Répertoire national/Vol 1/Essai Analytique sur le Paradis Perdu de Milton

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 119-147).

1823.

ESSAI ANALYTIQUE SUR LE PARADIS PERDU DE MILTON.

Dî quibus imperium est animarum, umbræque silentes,
Et Chaos et Phlegeton, loca nocte silentia latè,
Sit mihi fas audita loqui…

C’est avec raison que l’on considère Milton comme un des plus grands génies qui aient jamais existé. Il est sans contredit le prince des poètes anglais ; et sa supériorité s’étend même sur la plupart de ceux qui ont excellé dans la poésie. Quoiqu’inférieur à Homère et à Virgile dans la totalité du poème, néanmoins il les surpasse dans quelques parties. Le sujet qu’a choisi Milton prête à un merveilleux plus sublime que celui de la fable ; cependant cette sublimité même le mettait dans l’impossibilité d’inventer les événements, d’une manière qui répondît exactement aux opinions reçues sur ce sujet. S’il eût gardé toute l’exactitude de la révélation, il aurait été indubitablement exposé à ne présenter au lecteur que des nœuds sans intérêt. En assimilant trop les idées divines aux idées humaines, il tombe nécessairement en contradiction avec nos propres idées. En effet, ne semblerait-il pas ridicule, au premier coup d’œil, de faire manger, boire et digérer des êtres célestes, esprits par essence ; de faire camper l’armée de Dieu en face de celle des démons ; de supposer des fortifications aux cieux, etc., etc… Tout ceci a je ne sais quoi d’extravagant qui répugne, et qui serait insupportable, si tout autre que le divin Milton eût tenté d’en faire usage.

Il paraîtra peut-être singulier qu’un essai sur un tel sujet soit présenté aux yeux de public par des personnes qui pourraient dire avec raison, ce que disait à Laharpe le jeune Luce de Lancival : « Maître, pardonnez à la témérité d’un jeune athlète, qui, pour s’exercer au combat, se sert des armes d’Hercule, dont le poids seul lui permet de s’avancer dans l’arène. » Si nous n’avons pas fait de remarques sur la totalité de chaque livre, ce n’a été que par défiance de nos propres forces, et la considération de l’espace immense qu’il y a de Milton à nous. Nous ne nous sommes attachés qu’aux traits les plus saillants, et sur lesquels nous avons pu prononcer un jugement en toute sûreté.


LIVRE PREMIER.


Milton commence par l’invocation. Son début est plein de feu et de majesté ; ses allusions pleines de justesse, et conviennent parfaitement au génie de l’auteur.

Il s’enquiert ensuite des causes qui ont fait le malheur de l’homme et décrit Satan d’une manière admirable ; mais ce vers :

…hope never comes
That comes to all…


est contredit par le poème même, puisque Satan se nourrit continuellement du fol espoir de renverser Dieu. Il règne une énergie marquée dans la description de l’état où se trouve le prince des démons dans son lit de flammes, et son discours à Belzébuth est assurément de la plus grande beauté ; mais en même temps il est directement contraire, en plusieurs endroits, aux maximes de la théologie et de la métaphysique. L’on trouve même de temps à autre, des traits d’impiété que nous sommes portés à attribuer plutôt à un défaut de jugement qu’à une dépravation de principes. Tels sont les vers suivants :


In dubious battle, on the plains of heaven,
And shook his throne. What though the field be lost !
All is not lost. .................... et
Who from the terror of this arm so late,
Doubted his empire...............


L’on pourrait prétendre que ce langage est bien adapté à la situation et aux sentiments naturels à un démon : mais l’on peut répondre qu’un démon doit dire la vérité, parce qu’il ne peut avoir aucun intérêt à la déguiser. Or, le diable connaissait toute la puissance de Dieu et son immutabilité. Ces impiétés ne convenaient donc pas à un démon qui parlait à un autre démon aussi savant que lui sur la nature de l’Être suprême. La réponse de Belzébuth donne sans doute beaucoup de mérite à l’auteur, ainsi que la réplique de Satan ; mais nous en allons citer quelques vers, en remarquant ce qu’il y a de contradictoire :


...... endangered heaven’s perpetual king,
And put to proof his bigh supremacy.


Ces vers contredisent plusieurs des pensées ci-dessus, sans compter l’impiété qu’ils respirent. Même remarque au sujet des vers suivants :

.......... and distrest
His inmost counsel from their destined aim.


L’on nous donne à entendre plus haut que les anges révoltés étaient retenus par des chaînes de diamant : ce qui peut faire croire que Satan n’a pu projeter des promenades avec Belzébuth et plusieurs autres, sans s’être dégagé de ses liens, après des efforts considérables.

