour dot que sa part de Bas-le-Pré dont le revenu était mince et qu’il fallait partager avec sa tante Armande et dont ne s’accommoderait guère qu’un époux de médiocre état.

Aussi Mme  de Galandot trouvait-elle utile d’enseigner à sa nièce l’ordre, l’économie, le ménage et la couture, tout ce qui convient à une fille pauvre, avec assez de religion pour accepter son sort tel que Dieu le règlerait d’après ce qu’il semblait en laisser prévoir.

Nicolas laissait dire sa mère. Il se proposait tout bas d’instruire Julie. Sans se croire grand maître, il se jugeait capable de lui donner quelques éléments de lecture et d’écriture et il s’ouvrit à sa mère de ce projet. Elle le trouva à son gré, y voyant plus pour son fils une occupation qu’un avantage pour sa nièce. On en convint et on put voir Nicolas, par les allées, un livre à la main, repassant sa grammaire et traçant sur le sable, du bout de sa canne, de grandes lettres d’essai. Mme  de Galandot avec plaisir le vit s’attribuer ce rôle de pédagogue, se réservant pour sa part le soin de diriger la conduite de sa nièce et de la chapitrer, de veiller à ses écarts et de la ramener à la discipline, ce qui arriva promptement.

Le lendemain du jour où Julie reprit possession de sa petite chambre, elle se réveilla de grand matin. Dans son lit, elle se mit, les yeux mi-clos, à fredonner un air, puis peu à peu à le chanter. Sa voix claire et aiguë retentissait dans le frais silence matinal. Julie, distraite, se croyait encore au Fresnay. Elle se ravisa vite et se tut, toute confuse, mais trop tard pour que Mme  de Galandot, qui ne dormait guère, ne l’eût entendue de son appartement qui était proche et, de trois coups secs frappés à la muraille, avertie de son inconvenance.

Julie, dépitée de la semonce, mordit sa lèvre qu’elle avait rouge et charnue et la marqua de l’empreinte de ses fines dents. Elle touchait à un âge charmant, grandie et commençant à s’effiler ; dans son visage tendre et rond s’en ébauchait un autre encore incertain, mais qu’on pressentait délicieux ; son gros petit corps s’amincissait déjà gentiment, toute sa personne indécise semblait en train de se chercher une proportion exacte. Elle allait sur ses dix ans.

Elle eut bientôt fait de réapprendre Pont-aux-Belles, ses habitudes et ses habitants. Elle mettait une sorte d’adresse naturelle à y passer inaperçue, faisant peu de bruit et tenant peu de place. Il fallait la voir gravir lestement, fraîche et furtive, les escaliers sonores, parcourir les longs corridors, et, dans la vaste pièce où elle travaillait à la couture en face de Mme  de Galandot, juchée sur un haut tabouret, suçant avec une moue contrite et futée le bout de son doigt piqué par la pointe de l’aiguille.

Avec Nicolas seul elle redevenait ce qu’elle était réellement, une fillette turbulente, vive et moqueuse. Le vrai signe de l’amitié pour les enfants est d’oublier qu’on n’a point leur âge. Une fois cette égalité établie, ils en abusent à leur profit avec une aisance admirable. Aussi imposait-elle à Nicolas mille choses qui semblaient fort simples et toutes naturelles à la pensée de la petite fille et qui rendaient fort comique ce grand garçon timide et dégingandé, comme de s’amuser avec elle pendant des heures à construire dans le sable, avec des murailles de cailloux et des arbres de branchettes, des jardinets en miniature.

Il faisait vraiment beau voir le cousin Nicolas, à l’ouvrage, les mains terreuses au point qu’il osait à peine, en cet état, rentrer au château et, près de lui, ouvert sur le gravier, le rudiment que l’honnête garçon apportait chaque jour avec lui dans l’espoir d’en inculquer quelques règles à cette capricieuse petite tête.

Ce n’était qu’après bien des jeux que Julie consentait à s’asseoir sur le banc pour écouter la leçon. Elle se mettait à épeler avec beaucoup de sérieux et de bonne volonté, tout en suivant du coin de l’œil son pied qu’elle balançait en mesure de façon à effleurer sournoisement du talon les bas de son distrait professeur qu’elle tachait de poussière. Sa malice finissait par la faire éclater de rire sans que Nicolas interloqué sût au juste pourquoi elle riait ainsi. La leçon continuait tant bien que mal jusqu’à ce que Julie se laissât glisser doucement du banc. C’était la fin et alors la poursuite commençait.

Julie mettait à ce jeu une animation et une ardeur extraordinaires. Elle ne se fatiguait jamais de ce divertissement auquel son cousin se prêtait avec une bonne grâce et une patience infinies. Il se cachait derrière les arbres juste assez pour se laisser voir ; il courait à grandes enjambées juste assez pour se laisser rejoindre et pour donner à la petite le sentiment qu’elle allait être atteinte sans lui en infliger l’affront dont elle n’aurait pas supporté la contrariété en mauvaise joueuse qu’elle était. De là, entre eux, des querelles furieuses et risibles, car Nicolas faisait quelquefois mine de s’apercevoir des tricheries de Julie et de résister à ses caprices.

Quelquefois même, il résistait pour de bon et les deux compagnons se disputaient. Nicolas oubliait son âge et traitait Julie comme si elle eût le sien. Alors, c’étaient des cris, des colères et surtout des bouderies où ils se montraient aussi obstinés l’un que l’autre. Puis, enfin, le bon sens revenait à Nicolas et il se considérait avec surprise et confusion, debout dans sa grande taille, faisant face du bec et des ongles à une bambine de dix ans, comme un échassier en querelle avec une linotte.

Le sentiment de cette disproportion mettait d’ordinaire fin à la brouille par le consentement habituel de Nicolas à ce que voulait de lui Julie. En conséquence de ces raccommodements, la fillette obtenait, ce qui l’amusait le plus au monde, une promenade au miroir d’eau, soit de suite, soit pour le lendemain.

C’était un des plus agréables endroits des jardins de Pont-aux-Belles. Le feu comte avait fait creuser là un bassin pas très vaste, mais assez profond et fort propre à mirer les beaux arbres qui l’entouraient. Quatre pentes de talus de gazon en encadraient les quatre pans. Une allée étroite et sablée le bordait, et Julie qui aimait fort à la suivre n’en recevait la permission qu’avec la promesse de ne point quitter la main de Nicolas.

Là-dessus il se montrait intraitable, autant par prudence que pour le plaisir de tenir entre ses doigts la menotte qu’il y sentait toute vive d’impatience et de curiosité. Le tour fini, Julie voulait recommencer. Pour avoir la paix, le naïf Nicolas offrait d’aller à ce qu’on appelait le « petit bassin ». Julie lançait un dernier regard vers l’eau somnolente où s’engourdissaient des carpes paresseuses qu’on entrevoyait bleuâtres et fluides et comme à demi-mortes en leur bronze charnu.

Le petit bassin se trouvait en contre-bas du grand et à quelque distance. Il était orné à ses angles de figures marines, et à son centre d’un Triton qui levait d’un geste sa conque en spirale vers sa bouche toute gonflée du souffle de ses joues.

Mme  de Galandot, qui n’aimait pas les dépenses inutiles, avait laissé se perdre peu à peu ce jouet hydraulique, mais, en ouvrant les conduites à demi rompues, on obtenait encore qu’un mince filet d’eau s’égouttât de la conque obstruée. Cela suffisait à amuser Julie, mais non à remplir le bassin qui, l’été, tarissait complètement et écaillait sous le pied sa sécheresse limoneuse.

Julie y descendait, puis, montée sur le dos du Triton, elle attendait et battait des mains quand Nicolas soulevait par son anneau de fer une dalle de pierre et y introduisait une sorte de clé à cet usage. Ses petits bras autour du cou, sa joue contre la joue de la figure marine, elle écoutait avec une attention passionnée.

La statue, silencieuse plus ou moins longtemps, semblait enfin s’animer d’un bruit mystérieux et presque imperceptible qui sourdait dans son corps de bronze. L’eau arrivait lentement en elle, montait doucement avec un gazouillis léger, comme une sorte de fluide circulation intérieure. Peu à peu, elle atteignait la poitrine, semblait s’y épandre, puis dans un hoquet sourd passait la gorge, emplissait la bouche et débordait dans la conque d’où elle coulait en fils de cristal et en gouttelettes claires.

Alors Julie trépignait de joie, et il fallait, pour l’emmener de là, que Nicolas fermât les conduites et lui promît de revenir bientôt à ce délicieux plaisir.

Le temps passait, on arrivait à la mi-septembre, et Nicolas n’avait guère manqué un jour à cette servitude de son choix. À peine si sa mère lui demandait parfois où en étaient les leçons de Julie. Elle les supposait brèves et irrégulières et ne pensait pas que son fils y consacrât plus de temps qu’il en fallait pour satisfaire à un devoir qu’elle avait été fort aise de lui voir s’imposer et qui lui semblait en son fils une marque de sérieux dans le caractère. Nicolas, par contre, cachait soigneusement sa camaraderie avec sa cousine. C’était un coin réservé de son existence et il se sentait fort jaloux de ce petit secret qui lui tenait fort à cœur.

Du reste, il n’avait guère à craindre d’indiscrétions. Le jardin était désert. Le vieux jardinier Hilaire y rôdait seul. Le bonhomme sarclait ou râtissait. Le potager soigné le matin, l’après-midi il promenait son râteau devant les fenêtres du château. On était d’ailleurs averti de sa présence par l’aigre bruit de son travail. De plus, il détestait assez Mme de Galandot à cause de l’abandon où elle laissait les jardins et il vénérait la seule mémoire de feu M. le comte. Il ne tarissait pas en éloges sur l’ancien train du château, si diminué aujourd’hui, tellement que Mme la comtesse leur ferait à tous couper la gorge, à vouloir habiter avec si peu de monde une grande bâtisse, assez loin du village pour qu’on n’entendît pas crier au secours.

Quant à Mme de Galandot, elle sortait de moins en moins de son appartement. La messe du dimanche et rien de plus. Quoique se portant fort bien et s’étant toujours bien portée, elle donnait dans la maladie imaginaire, craignant le froid, le chaud, la pluie, le soleil et le vent. Cette méfiance naturelle s’accroissait avec l’âge jusqu’à devenir une sorte de manie qui lui faisait redouter l’approche des gens à cause des épidémies qu’ils peuvent communiquer, même à leur insu, s’ils en apportent avec eux les miasmes sans en avoir les principes. Aussi refusait-elle de recevoir le curé qui, par métier, visite les malades. Quand le notaire venait de la ville pour quelque affaire — Me Le Vasseur, habile homme, en qui elle avait confiance, en traitait pour elle d’importantes — elle lui faisait jurer qu’il n’eût pas récemment, au chevet de quelque moribond, été prendre quelque testament ou consigner quelque donation. Elle vivait ainsi recluse, inquiète et calfeutrée et, malgré tout, assez à la dure et avec peu de souci de ses aises, sans nulle délicatesse véritable pour elle-même, mais avec mille précautions contre des maux incertains qu’elle prévenait par des recettes bizarres dont elle avait un livre plein et la tête farcie.

Elle montrait, en effet, un goût singulier à se médicamenter, recourant plus volontiers à l’empirique qu’au médecin, d’autant mieux que sa forte santé avait moins besoin de remèdes que sa lubie de drogues. Elle employait beaucoup de temps à en fabriquer de toutes les sortes, en tisanes, onguents, collyres, emplâtres, toute une pharmacopée baroque. Elle avait auprès de sa chambre une véritable officine d’apothicaire où elle s’enfermait pour composer des panacées dont elle étudiait ensuite sur elle-même les effets. Elle y occupait des journées.

Nicolas et Julie pouvaient donc employer les leurs à leur gré sans craindre, au détour d’une allée, la fâcheuse rencontre de Mme  de Galandot dont Julie n’avait guère après tout à subir que les sermons, les réprimandes acariâtres et parfois les médicaments, car à certains jours sa tante lui administrait d’autorité des bouillons d’herbes et des jus de plantes qui lui faisaient faire la grimace et dont elle se serait fort bien passée, car elle était naturellement fraîche et saine et robuste en sa rose jeunesse.

Lui-même, à son âge, Nicolas n’échappait pas complètement à la médecine maternelle. De temps à autre, on le voyait, de grand matin, vêtu d’une robe à ramages, les mains sur le ventre et à pas pressés, traverser les corridors et courir à la garde-robe.