Ce qui vient ensuite, jusqu’à un autre discours de Satan, frappe l’imagination par les sublimes pensées qui y abondent. Mais il est fâcheux que l’on ait à remarquer que les comparaisons des démons avec les Titans et les baleines rabaissent, plutôt que d’élever tout ce que nous dit Milton de la force, de la puissance et de la grandeur des anges révoltés. Car enfin la grandeur des Titans et de la baleine est à la portée de l’esprit humain, et le poète nous donne à entendre, en plusieurs endroits de son ouvrage, qu’elle surpasse l’idée que l’on en peut concevoir. Le poète se trompe dans les vers suivants, en prêtant à un démon une pensée qui ne peut convenir à sa nature :


Both glorying to have escaped the Stygean flood,
As gods ; and by their own recover’d strength,
Not by sufferance of supernal power.


Le discours de Satan ne renferme guère que des pensées vagues et nullement appuyées par sa situation présente. Il y a pourtant dans le commencement de ce discours plusieurs élans d’imagination sublimes, et les vers qui les contiennent sont pleins d’harmonie imitative.

La réponse que lui fait Belzébuth renferme l’expression la plus énergique de sentiments diaboliques. Le poète reprend son récit avec ce ton élevé qui lui est particulier. Mais qu’il est affligeant pour ses admirateurs de voir la comparaison des Égyptiens, qui se voient avec les rois des enfers étendus dans leurs lits brûlants ! Satan parle ensuite avec beaucoup de force, surtout dans le dernier vers :


Awake, arise, or be for ever fallen.


Aussi ces paroles produisent-elles l’effet qu’on doit en attendre. Au commencement de la reprise du récit, l’on voit une comparaison dont l’idée prête d’autant plus à rire, que les vers en sont exacts et harmonieux. Ce sont les démons qu’on assimile aux hommes du guet, qui se réveillent en sursaut, au cri d’alarme :


They heard, and were abashed and up they sprung
Upon the wing, as when men want to watch,
On duty sleeping, found by whom they dread,
Rouse and bestir themselves, are well awake.


Suit une autre comparaison de même nature :


.......... as when the potent rod
Of Amram’s son in Egypt’s evil day,
Wav’d round the coast, up call’d a pitch cloud
Of locusts..........


Vient ensuite je ne sais quoi de Moloch, d’Ammonites, de Basan, de Moab, de Gomorre, d’Hébreux, de Josué, d’un sens très obscur. Milton suppose des diablesses avec les diables, quoique la révélation et la théologie ne nous enseignent pas qu’il y ait eu des anges féminins dans le ciel. Dans cette incertitude, il faut supposer, à tout hasard, que les démones étaient déjà dans l’enfer avant l’arrivée de leurs compagnons. C’eût été sans doute une chose digne de curiosité que de voir leur première entrevue.

Milton, après le nom de chaque démon, nous donne l’histoire des superstitions du pays où ce démon a régné. Ce sont autant d’épisodes qui nous font perdre le fil du récit poétique, au lieu de l’animer, en le variant.

Le poète fait une longue énumération de cors, de timbales, d’enseignes impériales, de drapeaux, d’armoiries, de casques, de dards, de boucliers et de flûtes. Ensuite l’armée démoniaque se range, et elle est disposée à faire toutes les évolutions militaires. Satan leur fait une harangue magnifique, mais où l’on trouve encore quelques impiétés. Elle finit par ces beaux vers :


.......... War then war,
Open or understood, must be resolved.

Ce discours enflamme les anges rebelles d’un esprit séditieux ; et, sans dire pourquoi un détachement part, Mammon, qu’on prétend avoir été avare jusque dans les cieux, le commande. Ils vont excaver de l’or d’une montagne ; et, chimistes éminents, ils préparent dans des creusets l’or qu’ils fondent, pour le faire couler dans des moules qui se trouvent là tout exprès. Un orchestre de diables exécute une symphonie d’une douceur toute diabolique, dont la belle ordonnance fait que les matériaux s’édifient d’eux-mêmes. Mais rien de plus surprenant que l’architecture moderne usitée en enfer, longtemps avant son invention dans le monde ! Certes, un tel édifice pourrait bien inspirer de la jalousie à la tour de Babel et aux pyramides d’Égypte, si elles en étaient susceptibles. Suit la description de l’intérieur du palais auquel on donne le nom de Pandémonium. Les pairs de Satan s’assemblent en conseil solennel dans le vestibule de ce palais. (Pourquoi n’y a-t-il pas une chambre des communes, puisqu’il y a une chambre des lords ?) Par l’ordre de Satan, la populace des démons devient pygmée, et les pairs assis sur des sièges d’or vont commencer les débats.


LIVRE SECOND.


Milton, après avoir parlé d’un trône magnifique sur lequel est assis Satan, lui fait débiter un discours pompeux, par lequel il ouvre la séance. Il propose une alternative, et finit par ces mots :


.......... Who can advise may speak.


Meloch opine, et la manière énergique dont il s’exprime dévoile presque toute l’horreur de sa situation.

Bélial parle ensuite. Mais avant de rapporter son discours, le poète nous le dépeint comme le plus beau des anges révoltés. Il lui donne de superbes traits, quoiqu’un peu altérés par l’action de feu infernal et obscurcis par la fumée. Un autre pair se lève, dont Milton dit :


For vice industrions, but to nobler deeds
Timorous and slothful ..........


Le premier attribut convient à un démon ; mais le bien répugnant directement à sa nature, il était inutile de lui donner les épithètes timide et paresseux pour la perpétration des actes plus nobles que le vice. Son discours est très ingénieux ; il y règne une éloquence marquée. Mais en même temps, le poète n’aurait pas dû placer des tours au ciel, avec un guet armé ; car toutes ces fortifications, en rabaissant la majesté de Dieu, tendent plutôt à nous faire rire qu’à effrayer les assaillants :


.......... The towers of heaven are filled
With arined watch, that render ail access
Impregnable ..........


La fin du discours est marquée au coin d’une impiété contradictoire avec la science qu’ont les démons de l’immutabilité de Dieu :


.......... When the raging fires
Will slacken, if his breath stir not their flames,
Our purer essence then will overcome
Their nauscious vapour, or, inured, not feel ;
Or change at length


Qu’on ne dise pas que if his breath stir not their flames, rend l’impiété conditionnelle ; car Dieu leur avait expressément prédit que jamais les feux de l’enfer ne s’amortiraient, et que leurs souffrances seraient toujours égales. Conséquemment les démons, qui étaient intelligents et qui avaient sans doute la mémoire en partage, n’ayant pu oublier cette malédiction, ne pouvaient proférer sans impiété réelle les paroles mentionnées plus haut.

Après Bélial, Mammon prend la parole : il propose, en termes magnifiques, d’égaler l’enfer aux cieux. Il opine à la paix, et tous d’une voix unanime adoptent son avis. Le poète, après un beau portrait de Belzébuth, lui fait prononcer un assez long discours, qui tend à faire attaquer, par force ou par adresse, le monde des humains. Son conseil est approuvé et reçu avec enthousiasme ; et les applaudissements rendant Belzébuth plus orgueilleux, il prend la parole sur un ton plus fier et plus élevé ; il discute sur le choix de celui qui sera chargé d’aller à la recherche du monde terrestre. Satan parle, et prend sur lui d’aller chercher le globe sur lequel il fonde ses projets de vengeance. Son discours fini, il rompt la séance. Par son ordre l’arrêt est publié au son de trompe, et l’armée y répond par de grands cris. Dans le cours du récit, on nous parle de combattants qu’on voit s’entrechoquer dans le firmament, présage de guerre ; ce qui nous fait croire que Milton, en cette occasion comme en plusieurs autres, ressent l’effet des préjugés superstitieux des temps où il a vécu.

Nous voyons de plus que les démons, sans s’amuser à souffrir les tourments imposés par l’Être Suprême, prennent des divertissements ; les uns font des concerts en orchestre, mariant leurs voix aux sons des instruments ; d’autres n’étant point sensibles à l’harmonie musicale, se distraient en faisant usage de la dialectique ; on en voit d’autres qui, préférant la promenade aux autres amusements, font des voyages de plaisir le long du Styx, du Cocyte, du Phlégéton, du Léthé, de l’Achéron ; et s’ils n’y naviguent pas, c’est probablement parce qu’ils n’avaient point de canots, et n’en savaient point faire, par la raison que Milton ne connaissait pas un canot sauvage du Canada. Mais nous ne voyons pas dans la théologie qu’il y ait jamais eu des fleuves en enfer, et Dieu n’en avait certainement pas créé pour raffraichir les démons.

Satan se trouve dans le même cas que Jupiter, en ce que sa tête enfante un ange féminin. Vient ensuite un conte immoral d’une hardiesse inconcevable, et qui dégoûte également le métaphysicien, le théologien et le philosophe. Nous nous abstiendrons de le rapporter, comme en étant doublement indigne, par son indécence et par son défaut de justesse. En un mot, à l’exception de la beauté des vers, ce passage est indigne de son auteur.