Aux jours de purge, Mme  de Galandot le tenait au château sans sortir, désœuvré et nez aux vitres, pendant que Julie se promenait seule aux jardins. Il profitait de ces retraites forcées pour écrire à l’abbé Hubertet. Mme  de Galandot lisait la lettre, en commentait la teneur et le tour, et c’est en y joignant une feuille pour remercier l’abbé de certaines graines qu’il lui avait envoyées de Rome où il était encore avec M. de la Grangère, qu’elle terminait ainsi son message : « Quant à ma nièce Julie de Mausseuil, dont vous avez eu la bonté de vous informer, je ne trouve que peu à vous dire. C’est une petite personne assez médiocre et qui ne promet rien, encore qu’elle se montre plus réservée qu’on aurait pu s’y attendre. Mon fils, qui s’occupe de la débrouiller, m’assure qu’elle apprendra avec assez de facilité. D’ailleurs son séjour ici, pour cette fois, touche à sa fin. Dans une semaine au plus, M. de Fresnay viendra la prendre pour nous la ramener l’an prochain. »

IX


Le retour de Julie au Fresnay était accueilli chaque année avec joie. Plusieurs semaines d’avance on s’y préparait. Mme  du Fresnay composait ses friandises les plus appétissantes. Les buffets s’emplissaient d’assiettes odorantes et de flacons parfumés. Le plus beau du goût de Mme  du Fresnay pour les pâtisseries était que ni elle ni son mari n’y touchaient jamais. Ils détestaient tous deux les sucreries, et toutes ces bonnes choses s’en allaient sur les tables du voisinage. Mme  du Fresnay les distribuait à qui voulait, et on vit des mendiants et des pauvres, entrés dans la cour du château pour y demander un morceau de pain, en sortir la bouche pleine et la besace remplie des plus délicates gourmandises.

M. du Fresnay riait tout le premier de cette folie de sa femme et en plaisantait volontiers, ce qui la fâchait au rouge en attendant qu’elle finît par convenir de bonne grâce de cet aimable travers que son mari mettait en chansons, en ariettes et en refrains.

Lui aussi fêtait à sa façon le retour de la petite. Il accordait son violon d’une mine attendrie, pirouettait sur les talons et sifflait un air à danser qui s’arrêtait entre ses dents à mesure qu’il approchait de Pont-aux-Belles, car Mme  de Galandot lui en imposait fort, et il redoutait toujours que quelque lubie de la dame lui refusât sans recours cette gentille nièce dont elle n’avait vraiment que faire, ni elle, ni ce grand niais de Nicolas.

À peine Julie descendue de berline, embrassée, cajolée par Mme  du Fresnay qui l’accablait de tendres noms et de caresses passionnées, on la conduisait à la chambre qui lui était réservée et qui formait un petit appartement élégant et coquet. Certes on ne trouvait pas au Fresnay les grandes proportions de Pont-aux-Belles, mais tout y était, par contre, joli, commode et pimpant, arrangé au goût du jour, plein de meubles galants et de tapisseries claires.

Le salon en rotonde donnait sur un long jardin au bout duquel M. du Fresnay avait fait construire un pavillon de musique. Des colonnes soutenaient un fronton octogone. L’édifice était sculpté d’attributs et de guirlandes et fourni de pupitres à jouer et d’instruments divers. M. du Fresnay y passait beaucoup d’heures à étudier. Julie venait souvent rôder autour ; elle écoutait l’harmonie qui filtrait au dehors, par les hautes fenêtres ; elle voyait M. du Fresnay debout, le violon collé au jabot, ses belles manchettes de dentelle s’agitant aux mouvements de l’archet. Lui l’apercevait et faisait signe d’entrer.

Elle ne pénétrait dans le pavillon qu’avec un respect curieux et sur la pointe de ses petits pieds, sans toucher à rien, et elle se haussait pour regarder à la fente noire des violoncelles et à la lucarne des contrebasses.

De temps à autre, quelques amateurs se réunissaient à M. du Fresnay pour donner concert. On voyait là M. de Pintel et Me Le Vasseur. Ils s’introduisaient mystérieusement dans la petite salle et chacun prenait place sur une haute chaise, devant un pupitre. Selon leur nombre ils faisaient trio, quatuor ou quintette. Julie aimait à les voir battre la mesure de la semelle, hocher la tête de contentement et cligner de l’œil aux bons endroits.

Quelquefois, M. Le Melier, ancien conseiller au Parlement et qui habitait non loin du Fresnay, venait seul jouer quelque air de vielle. Il excellait véritablement à cet instrument rustique, et Julie s’amusait fort des sons nasillards qu’il en tirait. Ces jours-là, la fillette se couchait tard, car M. Le Melier ne se présentait guère au Fresnay que dans la soirée. Il passait ses journées dans sa bibliothèque à juger des procès imaginaires, car il ne se consolait pas d’avoir, par humeur, vendu sa charge et de s’être, par dépit, exilé aux champs. Pour se distraire de son chagrin, il se faisait à lui seul tout un Parlement : il entendait les parties, ordonnait les enquêtes, cassait, renvoyait, enregistrait, entérinait, se chargeait des plaidoiries, des débats et des arrêts et concluait, après de grandes et inutiles recherches, en ces litiges factices et ces cas vains qu’il imaginait les plus compliqués et les plus embarrassants possibles. Puis, encore tout animé de ces audiences solitaires, il dînait vite et seul, prenait sa vielle et, pour se dégourdir les jambes, s’y jouait d’interminables bourrées qu’il dansait en songe, à moins qu’on le vît arriver au Fresnay passer la soirée en compagnie.

Il se mettait en route à travers champs et par des petits chemins déjà obscurs. La vielle, en bandoulière et enfermée dans un sac de peau, gonflait les plis amples de sa grosse houppelande. Les chiens aboyaient dans la cour des fermes endormies. Le bichon de Mme  du Fresnay, engourdi sous la jupe de sa maîtresse, se dressait sur ses pattes et, son museau rose hors de ses poils soyeux, jappait rageusement vers la porte du salon.

Elle s’ouvrait et on apercevait dans le vestibule M. Le Melier se débarrassant de ses hardes et ôtant ses galoches fourrées, car les boues de l’automne ne l’arrêtaient point, non plus que les pluies du printemps ni les neiges de l’hiver.

Malgré la nuit, on se rendait au pavillon. M. du Fresnay portait une lanterne. Mme  du Fresnay et Julie suivaient emmitouflées. Le jardin rayonnait d’une obscure blancheur, d’une ombre argentée sous un ciel d’étoiles. La neige craquait aux pas. La lanterne balançait son mobile reflet. On entendait le rire clair de Julie, puis le pavillon s’illuminait à giorno.

M. Le Melier tirait alors la vielle de son sac. Elle apparaissait côtelée et ventrue en sa rondeur de gros scarabée sonore et endormi. Il la passait à ses reins par une courroie, puis il tournait la manivelle et il faisait gronder le bourdon et la niargue.

Le pavillon résonnait d’une musique grêle et stridente, saccadée et rauque, et M. Le Melier entamait son interminable répertoire. À minuit, d’instinct, il tirait de son gousset une grosse montre, la portait à son oreille et la faisait sonner. Elle tintait d’une sonnerie fine et lointaine, campagnarde, si l’on peut dire, comme si l’heure eût été apportée par le vent, rapetissée et minuscule, de quelque horloge de village, là-bas, dans la nuit.

Alors M. Le Melier rentrait à la maison, reprenait sa houppelande et ses galoches et s’en allait à grands pas après avoir bu un ou deux petits verres des liqueurs de Mme  du Fresnay. On l’entendait un instant au dehors, puis le bruit cessait. Un grand silence se faisait et, peu après, l’aboi éloigné d’un chien, et M. du Fresnay disait : « Voici le chien de la ferme qui salue M. Le Melier ; il a tourné à la route. » Et, pendant que M. Le Melier arpentait la campagne glacée, M. du Fresnay prenait délicatement Julie endormie sur un fauteuil et la montait doucement à sa chambre où Mme  du Fresnay la mettait au lit sans qu’elle se réveillât.

Julie donc se plaisait beaucoup au Fresnay. Mme  du Fresnay prenait tous les soins imaginables et entre autres celui de la vêtir coquettement, à quoi la fillette n’était déjà pas insensible. Julie revenait chaque fois de Pont-aux-Belles avec des habits que la sévère Mme  de Galandot lui faisait coudre à l’ancienne mode par ses deux vieilles servantes qui ignoraient complètement l’art d’en agrémenter l’étoffe commune et la forme surannée. Mme  du Fresnay, au contraire, tenait beaucoup à ce que la mise de l’enfant fît valoir sa gentillesse naturelle. Aussi veillait-elle, elle-même, à l’ajuster. Elle n’en restait pas là et s’inquiétait également de sa croissance, de sa taille et de son teint et se souciait de la trouver en bonne formation. À son retour elle ne manquait pas de lui en faire subir une sorte d’examen, la palpant et la retournant en tous sens, afin de se rendre un compte exact de l’état de toute sa petite personne.

Julie se prêtait volontiers et avec patience à cette revue. Elle aimait la parure, ayant tôt remarqué que les vieux amis de M. du Fresnay considéraient déjà sa jolie mine. Ils contribuaient à l’embellir par de petits présents de toilette et par le don de menus bijoux.

Tout alla bien ainsi jusqu’à ses treize ans. Cette année-là, elle revint de Pont-aux-Belles fort enlaidie, et tous les soins de Mme  du Fresnay n’y purent rien changer. Elle était grandie de plusieurs pouces, mais son corps et sa figure étaient pour ainsi dire en désordre. Sa croissance se faisait en désaccord. C’était le moment de l’âge ingrat, et l’ingratitude de Julie fut remarquable. Avec cela elle devint mélancolique. On chercha en vain à la distraire. Elle, si expansive, se renfermait. De gracieuse elle se rechigna, et les bons du Fresnay la virent repartir pour Pont-aux-Belles avec quelque inquiétude. Julie prétendait vouloir entrer au couvent et ils craignaient que les sermons de Mme  de Galandot ne la poussassent en cette voie.

Le pauvre Nicolas eut à subir pendant trois mois les tristesses de sa petite amie. Il en profita pour tâcher de lui apprendre quelque chose. Il y réussit. Bientôt elle lut et écrivit couramment. Les jeux d’autrefois avaient cessé. Nicolas aurait bien voulu trouver à distraire sa triste cousine, mais il était un peu court de moyens et sans les ressources nécessaires, ni en lui-même, ni par les autres. Aussi Julie retourna-t-elle au Fresnay comme elle en était venue.

Pourtant M. du Fresnay qui, quoique honnête homme, se connaissait en tendrons, ne fut point sans s’apercevoir d’un changement qui, peu à peu, s’opérait en Julie et qui eût passé inaperçu à un œil moins exercé. Il la trouvait intéressante sous sa laideur passagère. Une beauté secrète, une grâce dissimulée, un charme caché lui apparaissaient sournoisement en ce visage encore incertain et qui, aux yeux de tous, ne faisait encore semblant de rien. M. du Fresnay guettait la surprise de cette éclosion prochaine dont il prévoyait l’éclat et dont il pressentait le parfum et il souriait à part soi quand Mme  du Fresnay se lamentait de la disgrâce de Julie, content de savourer à l’insu de tous l’instant délicieux de cet avant-printemps où les fillettes vont devenir filles.

L’hiver encore se passa pour Julie dans une sorte de dégoût de toutes choses que rien ne pouvait vaincre et qu’avouaient la gaucherie découragée et la langueur pâlotte de toute sa personne. Elle laissait au fond des armoires les jolies robes que la bonne Mme  du Fresnay lui avait fait tailler et s’obstina à porter les hardes étriquées dues aux ciseaux inhabiles des antiques chambrières de Pont-aux-Belles. Il lui arrivait de s’enfermer dans sa chambre des journées entières, et c’est en vain que Mme  du Fresnay, du bas de l’escalier, s’égosillait à l’appeler pour goûter un bonbon ou dire son avis sur une friandise. Julie ne répondait pas et Mme  du Fresnay regagnait ses fourneaux en agitant avec désespoir ses beaux bras enfarinés.

M. du Fresnay suivait avec intérêt ces giboulées. Parfois il parvenait à emmener avec lui Julie au pavillon de musique. Elle s’asseyait tristement sur un tabouret, lui se tenait devant elle et prenait son violon.