Satan répond à sa fille la Mort, et l’instruit de ces vues, ainsi que la Révolte. Il les engage toutes deux à lui donner une issue, afin de pouvoir continuer son voyage. Il y réussit, et ayant surmonté ces obstacles, il poursuit sa marche. Ayant accompli son trajet, il arrive à la demeure du Chaos, qui se présente à lui aussitôt. Le roi infernal lui adresse quelques mots, afin de l’engager dans ses intérêts : le Chaos, quoiqu’embarrassé, lui répond d’une manière qui comble ses désirs, et lui enseigne où est le globe terrestre. Satan, dans son empressement, ne lui réplique rien, et vole au lieu indiqué. Après beaucoup de difficultés, il entrevoit la terre.

Nous ne saurions poursuivre sans nous arrêter un moment pour contempler et admirer la sublimité des pensées de Milton, et la beauté qu’il mêle aux récits les plus futiles. Il y met une importance que lui seul peut ajouter, et sans laquelle une grande partie de son poème serait vide de sens. C’est là surtout que l’on voit sa grande supériorité sur tant d’autres, qui ont voulu briller dans le genre où il a excellé.


LIVRE TROISIÈME.


Milton, avant de reprendre son récit, fait une digression touchante sur son aveuglement. Il y met une sensibilité qui charme, et qui fait sentir la grandeur de son infortune. Nous en citerons quelques vers :

But closed instead, and ever during dark,
Surrounds me, from the cheerful ways of men
Cut off, and for the book of knowledge fair,
Presented with a universal blank
Of nature’s work, to me expung’d and rais’d,
And wisdom at one entrance quite shut out.

Le poète décrit avec grandeur les chœurs célestes, l’espace entre l’abîme et l’enfer, et Satan qui arrive aux extrémités du monde. L’Éternel s’adresse à son fils, lui représente l’excès de la rage dont est dévoré Satan, ses tentatives futures pour effectuer la chute de l’homme, qui sera la victime de ses trompeuses amorces. Il lui rappelle ensuite ses motifs en créant l’homme ; la liberté qu’il lui a accordée, et qui seule sera cause d’une faute qu’il pourrait éviter.

Le Fils fait une réponse égale en beauté au discours de son Père. Le Père reprend la parole ; son discours excite un vif intérêt, et fait naître une inquiétude sur celui qui devra mourir pour opérer la rédemption de l’homme. Mais le discours que fait ensuite le Fils porte dans l’âme une douce consolation, dissipe nos appréhensions sur notre futur, et nous remplit de joie et d’espérance. Il parle d’avance de ce qu’il fera à son avènement dans le monde ; il s’offre au trépas pour racheter les hommes, prédit la victoire qu’il remportera sur Satan, son entrée triomphante dans les cieux, ainsi que le pardon céleste accordé par le Très-Haut. Son discours est mystérieux ; il pique la curiosité des anges qui désireraient le comprendre. Le Père accepte ses offres dans la réponse qui commence ainsi :


O Thou in heaven and earth the only peace
Found out for mankind under wrath, O thou
My soul complacent !…


Après lui avoir exprimé la douleur que lui causera son absence, il lui explique le but de sa mission, son incarnation, la naissance d’une femme qui, sans cesser d’être vierge, enfantera le Rédempteur des humains ; la mort qu’il souffrira, le pardon qu’elle méritera aux hommes ; son réinstallement dans sa gloire première. Il lui décrit, en termes magnifiques, le jugement dernier, l’éclat de sa gloire, la séparation des élus d’avec les réprouvés, le bonheur ineffable et éternel des premiers. Après cette conversation entre l’Éternel et son Fils, les anges pénétrés et ravis les adorent et chantent leur grandeur. C’est, là où brille le génie de Milton.

Dans la reprise de sa narration, le poète nous démontre, rebus ipsis, qu’il connaît l’Hydaspe et le Gange ; qu’il croit les Chinois voyageurs en des sables mouvants, comme les Arabes et les Africains ; qu’il suppose une espèce de paradis des fous, où il place Empédocle, Cléombrote, ceux qui cherchent la pierre philosophale, les partisans luxe. Il ne veut pas donner, en dépit de St. Pierre, entrée aux récollets, aux dominicains, dans le paradis, et il dépeint les reliques, les indulgences, les bulles, les dispenses, que le vent arrache à ces pauvres rebutés qui tourbillonnent dans les airs. Il les met dans le paradis des fous. Il nous décrit ensuite une échelle tout éclatante par sa richesse, et qui va du paradis terrestre jusqu’au ciel. Satan, après l’avoir admirée, regarde les planètes, en poursuivant sa marche. Milton nous donne ici à entendre qu’il se connaît en hypothèses ; il suppose qu’il pourrait habiter quelque peuple dans les étoiles. Il parle ensuite du soleil en grand poète ; mais il reprend aussitôt la qualité d’astronome, en raisonnant sur la cause du mouvement des astres. Nous sommes gratifiés enfin d’une petite leçon de chimie, mais qui, finissant prématurément, ne met dans l’esprit qu’une très faible idée de cette science.