Au lieu de distraire la mélancolie de la jeune fille par des mélodies vives et légères, il lui donnait, au contraire, l’aliment des airs les plus tendres et les plus langoureux. Il la berçait de longs murmures passionnés et cherchait à jouer avec délicatesse et sentiment. Toute cette musique amoureuse emplissait le petit pavillon sonore. Peu à peu le jour baissait et M. du Fresnay continuait par cœur dans l’ombre. Quand il s’interrompait, le silence obscur lui répondait par le craquement de quelque bois d’instrument, ou bien il entendait parfois Julie pousser un long soupir. Aux bougies, ensuite, il lui voyait le visage encore mouillé de larmes, les yeux délicieusement beaux d’avoir pleuré. Elle ressentait en ces jours troubles tout ce que son être pouvait, par nature, produire de mélancolie comme pour, d’avance, s’en délivrer à jamais. Ce furent ses seules larmes, et plus tard la vie n’en obtint plus d’elle. Ni les plaisirs, ni les tourments ne lui arrachèrent jamais de pleurs. La volupté même l’enivra sans l’attendrir et elle n’offrit jamais à l’amour que le sourire de sa belle bouche.

Un jour que M. du Fresnay montait à la chambre de Julie pour lui proposer une de ces parties au pavillon, il trouva la porte entrebâillée et il la poussa sans faire de bruit. Mlle  de Mausseuil se tenait debout et le dos tourné, un miroir d’une main. Ses cheveux frisaient sur sa nuque. Elle était en corset et M. du Fresnay vit, reflétés dans la glace, un fin sourire et une gorge charmante qu’elle y mirait et où elle touchait d’un doigt étonné la pointe naissante de son petit sein bien formé.

M. du Fresnay referma la porte doucement, descendit l’escalier en fredonnant et sortit dans le jardin. Il faisait doux. Les massifs bourgeonnaient. Mars finissait en ondées tièdes et en chaud soleil. Il se sentit guilleret et dispos et résolu à brusquer ce qu’il appelait en lui-même le printemps de Julie.

L’occasion se présenta belle.

Il n’était bruit dans le pays que de l’arrivée et du séjour à la ville du régiment de Royal-Lorraine que des rumeurs de guerre et des marches de troupes y avaient amené. M. Le Melier qui avait assisté à l’entrée de cette cavalerie n’en tarissait pas et répétait sur sa vielle la sonnerie militaire des trompettes. C’était, en effet, un fort beau régiment que celui de Royal-Lorraine, le seul qui, de tout le royaume, portât des bourses blanches à ses étendards. Il se composait, selon l’ordonnance, de cinq escadrons dont quatre de cavalerie et un de chevau-légers ; chaque escadron formé d’une compagnie commandée par un capitaine-commandant, un capitaine en second, un premier lieutenant, un lieutenant en second et deux sous-lieutenants ; la compagnie composée d’un maréchal des logis, d’un fourrier-écrivain, de huit brigadiers, d’un cadet gentilhomme, de cent cinquante-deux maîtres, de deux trompettes, d’un timbalier avec ses timbales, d’un frater et d’un maréchal-ferrant.

Ce fut un fier spectacle qui mit la ville aux fenêtres et aux portes pour les voir déboucher par la grand’rue, un beau matin. Ils avançaient en bon ordre. Les sabots des chevaux tiraient des étincelles du pavé. Il y en avait, entre autres, beaucoup de pommelés. Le rang tenait toute la rue de front et montait jusque sur les trottoirs. Les croupes rebondies rasaient les murs des maisons. On sentait une odeur de cuir et de poil chaud. Une fois les soldats en parade sur la place, on les vit mieux. On se montrait le colonel qui se nommait le marquis de Vidrecourt. Il portait bien la double épaulette tressée en argent, ornée de franges à graines, nœuds de cordelières et cordes à puits, sans broderies ni paillette, dont le lieutenant-colonel ne porte qu’une du côté gauche, tandis que celle des premiers lieutenants est losangée de carreaux de soie, couleur de feu.

Les cavaliers avaient l’habit-veste de drap bleu de roi et les parements et les revers aurore, le manteau de drap gris blanc, piqué de bleu, le gilet et la culotte de drap blanc, la housse des chevaux également de drap bleu. Les cheveux des hommes étaient renfermés dans un petit sac de veau noirci, appelé vulgairement crapaud. Ils portaient le chapeau à quatre cornes, celle de devant retroussée, brusquement, ainsi que celle de derrière, la corne du côté gauche horizontale et celle du côté droit inclinée pour l’écoulement de la pluie.

Les soldats avaient été fort bien reçus. On ne se lassait pas d’aller visiter leurs quartiers. Les dames se divertissaient à voir les baraques, les chevaux au piquet, l’étendard, gardé par un cavalier, l’épée à la main. Elles ne craignaient pas de marcher dans le crottin pour suivre de près les habitudes du camp dont les officiers leur faisaient les honneurs. Quant à eux, on se disputait le plaisir de les héberger, et plus d’un trouvait là bon souper, bon gîte et le reste.

Il y avait justement parmi eux un certain M. de Portebize que M. du Fresnay avait connu jadis à Paris, durant l’un des voyages qu’il y faisait quelquefois pour visiter les maîtres luthiers de la capitale et s’y fournir d’instruments de musique. Il logeait au même hôtel que l’officier. Ils se plurent réciproquement. M. du Fresnay prolongea son séjour à Paris et en revint même assez penaud et les poches vidées aux tripots où l’entraîna son nouvel ami qui y était assidu non moins qu’aux filles qui les fréquentent et sont là pour faire rendre gorge aux pontes heureux.

M. de Portebize avait cessé de l’être. En revoyant M. du Fresnay, il ne lui cacha rien de ses infortunes, en accusa avec franchise l’usage immodéré du jeu et des femmes. Ces traverses n’avaient point trop altéré sa bonne humeur. Il était encore, passé la quarantaine, un assez bel et gros homme, avec de la tournure, du bagoût, et ce fut à lui, tout naturellement, que M. du Fresnay s’ouvrit du projet de donner, la semaine d’après Pâques, un bal à Messieurs les officiers du régiment. Le gros Portebize comme on l’appelait, l’y engagea fort et lui offrit de se charger du détail de la fête.

Les préparatifs allèrent leur train et tout fut prêt au jour dit.

On dansa aux lanternes. Une longue galerie de treillages verts fut construite dans le jardin du Fresnay. Elle avait pour ouvertures quatre portiques par où l’on entrait et sortait. Des banquettes de velours garnissaient les murs. Cinq grands lustres de feuillages éclairaient, et des guirlandes de verdures s’entrecroisaient au plafond. À un bout s’élevait une estrade pour les musiciens. Tout le jardin était illuminé. Des lampions traçaient la forme des parterres et, comme la nuit était singulièrement douce et belle, tout se passa à souhait.

Les carrosses avaient amené les dames de la ville et du voisinage. Les officiers et les gentilshommes s’empressaient galamment auprès d’elles, et tout cela formait un bruit joyeux de pas, de rires et de musique.

Le bal venait d’être ouvert par M. de Vidrecourt et par Mme  du Fresnay, en vis-à-vis, quand Julie fit son entrée.

Elle se tenait debout, en pleine lumière, sous le portique de treillage, essoufflée, car elle avait couru d’un trait jusque-là, et toute confuse et comme prête à pleurer. Son corsage à pointe lui faisait une taille longue et menue dans le bouffant des paniers. Ses épaules nues et tièdes frissonnaient un peu. Son visage était charmant et allait bien avec la fraîcheur de toute sa personne. Elle restait là, immobile et rougissante, puis la petite moue de ses belles lèvres s’acheva en sourire. Elle portait à la main un petit éventail fermé qu’elle ouvrit et elle entra dans la salle de bal d’un mouvement délicieux et hardi.

Sa vue causa une surprise et une admiration ; comment reconnaître la petite Julie en cette belle demoiselle de Mausseuil ? Sa beauté imprévue s’était soudain épanouie. M. du Fresnay jubilait. On s’empressa autour d’elle. M. de Vidrecourt lui fit un compliment tout militaire. Quant au gros Portebize qui, la veille encore, ne remarquait pas plus Julie que si elle n’eût pas existé, il se déclarait, à qui voulait l’entendre, ébloui de ce miracle, et ce fut de lui que la jeune fille entendit le premier propos galant. Il ne la quitta pas de la soirée et ce fut encore à son bras que, le bal terminé, il se rendit sur le pré pour voir la fête rustique où dansaient les valets et les paysans.

Là, c’était M. Le Melier, qui menait le branle. Grimpé sur un tonneau enrubanné et enguirlandé de lierre, le grave magistrat jouait de la vielle infatigablement. Il marquait la mesure du pied et de la tête, tandis qu’autour de lui les couples se trémoussaient et, dans la nuit toute claire de flambeaux, on entendait sur le sol le bruit des sabots et des gros souliers se mêler dans l’air au grondement du bourdon et au nasillement de la niargue. Et M. Le Melier ne cessa pas jusqu’au matin de faire se démener tout ce monde au son de sa bonne vielle de Gannat.

X


On dormit tard le lendemain au Fresnay, et le gros Portebize dormit mal et à peine quelques heures, tellement qu’au réveil, sa barbe faite, il sortit pour prendre l’air et dissiper ce qui restait encore en lui de ce mauvais sommeil.

Quittant l’hôtellerie où il logeait et qu’il avait préférée, pour sa part, aux gîtes plus moelleux dont les autres officiers avaient accepté les offres et les aises, il prit une des rues qui menaient vers la promenade.

Elle était déserte à peu près et les rares passants qui la traversaient ne troublaient ni sa méditation, ni sa mauvaise humeur. L’une finie, l’autre durait encore et, à la manœuvre où il dut se rendre, elle se manifesta par une sévérité bougonne, de solides jurons ou la canne levée sur le dos des maladroits qui ne se montraient point assez prompts à chausser l’étrier ou à tirer sur le mors.

La raison de son mécontentement était moins dans les fautes du service ou dans les fatigues de la nuit que dans l’impression fâcheuse qu’il avait ressentie devant son miroir, tandis que le frater lui faisait la barbe. Portebize d’ordinaire oubliait volontiers son âge. Il était de forte santé et de bon appétit et sans aucune incommodité de corps ; mais ce poil qui lui poussait au menton, tout rude et déjà gris, l’avertissait au matin qu’il n’avait plus vingt ans. La plupart du temps, il ne prenait pas garde à cet avis ; mais aujourd’hui, il ne s’y sentait pas indifférent et il fit une amère grimace à l’insolent petit miroir qui opposait à ses prétentions un visage qui ne les justifiait plus.

Il s’y voyait la face large et rougeâtre, les paupières plissées, la bouche alourdie, le menton empâté. Il ne lui restait véritablement de toute sa figure d’autrefois que le feu vif des yeux, la belle et hardie courbe du nez et la forte carrure du front. Une fois debout, tout cela composait un ensemble encore passable, car il portait bien sa corpulence, mais il regrettait tout de même son visage passé, dont jadis il avait fait tant d’usage et que tant d’usage avait rendu ce qu’il était. D’ordinaire, ces pensées l’occupaient peu, et, s’il songeait aujourd’hui aux inconvénients de l’âge mûr, c’est que toutes les grâces de la jeunesse lui étaient apparues la veille au soir, en la personne de Mlle  de Mausseuil.

Non pourtant que le gros homme se sentît amoureux. Il avait déjà depuis longtemps renoncé à l’amour pour le plaisir et, le plus souvent, la débauche lui tenait lieu de l’un et de l’autre ; mais il éprouvait pour Julie un vif intérêt et n’aurait point été fâché de l’intéresser à son tour, peut-être simplement parce que tout le monde s’intéressait à elle. M. de Vidrecourt, le colonel, n’en tarissait pas, et pendant plusieurs jours il ne fut bruit à la ville que de la surprenante beauté de Mlle  de Mausseuil, si bien que, si Mme  de Galandot et Nicolas eussent vécu moins retirés de tout et de chacun, ils auraient pu en apprendre quelque chose.

Les du Fresnay non plus ne se doutaient guère de cette rumeur. Ils avaient repris leur train ordinaire, mais Julie était restée comme transformée. Une gaieté charmante l’habitait maintenant ; il semblait que cette soirée de lumières et de danses l’eût illuminée et animée d’une vie nouvelle.

Elle descendait les escaliers en tourbillons, riait à tout propos et chantait à pleine voix. M. du Fresnay, du pavillon de musique où, tout guilleret, il exécutait sur son violon les airs les plus alertes de son répertoire, la voyait aller et venir dans le jardin, avec une marche légère et comme envolée. Elle se baissait, cueillait une fleur, la respirait longuement et, avec coquetterie, lui cherchait une place à son corsage ou dans ses cheveux ; elle était délicieuse à voir ainsi ; attentive et hésitante, puis satisfaite, elle pirouettait et disparaissait derrière la charmille. L’honnête M. du Fresnay, qui s’était interrompu de jouer, reprenait son archet, puis, sans raison, se mettait à rire tout seul, de telle sorte que les vitres du pavillon en tintaient, car cet homme fin avait le rire facilement gros et comme tout épanoui de bienveillance et de bonté.

Mme  du Fresnay était ravie, elle aussi, de cet heureux changement. Belle et charmante dans sa jeunesse, elle aimait la beauté et la jeunesse des autres. Il lui restait des siennes une maturité douillette et douce. Son visage avait conservé ses jolis traits d’autrefois et un fard habile conservait à ses joues les couleurs qui y fleurissaient jadis. Elle était comme son propre pastel, ressemblant, et d’une chair délicate et poudreuse.

La beauté inattendue de Julie ébahissait Mme  du Fresnay. Elle ne se lassait pas de la regarder et dix fois par jour, prise du désir de la voir, elle la cherchait au jardin ou dans la maison et montait jusqu’à sa chambre pour savoir si elle ne s’y trouvait pas.

M. du Fresnay avec qui sa femme riait de cette sorte d’agitation joyeuse où vivait maintenant Julie, avait remarqué fort subtilement que le plus haut point en coïncidait assez régulièrement avec les heures où le gros Portebize se montrait au château.

De ses anciennes relations avec M. du Fresnay et de la part qu’il avait prise avec tant d’empressement à l’organisation du bal s’était ensuivie une sorte d’intimité entre les du Fresnay et lui. On tenait prêt son couvert et il restait à souper sans façon, car souvent il arrivait dès l’après-midi et passait là presque toute sa journée. Par une assez adroite franchise, il avait déclaré à M. et Mme  du Fresnay son admiration pour Julie, proclamant n’avoir jamais vu plus joli visage, tant de fraîcheur et de grâce, leur rapportant les propos qu’on en tenait à la ville, y ajoutant ses propres louanges, avec grand soin de surenchérir assez sur ce qu’on pouvait dire pour donner à ses éloges un ton d’exagération plaisante, un air de jeu et de badinage qui lui permettait de se prétendre amoureux de Mlle  de Mausseuil sans qu’on y pût penser rien de sérieux ni le prendre autrement que comme un divertissement sans portée et sans conséquence.

M. du Fresnay, homme simple et sans malice, se laissa tromper à ce manège de fausse bonhomie et se prêta à ce qu’il considérait comme un enfantillage. Il ne pouvait se mettre en tête que Portebize, déjà sur l’âge, perdu de jeu et de réputation douteuse, mais bon diable au fond, prétendît à quoi que ce fût qui dépassât les bornes d’une galanterie amicale avec Julie dont il aurait pu aisément être le père. Quant à Mme  du Fresnay, voyant Julie amusée des assiduités et des compliments de l’officier, elle y prêta les mains volontiers. Le mari et la femme furent donc de moitié dans cette imprudence. Ils étaient bonnes gens, faciles et gais, et ne soupçonnèrent et ne prévirent rien des dangers de cette comédie ; aussi fournirent-ils à Portebize toutes les occasions d’approcher Julie à son gré.

Le premier usage que Julie fit d’elle-même fut la coquetterie et ce fut, pour dire vrai, cette disposition de la jeune fille qui régla celles de Portebize et encouragea ses visées. Il avait commencé par venir au Fresnay sans but précis et pour se distraire de l’ennui qu’il éprouvait à la monotonie du métier et au peu de ressources qu’il trouvait à la ville pour ses habitudes et du peu de moyens de les y satisfaire, même tant bien que mal, car en ce moment il était complètement à sec et au plus bas dans ses affaires.

Le séjour du Fresnay venait donc fort à point. La table était bonne, les hôtes accueillants, et la présence d’une jolie fille y ajoutait une sorte d’intérêt dont, en y pensant, il ne s’expliquait pas bien la nature, mais dont il ressentait l’effet. Bientôt pourtant, et peu à peu, il entrevit, à ce qu’il considérait lui aussi peut-être tout d’abord comme un badinage, un tournant et un avenir inattendus, et il mit dès lors tous ses soins à bien jouer une partie où, s’il n’avait rien à gagner, il n’avait au moins rien à perdre.

La vérité, d’autre part, est que Julie étourdie et naïve, ne vit à tout cela que l’agrément d’être louée et elle s’y prêta avec ce goût naturel aux femmes pour se savoir admirées et se l’entendre dire ; mais son partenaire qui était hardi et corrompu entendait bien, sous le couvert d’un jeu innocent, mener la chose aussi loin que possible, du moment qu’il y croyait apercevoir quelque chance de tourner en aventure ce qui, au début, n’avait été que l’agacerie ignorante d’une fillette sensible aux soins du seul homme qui fût à même de lui en rendre.

Après les premières approches, Portebize se mit en mesure d’agir, mais il s’aperçut bientôt qu’il employait un langage dont Julie, fort innocente et nullement instruite, ne comprenait guère les allusions. Portebize était habitué à parler à des femmes ou à des filles familières avec l’amour ; mais Julie, elle, ne savait rien et, avant de la séduire, il la fallait mettre en état d’être séduite.

Restait la surprise ou l’occasion. Il n’était point homme à n’en pas user, mais, avec une personne aussi neuve que Julie, il en sentait le risque. Il y avait bien en elle une certaine disposition à la volupté qui se manifestait en ses gestes et en ses façons par une sorte d’indécence charmante et toute naturelle. Julie donnait l’idée du plaisir ; mais il était incertain qu’elle en ressentît l’attrait ou le désir et qu’elle en accepterait les audaces nécessaires.

Portebize prit donc le seul parti qui lui demeurât. Ne pouvant compter, pour s’attirer Julie, ni sur son âge ni sur sa mine, car il était peu probable qu’elle éprouvât jamais pour lui un de ces sentiments involontaires et passionnés qui font des inconnus de la veille les amants du lendemain, il n’avait guère à compter que sur les imprudences de la coquetterie et les curiosités de l’innocence, et il se mit en devoir de les éveiller et les provoquer.

C’est à cela qu’assistèrent sans s’en douter M. et Mme  du Fresnay. M. du Fresnay voyait, du pavillon de musique, Julie et son galant se promener au jardin ou disparaître derrière la charmille ; Mme  du Fresnay leur servait à goûter ses tartes les plus parfaites et ses sucreries les plus appétissantes et les laissait en tête-à-tête, les coudes sur la table, devant les corbeilles et les jattes, causer en toute liberté.

Le soir, au salon, ils s’installaient derrière un paravent. M. du Fresnay sommeillait à demi en feuilletant quelque cahier de musique. Mme  du Fresnay s’endormait à moitié sur quelque ouvrage. Le rire clair de Julie ou la forte gaieté de Portebize les réveillait de temps à autre, et ils se félicitaient du regard, avec de petits signes de contentement, de voir ainsi Julie joyeuse, gaie et occupée. Une fois Portebize parti, aux bougies, en montant se coucher, on ne tarissait pas en louanges sur celui qu’on appelait dans la maison du sobriquet familier de « Gros Ami ».

Gros Ami n’avait point en lui l’étoffe d’un amant transi et langoureux, de ceux qui soupirent, implorent, supplient, se lamentent ; il avait la corruption large et active. Il discourait peu de sentiments et ne se perdait guère en subtilités ; bien au contraire, net et salé, presque cru même, si bien que par lui Julie se familiarisait moins avec les vapeurs de l’amour qu’avec ses réalités.

L’élève faisait de grands et rapides progrès. Gros Ami y allait franchement et cyniquement et, en peu de temps, en fut assez loin pour qu’il pût aider son enseignement oral de contes grivois et libertins qu’il glissait en cachette à Julie et dont il possédait, en son porte-manteau, tout un assortiment. Le singulier, c’est qu’il ne cherchait pas à mettre en pratique avec elle ce qu’il lui apprenait par ces voies diverses. Il avait son idée particulière de l’amour et en exigeait beaucoup ; il voulait de lui tout en une fois. La petite oie le tentait peu, et il ne se trouvait ni d’un âge à se contenter de privautés d’écolier, ni d’un tempérament à s’amuser de manigances de barbon.

Entre temps, Julie feuilletait d’un doigt agile les brochures dont la fournissait Gros Ami. Le soir, dans son lit, elle en tournait les pages furtives. La bougie brûlait tard dans la nuit et elle s’endormait l’esprit caressé d’images voluptueuses. Elle apprenait ainsi les bons tours dont on pipe les tuteurs et les maris, le verrou mis ou enlevé, les déguisements et les mascarades, les mille friponneries de l’amour, les intrigues où il se plaît, les rendez-vous et les ruses, le hardi et le clandestin du plaisir, le détail des petites maisons et le récit des petits soupers, tout ce que l’invention galante imagine pour aiguiser et faciliter le désir. Livres folâtres, libres ou polissons dont Portebize lui commentait ensuite l’indécence en l’agrémentant d’anecdotes personnelles, en l’assaisonnant de sa verve hardie et facétieuse, singulières leçons où se mêlaient du libertinage et de la gaieté qui rendaient Julie rêveuse ou la faisaient rire aux éclats et dont l’excellent M. du Fresnay prenait les apartés pour l’innocente idylle d’une fillette et d’un vieux garçon désœuvré, bonhomme au fond malgré son passé de brelandier et de coureur de filles.

Cependant les jours passaient et Gros Ami commençait à s’impatienter. Il résolut donc d’aider Julie à se mieux représenter tout ce dont il lui avait farci l’esprit et de mettre sous ses yeux la figure même de ses pensées. Aux livres qu’il lui prêtait en cachette succédèrent des gravures qu’il lui apportait en secret.

Il avait un portefeuille assez bien garni de pièces de toutes sortes qui allaient du galant à l’érotique, des manèges de la coquetterie aux pratiques du plaisir. Il les fit voir une à une à Julie. Il s’était procuré de plus grandes facilités en venant s’installer au Fresnay même et comptait profiter de la familiarité du même toit. Enfin il s’était déclaré ouvertement à Julie qui maintenant comprenait fort bien ce qu’il voulait. Il lui avait proposé le plaisir en lui promettant le secret.

La scène eut lieu dans la charmille. Le gros Portebize fit bien les choses, mit le genou en terre, déclara sa flamme, fut pressant et passionné. Julie le laissa dire. On entendait dans le pavillon de musique le violon de M. du Fresnay. L’air était doux et chaud. Mlle  de Mausseuil portait au corsage une belle rose qu’un geste trop vif de Portebize effeuilla à demi. Julie, avec une révérence moqueuse, s’esquiva de l’embuscade en riant à grands éclats, et Gros Ami se releva furieux et dépité, d’autant plus que le temps approchait où Julie devait retourner chez Mme  de Galandot.

Ce fut pourtant Portebize qui partit le premier. Quelques jours après la scène du bosquet, le régiment du Royal-Lorraine reçut l’ordre de lever le camp et de quitter ses quartiers. Portebize fut enragé de ce contretemps qui, d’un coup, mettait fin à ses projets. Il maugréait et jurait en bouclant son bagage, regrettant, non point la dangereuse semence dont il avait infecté ce jeune esprit, mais bien plutôt le soin malencontreux qu’il avait pris de si bien avoir préparé Julie à l’amour et que d’autres dussent sans doute en recueillir le fruit.

Le carrosse qui emmenait Mlle  de Mausseuil chez Mme  de Galandot se mit juste en route le matin même où le Royal-Lorraine se mettait en marche, de telle sorte qu’à une croisée de routes on rencontra le régiment. Il fallut donc attendre qu’il fût passé pour continuer le voyage. Les escadrons faisaient grand bruit dans la campagne matinale. Les timbaliers alternaient avec les fifres et les trompettes. Le pas sec des chevaux sonnait sur les cailloux. Parfois une des juments hennissait à l’un des gros percherons du carrosse. Le colonel, qui avait reconnu M. du Fresnay, le vint saluer à la portière. M. de Vidrecourt refit à Julie le même compliment que le soir du bal. Le brave marquis était peu varié et le répétait à toutes les femmes, s’en étant bien trouvé une fois et jugeant depuis lors inutile de se mettre à de nouveaux frais.

Julie regardait défiler les compagnies. Les maîtres avaient bonne figure sur leurs chevaux unis ou pommelés. Les boutons d’argent brillaient au soleil, sur le drap bleu à revers aurore. Les petits sacs de veau verni, vulgairement appelés crapauds et qui contenaient les cheveux en leurs bourses de cuir tressautaient sur les nuques hâlées. Les chapeaux à quatre cornes coiffaient des figures martiales. Elle souriait aux officiers avec lesquels elle avait dansé, à mesure qu’ils passaient.

Portebize vint en queue, car Gros Ami commandait la dernière compagnie, et il s’approcha à son tour du carrosse en faisant caracoler son beau cheval rouan. Julie vit une fois encore sa large figure rougeaude, aux paupières plissées, à la bouche alourdie, avec le grand nez hardi et les yeux vifs.