Satan parle à Uriel. Le rang et la qualité de celui-ci sont mentionnés brièvement : Satan lui adresse un discours pour l’engager à lui enseigner lequel des globes qu’il voyait était la terre. Uriel trompé par ces paroles captieuses, lui répond avec cette franchise qu’inspire un cœur généreux. Il lui fait une courte narration de l’histoire de la création. Il lui montre l’endroit où sont les premiers hommes, qu’il décrit ainsi :

That spot to which I point in paradise,
Adam’s abode, those lofty shades his bower.
Thy way thou cans’t not miss, me mine requires
.

Satan s’incline, part, se rend promptement sur la terre, et en y arrivant, il met le pied sur le mont Niphathès.

LIVRE QUATRIÈME.


Quelle noblesse d’expression n’y a-t-il pas au commencement de ce livre ! Comme les fureurs de Satan sont admirablement décrites ! L’on voit un pinceau vigoureux qui nous trace avec un coloris éclatant, et les remords de ce malheureux, et sa jalousie du bonheur des humains. Dans sa douleur il fait un parallèle entre sa situation première et son état présent. Sa rage s’excite insensiblement ; il se répand en invectives contre l’Être Suprême, auquel il voue vengeance. Il finit par se promettre un empire dans la demeure des humains. Mais pendant son discours soliloque, il se trahit par ses gestes furieux, et Uriel l’a reconnu. Cependant Satan regarde les plaines d’Éden ; il admire les merveilles de la nature ; il hume l’air suave du paradis terrestre ; il est comparé au nocher côtoyant l’Afrique, qui passe les tours du Mosambique. Milton nous parle aussi de l’Arabie ; on voit par là que cette comparaison est tout à la fois mercantile, géographique et maritime ; la voici :

as when to them who sail
Beyond the Cape of Hope, and now are past
Mosambic, off at sea north-east winds blow
Sabian odours from the spicy shore
Of Araby the blest…

Satan entre enfin dans le paradis, et sous la forme d’un vautour, va se percher sur l’arbre de la vie. Après quelques réflexions morales, le poète nous donne la longueur géométrique d’Éden dans les vers suivants :

Eden stretch’d her live
From Auran eastward to the royal towers
Of great Silensia, built by Grecian kings,
Of where the sun of Eden long before
Dwelt to Telassar

On voit par la chose même que le poète était bon arpenteur. Il nous fait ensuite une description riche et détaillée, dans des vers flatteurs à l’oreille, de toutes les beautés et de tous les agréments dont le paradis terrestre est rempli. Mais il est douloureux de remarquer qu’après toutes ces beautés, il y vient un amalgame de la mythologie avec le sujet même, qui est d’une nature si différente. Ce petit écart d’imagination commence ainsi :

… while universal Pan,
Knit with the graces and the Hours in dance,
Sat on th’eternal spring…

Le démon qui va tenter Ève, après avoir contemplé les délices dont on jouit dans Éden, voit tout à coup paraître les procréateurs du genre humain ; il admire leur beauté, leurs grâces et leurs attraits. Après une description charmante de ces deux êtres, cet ange de ténèbres se répand en accents douloureux ; il gémit de voir assignée à nos premiers parents la place qu’il devait occuper ; il pressent leur malheur, s’applaudit de leur fragilité, tout en les plaignant ; il semble se déterminer à les perdre par devoir plutôt que par haine. Il s’avance, il les épie, il juge, par leur conversation, qu’il leur est défendu de manger du fruit de l’arbre du bien et du mal. Après avoir exhalé ses fureurs causées par le dépit qu’il éprouve en voyant leur bonheur, il résout de la manière dont il s’y prendra, pour les engager à manger du fruit défendu. S’applaudissant de ses projets, il s’avance auprès d’un lieu où la jeunesse militaire des cieux apprend le métier des héros. Ils ont des armes, des boucliers, des casques, des dards, etc. Ils revêtaient probablement ces armes par prévoyance, en cas d’invasion. Il paraît aussi qu’ils montaient la garde, dont le commandant était Gabriel. Nous rapportons ce passage :

Betwixt these rocky pillars Gabriel sat,
Chief of the angelic guards awaiting night,
About him exercis’d heroic game
Th’unarmed youth of heaven, but night at hand,
Celestial armory, shields, helms, and spears,
Hung high with diamonds flaming, and with gold.