Elle se tenait accoudée à la portière, une rose au corsage comme celle qu’elle portait dans le bosquet de charmilles et, comme Portebize prenait congé d’elle, elle lui tendit, avec un frais éclat de rire, la fleur qui s’effeuilla à demi. Portebize la prit et la mit négligemment à la ganse de son chapeau. Mlle  de Mausseuil sentait sur son visage le souffle chaud du cheval impatient que son cavalier avait peine à maîtriser, puis dans un : « Au revoir, Mademoiselle Julie ! » coupé du sifflement d’une cravache, elle vit la monture pivoter et, cabrée, les sabots hauts et la croupe basse, M. de Portebize l’enlevant d’un galop, rejoindre son rang sans retourner la tête.

Quand M. du Fresnay revint fort triste de Pont-aux-Belles, où il laissait pour trois mois Julie aux mains de Mme  de Galandot, il trouva sa femme qui l’attendait et le mena sans rien dire dans la chambre de Mlle  de Mausseuil. Elle était vide et déjà remise en ordre, les armoires refermées et le lit refait, et, une fois là, Mme  du Fresnay souleva l’oreiller. Un petit livre était posé sur le drap blanc. M. du Fresnay prit la brochure et l’ouvrit distraitement. Elle était couverte de taches et imprimée sur un mauvais papier, comme ces recueils des contes de la Mère-l’Oie que vendent les colporteurs. Il en lut quelques pages : à mesure qu’il lisait, sa figure exprimait un étonnement stupéfait ; puis, joignant les mains, il laissa tomber la brochure, qui resta ouverte sur le plancher à son titre qui portait en grosses lettres : le Conseiller des Amants, et au-dessous d’un fleuron en corbeille : Eleuthéropolis, l’an deux mille ; mais la surprise de M. du Fresnay redoubla quand sa femme lui tendit une gravure où il vit, dans un paysage agréable, un berger et une bergère, renversés sur un tertre, parmi des houlettes et des pannetières et en posture de faire l’amour si au naturel qu’on n’y perdait la vue de rien, et au bas, d’une grosse écriture qu’ils connaissaient bien et qu’ils reconnurent, ces mots tracés plusieurs fois : « Chère Julie que nen feron nous au temps ! »

XI


Nicolas de Galandot attendait dans l’avant-cour l’arrivée de Julie. De temps à autre, il tirait sa montre et la portait à son oreille pour voir si elle marchait bien, car l’attente lui paraissait longue. Aucun bruit ne troublait la cour silencieuse. L’herbe y poussait doucement au soleil entre les petits pavés de grès. Ces pavés attiraient pour la première fois l’attention de Nicolas. Ils étaient de couleurs diverses, beaucoup gris, quelques-uns bleuâtres et, çà et là, de presque roses. Dans un coin, deux pigeons picoraient. Nicolas, dans sa promenade, s’en approchait ; alors ils se levaient lourdement et passaient ras au-dessus de sa tête avec un gros bruit d’ailes et allaient se poser dans le coin opposé où le retour de ses pas les troublait de nouveau, et ainsi jusqu’à ce que, dérangés, ils s’envolassent pour de bon. Nicolas, resté seul dans la cour, se tint debout immobile et comme engourdi de chaleur.

Enfin un claquement de fouet et un grondement de roues annoncèrent la venue du carrosse. M. du Fresnay embrassa tendrement Julie, et Nicolas se trouva seul en face d’elle.

Les deux pigeons qui étaient revenus se poser sur le toit des communs roucoulaient doucement.

Nicolas ne reconnaissait pas sa cousine dans cette belle personne toute rieuse, hardie et familière qui se tenait devant lui avec son teint frais, sa bouche charnue, son corsage entr’ouvert sur la naissance d’une gorge attrayante. Il ne retrouvait plus là la petite pleurnicheuse de l’an dernier. Sa timidité ordinaire devint un trouble évident, et il demeurait interloqué et bredouillant. Il lui expliquait que Mme  de Galandot se trouvait un peu incommodée et il s’affligeait d’avoir laissé repartir M. du Fresnay sans lui communiquer les excuses de ne pas le recevoir dont sa mère l’avait chargé envers lui.

Mme  de Galandot était, en effet, très vieillie et assez mal portante. Un marchand d’orviétan, introduit il y a quelques mois au château par une des vieilles servantes qu’il avait guérie d’un cor au pied, avait vendu à Mme  de Galandot des poudres soi-disant merveilleuses et universelles à tous les maux, dont l’effet fâcheux n’était point étranger aux fatigues que ressentait depuis la bonne dame. Aussi se trouvait-elle trop occupée d’elle-même pour pouvoir prendre garde à Julie.

Elle ne vit donc guère dans la nouvelle beauté de sa nièce que de la bonne santé ; elle remarqua l’excellente couleur de son visage et n’en distingua point les traits charmants. L’heureuse proportion de sa taille lui sembla un effet de la croissance ; elle n’en reconnut pas la grâce voluptueuse. Par cette bonne conformation corporelle elle la jugea propre à la vie sans la deviner prête à l’amour, et, une fois la revue faite et quelques observations assez aigres sur la forme de ses vêtements et le goût de sa parure, elle remit ses lunettes dans l’étui, recroisa ses mains sur son fichu et continua à se tâter le pouls et à tirer la langue dans un petit miroir qu’on disposait à sa portée pour cet usage.

On faisait silence autour d’elle. Julie, assise sur une chaise, regardait alternativement chacune de ses mains qu’elle avait fines et potelées. Nicolas, sur une autre chaise en vis-à-vis, faisait une assez piteuse figure, ne sachant trop comment se tenir, puis finit par gagner la porte sur la pointe des pieds pendant que sa mère faisait sa sieste accoutumée. Julie, qui n’osait quitter la place, eut tout le temps de songer à l’ennui qui l’attendait à Pont-aux-Belles. À quoi allait-elle pouvoir s’occuper ? Et elle se prenait à penser qu’après tout son cousin Nicolas n’était pas déjà si mal tourné. Il avait juste trente ans, le corps maigre, les jambes hautes. Il portait un habit couleur de tabac d’Espagne, à basques un peu trop longues et trop larges pour lui. Avec cela un visage osseux et doux, la figure régulière et simple et au demeurant point laid du tout.

Le lendemain, Nicolas se montra vraiment l’homme le plus embarrassé du monde. Il avait mal dormi et se sentait tout déconcerté par la présence de Julie. D’autant plus qu’il était, en quoi que ce fût, lent à se résoudre. Le vide de la vie habitue, faute d’événements, à réfléchir longuement même aux moindres. L’indécision devient un passe-temps ; l’incertitude, une sorte de jeu solitaire. Aussi soupesait-il toutes circonstances avant de se décider à les considérer de telle ou telle façon. Cette minutie d’esprit n’avait, il faut le dire, pas même l’avantage que, le choix fait, il s’y tînt fermement. Il restait quand même incertain. De telle sorte que Nicolas, à trente ans, se trouvait l’homme le plus faible, non seulement vis-à-vis des autres, mais encore en face de lui-même. De mettre, par exemple, des bas chinés ou des bas blancs constituait pour lui une alternative qui le tenait de longs moments en balance. On l’avait vu rentrer pour changer la paire qu’il venait d’enfiler et comme, de plus, il était distrait, il lui arrivait de ressortir avec aux jambes un bas chiné et un bas blanc.

Il était en pleine discussion sur la manière dont il se comporterait avec Julie quand il la rencontra aux jardins. La rencontre se fit juste au milieu de son débat, si bien que, pris au dépourvu, il salua cérémonieusement sa cousine et s’esquiva à grandes enjambées. Ce hasard régla son attitude, et les jours qui suivirent il évita de se trouver seul à seul avec Julie et les passa enfermé à clé dans la bibliothèque.

Les raisons du trouble de Nicolas devant Mlle  de Mausseuil tenaient à diverses causes. La principale était le changement de visage qui faisait d’elle pour lui une autre personne. Les sentiments qu’il conservait de la fillette d’hier n’allaient plus à la jeune fille d’aujourd’hui. Il ne savait comment ni de quoi lui parler, ni par quoi remplacer les jeux de jadis ou les leçons de l’an dernier, et il restait en suspens, attiré vers elle par leur ancienne camaraderie et éloigné d’elle par le défaut de ce qui eût pu y suppléer. À cela s’ajoutait une peur confuse. L’abbé Hubertet, en quittant Nicolas, avait cru devoir l’avertir de certains dangers qu’il rencontrerait peut-être sur sa route. Certes, avec mesure et réserve, il avait donné à Nicolas l’idée qu’il y a un péril à la société des femmes et Nicolas, sans avoir commis la faute, n’ignorait pas complètement l’existence du péché. Pourtant peu à peu il se rassura et sortit de sa cachette.

L’adroite Julie prit grand soin de ne faire aucune attention à son cousin. Elle comptait sur sa jolie figure. Le gros Portebize lui en avait maintes fois peint les charmes et vanté l’attrait et elle en attendait avec confiance les effets inévitables ; mais dans l’attente elle s’ennuyait. Nicolas tardait à s’apprivoiser.

Ce fut donc elle qui brusqua les choses.

Un après-midi, elle aperçut son cousin assis sur le banc où autrefois ils se rencontraient d’habitude. Nicolas paraissait réfléchir profondément et traçait des ronds du bout de sa canne. Julie se rappela que, pendant les repas, il la regardait à la dérobée, et, ce matin, plusieurs fois, à table, elle avait surpris ses yeux. Elle était charmante ce jour-là. Mme  de Galandot lui avait acheté plusieurs pièces d’étoffe commune, mais claire et de couleurs gaies. Les vieilles servantes y avaient taillé une robe à l’ancienne mode, comme elle en portait les autres années, mais qu’elle avait rajustée à sa façon. Dans cette bonne toile à fleurs, avec ses cheveux simplement noués, elle ressemblait beaucoup à la petite Julie d’autrefois et elle reprit son pas de fillette pour se glisser sans être vue derrière le banc où rêvait Nicolas. Elle entra dans le plant d’arbres. Le lierre les enguirlandait et tapissait le sol de ses vertes feuilles en cœur. L’ouverture du treillage était agrandie ; elle passa.

Elle se tenait debout derrière le dos de Nicolas, retenant son souffle. Tout à coup, en se baissant, elle lui renversa la tête et lui posa ses deux mains sur les yeux. Puis elle enjamba le banc et, s’asseyant sur les genoux de Nicolas abasourdi, elle lui mit les bras au cou et l’embrassa longuement sur les deux joues en lui disant à l’oreille : « Comme tu es bête, mon pauvre Nicolas !… »

Ce furent pendant quelques jours des bavardages infinis. De même qu’elle avait joué à la demoiselle avec le gros Portebize, elle joua à la petite fille avec le maigre Nicolas. Ils reprirent leur cousinage interrompu et leur camaraderie de jadis, avec cette différence qu’elle apportait à ces jeux et à ces étourderies toutes les ressources de la plus dangereuse coquetterie sous les apparences de la plus franche naïveté.

Quoi qu’il en fût, Nicolas se retrouva comme par le passé au service des caprices de Julie. Au bout de quelques semaines, elle eut fait de lui son véritable esclave. Il se laissait aller béatement où la jeune fille le voulait conduire et éprouvait pour elle une admiration silencieuse ; dès qu’elle parlait, il la regardait bouche ouverte et mains pendantes. Elle savait maintenant son pouvoir et en abusait, amusée de voir son grand cousin stupéfait et honteux de ce qu’elle obtenait de lui.

Comme elle était devenue gourmande, il volait pour elle les meilleurs fruits des espaliers. Les pêches commençaient à donner. Mme  de Galandot les envoyait soigneusement vendre à la ville, ne réservant que le nécessaire à la table de Pont-aux-Belles. Nicolas guettait les paniers à l’office avant qu’ils partissent pour le marché. Le vieux jardinier Hilaire qui aimait beaucoup son jeune maître et qui, tout en râtissant les allées, avait bien remarqué quelque chose du manège de M. Nicolas et de Mlle  Julie, mettait les plus beaux fruits sur le dessus et riait de ses vieilles dents ébréchées de ne plus les retrouver là.

Julie y mordait de sa belle bouche rouge et elle aimait à s’y rafraîchir. Elle était coureuse et turbulente et ne laissait pas un instant respirer Nicolas. Ils se poursuivaient à perdre haleine par les allées et Julie trouvait à ces courses et à ces poursuites le prétexte de se laisser tomber dans les bras de son cousin. Elle y tombait toute chaude, essoufflée et haletante ; ses petits seins palpitaient sous son corsage à fleurettes. Nicolas la recevait d’abord avec embarras, puis avec empressement. Il sentait monter d’elle une moite odeur de peau, de linge et de jeunesse.

Quelquefois, au contraire, elle se plaignait de fatigue et de langueur, feignait de ne pouvoir faire un pas. Il fallait alors qu’il la soutînt. Pour l’aider, il touchait sa taille souple. On avançait péniblement. Alors Nicolas proposait de la porter jusqu’au banc. Elle acceptait en minaudant, se faisait lourde, pesait de toute sa chair sentie à travers l’étoffe, de tout son corps inerte et comme engourdi de sommeil.

Le temps de la canicule qui survint et fut fort chaud mit un arrêt à leurs ébats. Il fallut trouver des jeux plus tranquilles, et Julie en inventa de plus voluptueux. Elle se fit lasse, tendre et nonchalante. Souvent ils passaient l’après-midi sous les arbres, étendus sur le tapis de lierre. Il rôdait là une odeur amère et forte. Julie finissait par s’endormir et Nicolas regardait de tout près son joli visage au repos où il n’y avait plus ni malice ni hardiesse, mais seulement la fraîcheur toute simple de la plus belle et de la plus délicate jeunesse.

Enfin la chaleur, tout en restant forte, se relâcha un peu dans les jours qui suivirent. Nicolas avait passé une partie de l’après-midi avec sa mère. Mme  de Galandot se trouvait assez mal ce jour-là et elle avait dû garder son fils auprès d’elle pour lui dicter une lettre à Me  Le Vasseur, le notaire, au sujet de baux à renouveler. Ces dictées qui avaient lieu quelquefois excédaient Nicolas qui ne comprenait rien au jargon des affaires dont sa mère l’avait avec soin tenu à l’écart. Vers quatre heures pourtant, la besogne achevée, il put sortir pour rejoindre Julie qui devait l’attendre près du Miroir d’eau ou du Petit Bassin.

Elle y était et Nicolas, en pensant au vieil Hilaire, frémit de la voir, car, en venant, elle avait dû dévaster la roseraie à en juger par le nombre de roses qui jonchaient la terre à ses pieds. Il y en avait de pourpres et de rouges, des blanches, doubles ou simples, et d’énormes, couleur de soufre. Elles formaient devant elle un amas embaumé d’où elle les prenait pour les joindre en une couronne. Quelques-unes, trop épanouies, s’effeuillaient et elle en réunissait les pétales dans une corbeille de jonc où elle les respirait en souriant. Parfois elle en lançait une poignée au visage de Nicolas, assis auprès d’elle et qui, d’une pichenette, en débarrassait la dentelle de sa manchette.

Quand elle eut fini, elle se mit doucement à ôter ses souliers. Nicolas la regardait faire avec étonnement. Ses pieds apparurent hors de ses bas enlevés. Ils étaient petits et blancs et quand, debout, elle reposa sur leur appui, une mince veine se gonfla bleue sur la chair rosée. Nicolas les admirait silencieusement. Ils étaient frémissants et finement nerveux, un peu recroquevillés au contact du sable ; l’ongle de l’orteil ressemblait à une petite coquille polie.

Une fois debout, elle troussa en rond sa jupe et Nicolas vit ses jambes nues. Le mollet, rebondi, supportait un genou lisse. Au-dessus du genou, la chair de la cuisse se montrait, plus blanche encore, déjà secrète.

Elle agissait avec une impudeur tranquille et souriante. Grâce aux pluies abondantes de l’hiver et du printemps, il restait un peu d’eau dans le bassin. Le fond en était tapissé d’une mousse verte et chatouilleuse. Julie enjamba la margelle. Elle marchait dans l’eau avec précaution pour ne pas la troubler. D’une main elle tenait la couronne de roses et de l’autre la corbeille de pétales. Arrivée auprès du Triton, elle grimpa lestement sur le socle de rocaille. Le dieu marin se dressait verdâtre et musculeux. Son bras portait à sa bouche la conque torse. Il semblait rire, le buste hardi, les joues gonflées.

Julie posa sur la tête de la statue la couronne fleurie. La beauté des roses rajeunit le bronze sombre. À poignées, Mlle  de Mausseuil jetait les pétales de la corbeille ; ils s’éparpillèrent et jonchèrent le fluide miroir, puis les feuilles dociles, prises aux mouvements secrets qui animent les ondes les plus stagnantes, se réunirent et, par leurs entrelacs, formèrent une arabesque mouvante. Comme le soir venait, il montait du bassin une odeur d’eau crépusculaire et de roses savoureuses, mais Nicolas de Galandot ne voyait que Julie qui, tenant le Triton par sa main de métal, se penchait sur le reflet de la double image où elle s’apercevait debout sur la croupe écailleuse du monstre qui semblait l’enlever, rieuse et demi-nue, au bruit muet de sa conque triomphale.

XII


Certes, en arrivant à Pont-aux-Belles, Julie avait été conduite, par l’ennui qu’elle y pressentait, à s’occuper de son cousin Nicolas. D’autant mieux qu’il se trouvait là être le seul homme sur qui elle pût exercer sa nouvelle coquetterie et essayer la force neuve de ses charmes. Il s’y ajoutait l’instinct et le désir d’être regardée et admirée, un besoin de se montrer, d’être touchée et caressée comme un jeune animal familier qui se frôle et cherche la main. Elle avait l’échine souple et voluptueuse des jolies bêtes.

Ce qu’il y eut d’admirable et d’assez particulier, c’est qu’entre elle et son cousin jamais un mot d’amour ne fut prononcé. Tout se passa en jeux et en badinages sans qu’il s’y mêlât rien de sentiment ni aucun terme qui pût avertir Nicolas de la bague qu’il courait en aveugle et les yeux fermés ; aussi s’abandonnait-il naïvement aux sensations agréables qu’il éprouvait en la compagnie familière de cette belle fille, rieuse, violente et vive. Le bon abbé Hubertet, en l’avertissant des périls de l’amour, avait négligé de lui enseigner que la volupté prend toutes les formes, même les plus innocentes qui ne sont point les moins redoutables.

Au seul nom de l’amour, Nicolas se fût méfié de ses atteintes. Il avait pour s’en défendre toute la sévérité de son éducation, les secours d’une solide piété, tous les principes de réserve et de raison dont on avait pris tant de soin à lui inculquer les garanties, mais les manèges de Julie n’éveillaient en lui aucune alerte. Son ignorance des surprises des sens le mettait à leur merci. Il vivait dans un émoi continuel dont il se rendait mal compte, et Julie ne lui laissait aucun répit tout le jour et même la nuit.

La plus extrême liberté les favorisait. Mme  de Galandot avait eu besoin de la petite chambre que Julie occupait auparavant près de la sienne, pour en agrandir la resserre où elle renfermait ses fioles et ses bocaux. C’était une vraie boutique d’apothicaire qu’elle avait là sous la main. Tout y était étiqueté avec soin et rangé en fort bon ordre. Au plafond pendaient de gros paquets d’herbes sèches. Il y avait même dans un coin de la pièce tout un assortiment de seringues de tailles diverses. On respirait là une odeur aromatique et fade que Mme  de Galandot emportait partout imprégnée dans ses vêtements.

Pour loger ses drogues, elle avait relégué Julie au bout d’un long corridor sur lequel s’ouvrait aussi l’appartement de Nicolas. Le couvre-feu sonné et le château endormi, commençait, pieds nus sur le carreau, la course des bougies. Julie inventait mille prétextes pour relancer Nicolas et c’était, dans la demi-obscurité, avant que chacun rentrât dans sa chambre, des rires étouffés, des bousculades silencieuses.

Une fois seule, Julie se mettait à l’aise, en chemise et en cornette de nuit, puis elle ouvrait la fenêtre et attendait.

Les cheminées et les combles du château étaient hantés par de nombreuses chauves-souris. Dès le crépuscule, elles commençaient à errer de leur vol rapide et doux. Elles se croisaient en arabesques entrelacées et s’évitaient par de brusques angles. Elles jouaient, agiles, promptes et mystérieuses, au-dessus du parterre d’eau et semblaient, par le langage de leur grimoire aérien, conjurer à les suivre et vouloir délivrer de son enchantement immobile l’aile de bronze du cadran.

La lumière les attirait dans la chambre. Il n’était pas rare qu’une y entrât furtivement. C’était justement ce qu’attendait Julie. Elle ouvrait doucement sa porte et venait gratter à celle de son voisin qui, en robe de chambre à ramages, s’apprêtait à se coucher, à moins que, réveillé en sursaut, il accourût tout ébouriffé au secours de sa cousine.

Nicolas détestait les chauves-souris et même il en avait grand’peur ; aussi était-ce en courbant le dos et en renfonçant la tête entre les épaules qu’il pénétrait chez Julie, portant une sorte de long manche à balai terminé par une boule d’étoupe dont on se servait contre les toiles d’araignée.

Alors commençait la poursuite aérienne. Julie, réfugiée sous les rideaux de son lit, regardait faire Nicolas, la tête passée par la fente de l’étoffe. Il allait et venait aux quatre coins, levant les bras contre les intruses, car souvent ce n’était plus une chauve-souris, mais deux ou trois, qui voletaient au plafond et qu’il s’agissait de déloger. Elles tourbillonnaient en voltes rapides. Leur vitesse semblait les multiplier aux yeux du pauvre Nicolas. Elles lui paraissaient nombreuses, insaisissables, vertigineuses, puis, tout à coup, elles s’éclipsaient toutes ensemble ou il n’en restait plus qu’une qu’il pourchassait jusqu’à ce que le bâton finît par l’atteindre. Quelquefois elle tombait sur le carreau, blessée et encore vivante avec de petits cris plaintifs. Un coup porté l’achevait et elle mourait avec un frémissement diminué de ses ailes membraneuses. Le plus souvent la petite bête tombait de suite, assommée et toute molle, et restait à terre comme une feuille morte. Alors Julie sortait de sa cachette et, le bougeoir à la main, venait examiner la victime. Elle regardait son corps velu et, écartées en leur délicate structure presque végétale, les larges ailes onglées, brunes, transparentes et sèches, par le bout desquelles Nicolas la prenait avec dégoût et, d’un geste, la lançait, par la fenêtre, dans la nuit.

Il était tard. Julie se recouchait et Nicolas ne s’en allait pas sans avoir, dans l’adieu prolongé en badinage, senti sous les toiles le corps souple, agile et tiède de sa peureuse amie.

Ces contacts laissaient à Nicolas les mains énervées et inquiètes. Il lui était venu un besoin de toucher et de palper. Il tressaillait à table, sous les yeux de sa mère, quand il sentait se poser sur le sien le pied de Julie qui prenait à son trouble un malicieux plaisir.

Quant à elle, sa hardiesse augmentait de jour en jour, et elle finit par la porter aux dernières limites de l’audace. Parfois, Nicolas cherchait une trêve et un refuge dans l’appartement de Mme  de Galandot. Il s’asseyait dans un fauteuil sans parler, regardait attentivement le mobilier sévère, les hautes tentures d’un vert sombre, puis il reportait les yeux sur sa mère. Elle lisait ou travaillait, ramassée sur elle-même, avec ses habits couleur de tan, sa coiffure à l’ancienne mode. Auprès d’elle, une petite table à pieds tors supportait des vases et des flacons. Souvent il surprenait la vieille dame tenant entre ses mains une large ampoule de verre qu’elle élevait à bonne hauteur et à travers sa transparence, tournée vers la fenêtre, elle examinait la qualité de ses urines. Puis elle reposait sur la table la cornue tremblotante et ôtait les larges besicles dont elle aidait sa vue, devenue avec l’âge faible et incertaine.

Julie abusait de cette infirmité de sa tante dont elle avait évalué la juste proportion, pour mettre Nicolas au supplice. À peine réfugié dans l’appartement de Mme  de Galandot, elle venait l’y relancer. Il n’avait plus aucun repos. Elle lui infligeait la transe continuelle d’être surpris à quelques-uns des jeux sournois qu’elle imaginait en présence même de sa tante ; Nicolas ne savait vraiment pas où se mettre. Par contenance, il cherchait un livre. Mme de Galandot se servait assez souvent de grands in-folios qui contenaient le terrier de Pont-aux-Belles et des seigneuries qui en dépendaient. Les plans en étaient figurés en couleurs avec une habile précision. On y voyait la disposition exacte des lieux-dits, avec leur nom et leur bornage. Tout y était minutieusement représenté, cultures, friches, ruisseaux, prés et taillis, et même les arbres par de grosses boules vertes. Ces belles cartes étaient ornées de cartouches contournés et d’un pompeux encadrement. Mme de Galandot aimait à les consulter et elle tirait quelque orgueil de cet examen. Certes, elle avait amélioré et agrandi ce beau domaine depuis le temps où l’ordre du feu comte avait fait dresser les plans dont les vastes registres servaient d’abri à Nicolas et de paravent aux agaceries de Julie. Derrière les grandes pages ouvertes, Nicolas rougissait et pâlissait tour à tour et Julie, tout en lui tirant les oreilles et en lui mettant les doigts dans le cou, regardait par-dessus l’épaule de son cousin passer sous ses yeux les bois, les prés, les étangs et les labours qui composaient ce beau comté de Pont-aux-Belles dont le possesseur obéissait au moindre signe de son petit doigt.