Uriel va avertir Gabriel qu’un démon est dans le paradis terrestre ; il lui parle des maux que peut y causer cet ange de ténèbres, et l’assure qu’il ira à sa recherche, et le découvrira avant le lever du soleil.

Adam engage Ève à se retirer avec lui, pour se délasser par le sommeil, des légères occupations dont ils se récréent. Ève lui répond qu’elle est prête à le suivre ; mais en même temps, elle fait une question scientifique sur l’utilité des astres ; et Adam, qui possède la science infuse, lui dit que ces globes ont une route régulière, et que leur clarté est destinée aux nations qui ne sont pas encore nées. Il lui parle aussi des anges et des concerts séraphiques qu’ils entendent souvent dans le lointain. En s’entretenant ainsi, ils s’avancent tous deux vers le lieu de leur repos ; ils y arrivent, et après avoir fait leur prière, ils se livrent au sommeil. Milton fait ensuite quelques réflexions sur la commodité qu’il y a à ne porter aucun vêtement :

......and eas’d the putting of
These troublesome disguises which we wear
.

Gabriel ordonne à Zéphon et Thuriel, (sans doute le sergent et le caporal de la garde) d’aller à la découverte de l’ange rebelle qu’Uriel a vu. Ils obéissent, et ils l’aperçoivent enfin sous la forme d’un crapaud qui troublait le sommeil d’Ève par des songes trompeurs et pernicieux. Zéphon le touche de sa lance, et Satan prend aussitôt sa forme ordinaire. Celui-là demande avec aigreur qui il est : le démond lui répond qu’il est un des premiers anges ; mais Zéphon, qui le connaît bien, lui reproche ce qu’il est, en lui rappelant sa condition première. Satan le défie au combat : on lui répond avec mépris, et cependant tous trois s’approchent d’un lieu où est une compagnie céleste. Une altercation s’élève entre Satan et Gabriel ; ils se font l’un à l’autre de terribles menaces. L’ange prouve à son ennemi qu’il est plus fort que lui, par la balance céleste qui penche de son côté. Satan s’enfuit aussitôt en murmurant de rage.

LIVRE CINQUIÈME


Le commencement de ce livre présente le réveil d’Ève admirablement dépeint. C’est Adam qui la tire du sommeil en lui adressant les paroles les plus tendres. Ève lui raconte un rêve chagrinant qui l’a assiégée toute la nuit. Ce songe fait pressentir au lecteur la chute d’Ève, qui en fait le sujet. Adam rassure son épouse effrayée, par les discours qu’il croit les plus propres à lui rendre raison de son songe. Ève consolée s’agenouille avec son époux, et tous deux rendent hommage au Très-Haut, leur créateur. Ils chantent sans accompagnement, comme dit le poète :

More tunable than needed lute or harp.

Ils chantent un cantique de louanges. Ce devoir achevé, ils vont travailler à l’ornement de leur jardin. Dieu les voit, et appelant Raphaël, (que le poète nous apprend, par provision, avoir marié Tobie à Sarah,) il lui dit d’aller recommander à Adam de remplir bien ses devoirs. Raphaël, en obéissance, part et arrive promptement dans Éden : à son entrée, la garde s’est rangée, avertie par les sentinelles, pour lui faire honneur, comme le disent les vers suivants :

………straight knew him all the band
Of angels under watch ; and to his state
And to his message high in honour rise.

Adam le voit venir. Il était alors midi, temps auquel Ève était à faire les préparatifs du dîner. Adam appelle son épouse ; il lui propose de bien recevoir l’étranger céleste. Ève, selon la coutume des femmes de ménage, fait d’abord quelques difficultés, alléguant le manque de provisions. Néanmoins, elle va visiter son jardin et son verger, et elle en rapporte toutes sortes de fruits : elle met la main à l’œuvre ; elle fait du lait d’amande ; elle exprime le jus du raisin, et elle orne le tout avec des roses. L’ange arrive, et le père des hommes, qui a été au-devant de lui, le prie de s’arrêter dans sa demeure. Son offre est acceptée. Ils entrent dans la maison champêtre où Ève les attend. Raphaël la salue, et ils s’asseyent tous trois. Adam présente des fruits à son hôte, et il s’engage entr’eux une conversation sur les mets. Raphaël, pour prouver que les anges peuvent manger, appelle à son secours l’alchimie, la théologie, la métaphysique ; mais ceci n’est pas complet : Milton aurait dû nous donner un système anatomique du corps des anges ; car il est juste et raisonnable que lorsque l’on apprend qu’un esprit peut manger et digérer, l’on connaisse aussi sa formation ; faute de quoi, que l’on nous passe l’incrédulité ; car il est difficile de se persuader que des choses spirituelles soient capables de fonctions corporelles.