Les années précédentes, Julie voyait arriver d’avance avec plaisir le moment de retourner au Fresnay ; mais, cette fois, Nicolas et elle étaient si occupés l’un de l’autre que le temps fuyait sans qu’ils y prissent garde. L’extrême beauté et la forte chaleur du mois de septembre les empêchèrent de s’apercevoir qu’il touchait presque déjà à sa fin. Mme  de Galandot les en avertit un jour d’un air sournois en feuilletant un almanach. Sa mauvaise humeur contre Julie avait redoublé. Il ne se passait guère de repas qu’elle ne lui infligeât quelque avanie et elle en suivait l’effet sur son fils d’un air curieux.

La vérité est que le vieux jardinier, furieux du ravage de ses roses, s’était plaint à Mme  de Galandot de cette déprédation, tout en rejetant la faute sur Mlle  Julie, qui faisait faire à M. Nicolas tout ce qu’elle voulait, le pauvre jeune maître étant faible et plus doux qu’un agneau. Ce propos éveilla la jalousie de Mme  de Galandot, non qu’elle soupçonnât rien de ce qui se passait réellement ; mais l’idée que Nicolas eût quelque bonté pour sa cousine l’irritait singulièrement. Aussi se promit-elle d’en avoir le cœur net. D’ailleurs, elle était particulièrement irritable à ce moment. Ses urines lui paraissaient, en leurs panses de verre, mauvaises et sablonneuses.

À cela se joignait encore la contrariété qu’elle avait éprouvée en apprenant que sa sœur, Mlle  Armande de Mausseuil, qu’on tenait enfermée à Bas-le-Pré, avait trompé la surveillance et s’était échappée à travers champs. La folle, en effet, avait disparu sans qu’on pût savoir où et Mme  de Galandot ressentit grande honte à apprendre que le curé de Noircourt-les-Trois-Fontaines l’avait trouvée, en venant dire sa messe, le matin, accroupie, la jupe troussée, dans la cuve du bénitier où elle mêlait des eaux qui n’avaient rien de bénites, et d’où on eut toutes les peines du monde à la faire sortir pour la ramener à Bas-le-Pré. Outre ces causes, la grande chaleur excédait Mme  de Galandot qui la supportait mal, tandis que Nicolas et Julie s’en jouaient.

Le jour des saints Côme et Damien, qui est le vingt-sept septembre, fut singulièrement lourd et orageux ; de gros nuages couraient sur Pont-aux-Belles, interrompus de brusques coups de soleil. Le jardin était désert ; même le râteau du vieux jardinier avait fait silence. Julie et Nicolas trouvèrent le bonhomme étendu et dormant auprès de la roseraie. Depuis le larcin des roses, il surveillait ses rosiers. Julie cueillit une des fleurs qui restaient encore et l’effeuilla par malice sur la figure suante et tannée du dormeur.

Ils marchaient doucement sur le sable chaud. Julie avait entr’ouvert son fichu. Ils cherchaient un endroit frais du jardin. Partout il faisait étouffant. Auprès du petit bassin, ils s’assirent. La pierre brûlante de la margelle entourait un cercle de vase sèche et craquelée. La rocaille y semblait cuire. Le Triton paraissait comme abasourdi et stupéfait. Il était tout tacheté de gouttes de soleil mouvantes sur sa peau de métal. Nicolas toucha du doigt le cou de Julie. Une tiède moiteur le nacrait. Elle regardait sournoisement son cousin à travers ses cils mi-clos. Il était pâle et ses mains tremblaient. Parfois la vase durcie se fendillait avec un bruit sec. On respirait une odeur douce et fade de feuilles chaudes et de terre brûlée. Ils suffoquaient, et Julie proposa d’aller se reposer à la bibliothèque. Ils revinrent par le potager. Julie, en passant, cueillit à la treille quelques grappes de raisin.

Ils longèrent le parterre d’eau et passèrent sous les fenêtres de Mme  de Galandot sans s’apercevoir que la vieille dame les regardait derrière la vitre. La porte de l’appartement était ouverte, Julie y jeta un coup d’œil à la dérobée. Sa tante dormait sur son fauteuil. Elle ronflait même, ce qui la fit rire.

La bibliothèque où ils entrèrent était, en effet, fraîche et sombre à cause des volets clos. Il y avait juste au milieu une grande table de marbre florentin où l’on voyait représentés en mosaïque des fleurs et des fruits. Julie posa ses grappes sur un des coins. Nicolas, tombé assis dans un fauteuil, ne disait rien et suivait des yeux Julie qui rôdait çà et là. Quand elle s’éloignait, il l’apercevait dans un demi-jour bleuâtre et velouté. Le bruit léger de ses pas le faisait tressaillir et il fermait les yeux doucement et longuement.

Julie s’était assise à l’un des angles de la table de mosaïque. Elle y promenait ses mains et parfois se penchait pour y appuyer ses lèvres chaudes. Puis elle s’y étendit de toute sa longueur et resta immobile dans un allongement voluptueux.

Brusquement elle se rassit. Ses doigts rapides palpèrent son corsage entr’ouvert qu’elle dégrafa complètement et, d’un mouvement coquet des épaules, elle se défit des manches courtes. Elle était en corset, le cou et la gorge nus, ses petits seins fermes, blancs et frais, à l’air.

Alors elle se coucha de nouveau. Soutenue sur ses coudes, elle s’amusait à faire toucher au marbre les pointes de sa gorge. À chaque contact, une agréable fraîcheur se répandait dans son corps ; elle la ressentait surtout entre ses deux épaules.

Lasse de ce jeu, elle se tourna sur le dos, prit une des grappes et commença, un à un, à en manger les grains.

Elle mangeait lentement, avec délicatesse et gourmandise. Elle tenait le raisin haut devant elle. Chaque mouvement de son bras élevé et ramené à sa bouche laissait voir l’ombre blonde de son aisselle.

La grappe diminuait peu à peu, et bientôt Julie ne garda plus à la main que le vert squelette végétal en sa structure délicate où chaque grain arraché laissait comme une goutte d’eau ambrée et liquoreuse.

Un dernier grain restait ; elle le prit entre ses doigts et, avec un rire hardi, le lança à Nicolas qu’il atteignit au visage.

Il s’était levé du fauteuil, très pâle. Julie ferma les yeux. Elle sentait sur sa peau un souffle haletant, des lèvres sur sa bouche, une main à ses seins ; une autre plus hardie et plus intime, qui s’embarrassait dans les plis du jupon, atteignait la chair de la cuisse et montait tremblante et froide avec un léger chatouillement d’ongles… Puis tout à coup elle ne sentit plus rien et regarda.

Dans le cadre de la porte grande ouverte, Mme  de Galandot se tenait debout. Elle lui sembla d’une taille inusitée, comme si sa haute coiffure à l’ancienne mode touchait presque le plafond, puis elle se rapetissa et Julie la vit à trois pas d’elle, immobile. Elle entendait Nicolas claquer des dents.

D’un souple coup de reins, elle s’assit sur la table, les jambes pendantes. Elle touchait par contenance le bout rose de son sein d’un air attentif et indifférent. Sa jupe retroussée découvrait sa cuisse nue. Quand elle eut sauté sur le carreau, elle hésita un instant, fit la moue, regarda alternativement sa tante et son cousin, puis, éclatant de rire, passa devant Mme  de Galandot, la salua d’une révérence et s’esquiva, non sans entendre, en fermant la porte derrière elle, le bruit, sur la joue du fils coupable, du sonore, vigoureux et solide soufflet maternel.

XIII


Alors Nicolas de Galandot, ahuri et effondré, assista au terrible spectacle de sa mère forcenée et furieuse. Ce furent d’abord des hoquets de colère, des grondements sans suite, avec des gestes d’énergumène, puis, du volcan de cette fureur, jaillirent des jurements et des apostrophes plus distincts et des mots qu’il ne comprenait pas et qui le terrifiaient d’autant plus.

Quarante ans de décence, d’orgueil et de bon ordre s’écroulaient en ce bouleversement inattendu qui mettait à la bouche de la vieille femme un langage qu’on eût imaginé à peine aux pires harengères et aux dernières des gueuses. Cela lui montait du fond de la mémoire comme une marée d’ordures qui écumait à ses lèvres sa boue saumâtre et corrompue.

C’était la langue qu’elle avait entendu parler à Bas-le-Pré par son père et par son frère, dans les plus laides disputes qui les mettaient aux prises brutalement et dont ils éclaboussaient tout autour d’eux. Le vieux Mausseuil ne se retenait guère pour gourmander devant ses filles leur ivrogne de frère et le réprimander de ses débauches. Il le faisait avec la bassesse de propos la plus crue, sans s’inquiéter des oreilles qui l’écoutaient. Mme  de Galandot avait trop entendu dans sa jeunesse ces ignobles querelles domestiques où l’on appelait tout plus que par son nom. Son frère l’avait, à son tour, et pour son compte, poursuivie de toutes les ordures. Le misérable, qui ne respectait rien, ne la respectait pas davantage et la harcelait de ses discours et de ses desseins criminels. Que de fois elle avait dû se boucher les oreilles et repousser des mains brutales et avinées ! Irrité de son refus et de son mépris, le cynique drôle prenait plaisir à étaler sous les yeux de sa sœur, sinon en fait, du moins en paroles, l’ignominie de ses goûts, et c’était toute cette vase et tout ce faguenas qui lui remontait aujourd’hui à la gorge par un retour inopiné.

Elle avait revu en son fils ces mêmes mains hardies et scabreuses de l’homme qui cherche son désir, cette face sournoise et convulsive que fait l’approche du plaisir. Elle s’était juré que Nicolas échapperait à la loi vulgaire et commune, et de tout faire pour qu’il en fût ainsi. Et la surprise d’une petite fille déjouait ses plans. Il avait suffi d’un peu de chair vivante et fraîche pour rendre Nicolas un homme comme un autre. Il avait palpé une gorge avec ses mains, flairé l’odeur d’une femme, cherché sur elle à tâtons la place animale du plaisir.

Donc Nicolas était un homme ! il était corrompu, lui aussi, de cette sorte de basse ardeur à la satisfaction de laquelle ils subordonnent tout le reste. Des sens étaient nés en lui, et rien n’en arrêterait désormais le cours, ni les règles de l’honneur, ni les principes de la religion, ni aucune considération d’aucune espèce. À quoi avait donc servi l’éducation solitaire qu’elle lui avait donnée ? Qu’avaient fait de lui ses soins et ses précautions ? « Un larron qui pille mes fleurs, vole mes fruits pour une gueuse, un paillard qui assaille une fille sous mes yeux ! Ah ! le pendard, le maraud, pouah ! » Car dans sa colère elle mêlait tout, et les rapports du jardinier Hilaire et ce qu’elle venait de voir, allant et venant devant Nicolas hébété, oubliant ses années, ses maladies, sa coiffure dérangée dont les mèches grises lui battaient la tempe.

Puis elle pleurait, elle lui parlait presque doucement jusqu’à ce que quelque image vînt lui rendre toute sa fureur. Julie avait sa part d’injures. À chacune Nicolas redoublait de larmes, ce qui exaspérait encore davantage Mme  de Galandot. Elle s’emportait contre Julie, puis mêlait à sa rage des propos de théologie. Des mots de Bible, des bribes de psaumes lui sortaient de la bouche avec des paroles de corps de garde et de mauvais lieu. Et les invectives allèrent leur train deux heures durant. Elle marchait sur Nicolas et le secouait durement par l’épaule.

Le soir était venu. Un peu de vent, qui s’était élevé, avait poussé le volet. Mme  de Galandot ouvrit l’une des fenêtres ; ses mèches grises frissonnèrent. Des parfums d’arbres entraient, Mme  de Galandot y reniflait une odeur de péché. Julie l’avait apporté dans ses cheveux, dans sa chair sournoise de petite fille, dans ses habits. Cette odeur avait mûri à l’ombre des arbres du jardin. Maintenant elle occupait l’espace, et Mme  de Galandot se bouchait le nez, crachait par terre. Nicolas la regardait avec épouvante et ne reconnaissait plus sa mère dans cette furie au geste brusque, à la voix rauque et enrouée. Il ne la voyait presque plus, car l’obscurité augmentait, et Mme  de Galandot continuait à se promener dans l’ombre, d’un pas lourd et trébuchant, silencieuse maintenant et comme abattue par l’excès de sa fureur, tandis que Nicolas tâtait sa joue meurtrie, se mouchait, pensait à Julie et se remettait à pleurer.

Il pleura toute la nuit. Mme  de Galandot, en sortant, avait fermé la porte à clé. En vain Nicolas secoua la serrure ; il lui fallut bon gré, mal gré, rester là seul et sans lumière. Le château semblait mort. Aucun bruit. Enfin l’aube parut, blanchâtre et farineuse, et Nicolas entendit des pas dans le jardin. Le vieux jardinier Hilaire passa et repassa plusieurs fois sous les fenêtres sans lever la tête. Nicolas, n’osant l’appeler, lui faisait des signes désespérés.

Le jour grandissait rapidement au ciel tout rose d’aurore. Nicolas, en se penchant, pouvait voir par-dessus les toits des communs un coin de l’avant-cour du château. Les pavés gris, roses et bleus luisaient de rosée. Comme au jour de l’arrivée de Julie, deux gros pigeons s’y promenaient. Il reconnaissait leur col nuancé, leur rengorgement et leur démarche pattue. Il les suivait des yeux. Un troisième vint se poser auprès des deux premiers.

Tout à coup, ils s’envolèrent de concert comme si on les avait troublés. Nicolas entendit un bruit de roues, le grelot d’un attelage paysan qu’il ne voyait pas. La voiture devait être arrêtée dans un autre coin de la cour. Un bruit de sabots râclait parfois le pavé, une sonnette tintait. Les pigeons reparurent, ils étaient en nombre et picoraient activement ; puis ils se groupèrent et s’envolèrent ensemble d’une seule bouffée. L’angle de pavés resta vide sous le soleil.

Nicolas de Galandot s’agitait. Ses larmes recommençaient à couler sur sa longue figure. Julie traversa d’un pas alerte le petit espace découvert. Il distinguait parfaitement ses traits. Il revit sa figure insouciante et fraîche. Elle était habillée comme la veille. Hilaire la suivait. Elle disparut, un grelot sonna, des roues grincèrent, un coup de fouet retentit dont Nicolas crut ressentir au visage la cinglante lanière.

Il passa la journée à la fenêtre sans quitter des yeux ce petit angle de la cour pavée où il venait de voir Julie pour la dernière fois. Il ne toucha à aucun des repas qu’on lui servit sur la table de mosaïque et resta trois jours enfermé dans la bibliothèque.

Le soir du troisième jour, Hilaire vint le chercher et le conduisit, sans mot dire, dans l’appartement de Mme  de Galandot où la vieille servante lui recommanda d’entrer doucement. Sa mère était au lit. Elle le regarda sans le reconnaître, les yeux tournés, le visage décomposé et la bouche tordue, sans voix et sans mouvement. Il apprit des servantes qu’on venait de la relever ainsi tout à l’heure, tombée le nez sur le carreau.

Nicolas remplit la chambre de cris et de lamentations, s’arrachant les cheveux et se frappant la poitrine jusqu’à l’arrivée du médecin qu’on envoya chercher ; en attendant, le curé de Pont-aux-Belles était venu pour les sacrements et avait procédé aux onctions. On n’avait pas pris le temps d’aller jusqu’à la ville. Hilaire avait rencontré en route M. Pordubon, de Saint-Jean-la-Vigne, qui faisait sa tournée, monté sur sa mule, et l’avait amené faute de mieux. Il était âgé et bavard, mais pas trop ignorant. Il saigna.

Mme  de Galandot ne mourut pas. La secousse qu’elle avait ressentie la tint entre deux pendant plusieurs semaines et elle ne sortit de là que percluse, sans l’usage de ses membres, mais la tête intacte, et, par malheur pour Nicolas, ayant retrouvé avec ses sens toute la rancune de son grief. Les représailles en furent terribles. Mme  de Galandot ne cessait de reprocher à Nicolas ce qu’elle appelait sa faute, de lui en ressasser l’ignominie et la bassesse. Le pauvre garçon y prit le sentiment d’être un grand pécheur et vécut dans l’accablement de son opprobre. Par un raffinement extraordinaire de casuistique, elle lui interdit de s’en confesser, prétendant que le pardon pouvait lui en prétexter l’oubli et qu’il n’en trouverait la véritable pénitence que dans le suspens continuel où elle le tenait au-dessus de l’enfer.

Que de fois, assis au chevet du grand lit à colonnes où reposait sa mère, dut-il subir l’interrogatoire des circonstances et du détail de son péché ! La terrible femme s’acharnait à ce souvenir cuisant, et c’était lamentable ce visage attentif, en ce corps immobile, écoutant pour la centième fois le récit de l’aventure. Elle le pressait de questions, jamais désarmée par la naïveté ou par la soumission du malheureux. Sans compter que ces entretiens renouvelaient sa colère. Son corps inerte ne pouvait l’aider à l’exprimer ; elle passait toute sur son visage en contorsion et, par sa bouche, en reproches, en injures, en soupçons, si bien que cette chambre de malade s’emplissait de propos acariâtres et violents et du honteux litige de ce débat sans fin où se discutait la façon dont Nicolas avait agi à l’endroit d’une fillette sensuelle et sournoise.

Pendant ce temps, Julie était loin. Le vieil Hilaire l’avait ramenée au Fresnay avec une lettre où Mme  de Galandot exigeait le mariage, sans délai, de la jeune fille et, pour y aider, la dotait de dix mille écus à condition que l’affaire fût prompte. Elle ajoutait : « Je n’ai point voulu la mettre au couvent ni souiller de sa présence une maison de Dieu. »

M. et Mme  du Fresnay qui, depuis la découverte du livre et de la gravure, vivaient dans les transes, ne furent qu’à moitié surpris de l’esclandre. Ils jugèrent que le mieux était de marier Julie et, pour cela, de profiter du don de Mme  de Galandot. Eux n’y pouvaient rien ajouter, leur bien consistant en usufruit. Après s’être consultés, ils proposèrent à Julie deux partis. Mais ils faillirent tomber des nues quand elle déclara vouloir épouser le gros Portebize. Après s’être récriés, ils pensèrent d’un commun accord qu’il lui revenait après tout de réparer le mal qu’il avait fait. On écrivit donc à Gros Ami. En attendant sa réponse, Julie ne montrait aucun embarras. Portebize accepta la fille et les écus. Le mariage se fit en novembre au Fresnay. Les époux partirent le jour même pour Paris et on n’entendit plus parler d’eux.

M. du Fresnay retourna à ses instruments et Mme du Fresnay à ses sucreries ; mais, souvent, le soir, quand M. Le Melier venait les visiter, il les trouvait le cœur gros et les larmes aux yeux. Le temps passa ; ils vieillirent. M. Le Melier mourut d’une morsure envenimée qu’un chien de la ferme lui fit, une fois qu’il retournait à pied chez lui, la nuit. Le son nocturne de la vielle avait irrité la bête.

Mme du Fresnay, quelques mois après, tomba malade et ne se releva pas. M. du Fresnay languit et on finit par le trouver étendu mort dans le pavillon de musique. Les contrebasses et les violoncelles le regardaient curieusement ; comme on était en été, la porte du pavillon était ouverte et un vent léger feuilletait d’un doigt invisible les pages de la sonate étalée encore sur le pupitre.

Cette mort advint presque en même temps que le décès de Mme de Galandot, le tout en 1749. Trois ans après l’affaire de Julie, Nicolas se trouva seul à Pont-aux-Belles. Me Le Vasseur, qui régla la succession, lui apprit que, grâce aux économies de sa mère, il était un des plus riches seigneurs du pays.

Quoi qu’il en fût, Nicolas continua à vivre à Pont-aux-Belles comme par le passé. Il ne chercha ni à en sortir, ni à retrouver Julie. Il resta ainsi plusieurs années. Son existence était la plus régulière du monde. Il ne voyait personne.

Les deux vieilles servantes de Mme  de Galandot trépassèrent l’une après l’autre. Le vieil Hilaire demeura seul. Il avait abandonné ses jardins pour la cuisine et cuisait les œufs que M. de Galandot allait chercher lui-même à la basse-cour. Il tirait du village le pain et le peu de viande qu’il ajoutait à ce repas. Le tout ne coûtait pas à Nicolas plus de douze ou quinze cents livres par an. Cela alla ainsi jusqu’à la mort du vieil Hilaire, c’est-à-dire sept ans, jusqu’en 1756.

Une fois le bonhomme enterré, Nicolas, qui avait suivi jusqu’au cimetière son dernier serviteur, revint vers Pont-aux-Belles. Il marchait doucement, la tête basse. Il rentra dans les jardins par la petite porte qui donne sur la route et ouvre non loin du miroir d’eau. On était en mars ; les arbres se reflétaient nettement ; l’un d’eux portait un nid de pies à une fourche de ses branches nues. Le petit bassin était rempli. Le Triton humide luisait. Il avait plu. De grandes flaques miroitaient dans les allées ; les pas marquaient profondément au sol détrempé comme si la terre, au passage, eût voulu conserver quelque chose du passant. Nicolas s’arrêta devant un banc adossé à un treillage rompu. Il regarda longuement la futaie. Les troncs se dressaient droits et lisses. Le lierre tapissait le sol de sa verdure métallique.

M. de Galandot était devant le château. Entre les deux parterres d’eau, la borne de pierre du cadran solaire. Toutes les fenêtres de la façade étaient closes de leurs volets fermés, hors celles de la bibliothèque qui restaient ouvertes. Quand il rentra, ses pas résonnèrent dans le vestibule. Il descendit d’abord aux cuisines. Les murs frustes soutenaient la voûte nue. La grande cheminée s’ouvrait comme un porche. Des toiles d’araignées pendaient aux tournebroches. Les casseroles s’alignaient auprès des coquemars et des chaudrons. Çà et là de larges bassinoires de cuivre rouge ou jaune. Il y avait sur une table un vieux couteau et un panier avec quelques œufs.

M. de Galandot s’approcha de la cheminée. C’est là qu’on avait cuit pendant quarante ans ce qu’il avait mangé chaque jour. Les grosses bûches avaient brûlé là pour la table plantureuse du feu comte ; la braise y avait chauffé le frugal ordinaire de sa mère. Dans un coin, un petit tas de cendres restait encore du feu modique où le vieil Hilaire faisait durcir les œufs.

Nicolas allait de pièce en pièce. Le plus souvent, il ouvrait la porte, regardait sans entrer et enlevait la clé de la serrure. Il en eut bientôt à la main un gros paquet. Il y avait là celle de la chambre où il avait dormi, celle de l’appartement où sa mère était morte. Il y avait pénétré sur la pointe des pieds. Le grand lit à colonnes était à la même place. Il traversa la droguerie. Les bottes d’herbes sèches s’émiettaient au plafond et tombaient en poudre. Les flacons, les fioles, les bouteilles grisonnaient sous la poussière. L’encre des étiquettes s’effaçait jaunie. Une odeur officinale prenait à la gorge.

Dans la bibliothèque où il passait ordinairement les journées, il s’assit sur le fauteuil et resta près d’une heure immobile ; puis il se leva, ferma un livre ouvert qu’il remit à son rang. La basque de son habit frôla en passant l’angle de la table de mosaïque. Il sortit, ferma la porte et descendit l’escalier.

Il descendait lentement, marche par marche, une main à la rampe de fer forgé, l’autre portant l’ample trousseau. Dans le vestibule, il prit sa canne, se coiffa. Une fois dehors, il tira à lui le lourd battant. La grosse clef grinça.

Il les tenait toutes maintenant à sa main. Chacune enfermait un peu de son passé ; elles étaient toutes là, petites ou grandes, polies ou rouillées ; une seule y manquait qu’il n’avait sans doute pas osé aller prendre à sa serrure, au bout du corridor, celle de la chambre où avait dormi Julie de Mausseuil…

M. de Galandot fit à pied les cinq lieues qui séparent Pont-aux-Belles de la ville. Il y arriva vers le soir et heurta droit à la porte de Me  Le Vasseur, avec qui il s’entretint en secret et assez longuement. La poste pour Paris passait vers neuf heures. Il monta dans la rotonde, s’assit, mit sa canne entre ses jambes, croisa ses mains sur la béquille et y appuya son menton. Les chevaux tirèrent ; le fouet du postillon claqua et M. de Galandot se trouva en pleine nuit, roulant au galop sur le pavé du roi.