Après qu’ils ont mangé suffisamment et sans excès, Adam requiert de son convive qu’il lui décrive les mœurs des anges. Raphaël le fait, et le père des hommes, enchanté de ce discours, lui témoigne son admiration sur ce qu’il vient de dire. Après avoir encore conversé, Adam le prie de lui faire part de ce qu’il sait sur la révolte des anges. Alors celui-ci en fait le récit, et lui décrit d’une manière admirable qu’il y a dix millions de drapeaux, d’étendards et de bannières, entre l’avant et l’arrière-garde de l’armée angélique : tout cela, ajoute-t-il, est pour la distinction entre les hiérarchies. Il parle aussi d’écussons où il y a des devises séraphiques. Raphaël continue son récit. Dieu proclame la grandeur de son fils. Le soir, dit-il, on donne aux anges un repas, où il y a de l’ambroisie et du vin céleste. Ce souper fini, les anges commencent à s’endormir ; mais Satan veille, n’ayant point pris part au souper. Il est transporté de jalousie ; il veut tenter un esprit céleste, et entraîne, par artifice, une partie des anges vers les lieux où est son royaume ; et là, par un discours plein de détours, il leur propose insensiblement de se révolter contre Dieu. Abdiel, séraphin zélé pour la gloire de son créateur, s’y oppose avec chaleur ; mais la foule, séduite par l’ange rebelle, ne veut pas l’écouter. Enfin Gabriel leur prédit avec énergie leur châtiment, s’ils ne prêtent pas l’oreille à sa voix. Il part et laisse là les factieux.

LIVRE SIXIÈME.

Abdiel, continue le narrateur, retourne dans les cieux, où il est accueilli par la foule des séraphins, qui le conduisent et le présentent à Dieu. Le Très-Haut, après l’avoir loué, donne ordre à Michel d’aller combattre les rebelles. L’alarme est donnée, et déjà l’armée angélique marche au son des instruments d’une musique guerrière :

………mov’d on
In silence their bright legions, to the sound
Of instrumental harmony

Les deux armées se rencontrent : Satan est sur un char :

The apostate in his sun bright chariot sat.


Addiel et lui se trouvent vis-à-vis l’un de l’autre : ils se font des menaces, des reproches ; ils se disent des injures : enfin Abdiel frappe Satan, qui tombe. Sa chute met la terreur dans son parti, et la bataille devenant générale, le choc retentit dans les airs. Michel rencontre Satan, le menace, le frappe, et le blesse grièvement, mais non mortellement. Enfin les généraux de l’armée céleste redoublent d’efforts, et mettent la victoire de leur côté. Pendant la nuit, Satan assemble son conseil de guerre. Après les avis proposés, il déclare qu’il a trouvé un secret meurtrier contre ses ennemis, l’art de fabriquer et d’employer la poudre à canon. Alors tous se lèvent et s’en vont concourir à sa manufacture. La nuit s’est à peine passée qu’ils ont fabriqué une grande quantité de poudre ; et dès l’aube du jour, ils retournent à la charge. Zopiel les aperçoit le premier, crie aux armes, et les anges, rangés l’instant en bataille, attendent de pied ferme les assaillants. Mais, ô terreur imprévue ! la mitraille est déchargée sur eux : ces fidèles serviteurs de Dieu se sentent les entrailles déchirées par la grêle meurtrière, et cela les fait plier ; en vain veulent-ils laisser passage aux boulets ; tout est inutile. Ils sont obligés de s’envoler sur les monts célestes ; ils prennent des quartiers de rochers, les lancent de là sur les révoltés, qui en sont foudroyés, et regagnent par là leur supériorité. Mais pendant le combat, Dieu parle à son fils : il lui fait remarquer la désobéissance criminelle de Satan, l’envoie au secours des anges, et l’arme, par provision, de ses propres flèches, de sa propre épée et de son propre tonnerre, comme dit le poète :

………bring forth all my war,
My bow and thunder, my almighty arms,
Gird on, and sword upon thy puissant thigh.

Le Verbe, plein d’obéissance, s’apprête à partir. Il monte dans le char de son père, et il fend les airs pour se rendre au champ de bataille. En arrivant, il engage ces cohortes à se reposer, dans un discours qu’il leur fait, et leur annonce qu’il va aller seul asservir les rebelles. À l’instant il part ; il arrive sur eux ; il les perce de mille dards. Enfin, il les conduit jusqu’au bord de l’enfer ; et là, les pressant encore plus, ils tombent et s’abîment dans la profondeur des gouffres. Alors l’heureux vainqueur revient triomphant ; il entre dans le ciel, au milieu des hymnes et des chants célestes ; il s’approche du trône du père, et lui remet les armes qu’il lui a prêtées. Raphaël finit son récit, en exhortant Adam à profiter de l’exemple terrible des vengeances divines ; et lui conseille de toujours respecter Dieu, en soutenant la faiblesse de sa femme.


LIVRE SEPTIÈME.


Au commencement de ce livre, est une invocation à Uranie, de la plus grande beauté, et dans laquelle, pour relever la grandeur de son sujet, il en fait un parallèle avec la fable : elle finit par ces beaux vers :

so fail not thou who thee implores,
For thou art heavenly, she an empty dream.

Adam, après le récit de Raphaël, médite sur ce qu’il vient d’entendre ; il cherche à découvrir la cause de la révolte des anges factieux ; et sa curiosité augmentant, il est comparé à un voyageur qui vient de loin, et qui s’arrêtant auprès d’un ruisseau, le regarde couler : il prie l’ange de l’instruire des causes de la création du monde. L’ange y consent, et lui raconte qu’aussitôt que Satan est englouti dans le gouffre infernal, Dieu annonce à son fils qu’il va créer l’homme, conjointement avec lui. Les hiérarchies célestes applaudissent et chantent un cantique de louange. Cependant, l’Éternel part, et avec le compas d’or qu’il a tiré de son magasin, il trace les limites du monde :

He took the golden compasses, prepar’d
In God’s eternal store, to circumscribe
This universe, and all created things.

Et la terre et les cieux sont à l’instant créés ; à la voix du Tout-Puissant, le chaos se débrouille, et les éléments se séparent l’un de l’autre : il commande à la lumière d’être, et à l’instant, la lumière est. Le firmament, les mers et la terre sont perfectionnés. Les animaux commencent leur existence. Enfin l’Éternel couronne son ouvrage par la création de l’homme, qui complète la nature, et qui donne un nom à tous les animaux. Il est créé heureux, libre de tout faire, excepté de manger du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, sous peine de mort. Dieu retourne dans le ciel. À son entrée, les cieux retentissent de chants d’allégresse et de cris de joie. Le poète nous apprend que la porte du ciel est à deux battants, et qu’elle aboutit à un chemin sablé d’or et pavé en étoiles. L’architecte suprême consacre le septième jour à son repos ; les anges passent toute cette journée en concerts. Les orgues se font entendre dans le lointain ; les voix séraphiques se mariant aux sons mélodieux des instruments. Un hymne d’action de grâces est chanté. L’ange finit sa narration, en donnant à espérer au premier homme que cette histoire de la création parviendra, par translation, à sa postérité la plus reculée.

LIVRE HUITIÈME.


Adam écoute encore l’ange qui a cessé de parler. Enfin revenu à lui, il fait les plus vifs remercîments au narrateur. Il se livre à de profondes réflexions sur lui-même, sur la terre, les globes, enfin sur tout ce qui l’environne. Ève, qui n’entend rien à ces entretiens sublimes, s’en va dans son jardin ; elle ne veut s’éclaircir sur les propos de l’ange qu’avec son époux. Raphaël, à la prière d’Adam, lui fait une longue description astronomique du mouvement des cieux, et l’exhorte à ne pas désirer d’en savoir plus long. Adam, docile à la voix de l’ange, réprime sa curiosité, et lui parle de sa reconnaissance pour Dieu, et de ses devoirs. Raphaël lui répond que Dieu l’a comblé de tous ses dons : il lui dit aussi que, lors de sa création, il avait été explorer, avec une puissante escorte, l’endroit où Satan était enfermé ; car on craignait que les prisonniers ne forçassent les barrières qui leur étaient opposées. Il finit en le priant de lui faire part des sentiments qu’il éprouva lorsqu’il commença d’exister, et de ce qui lui arriva ensuite. Adam le fait d’une manière admirable. C’est là où Milton étincelle du feu d’un génie sublime ; c’est là que l’on se sent pénétré d’admiration pour cet homme qui a pu ainsi imaginer et décrire les sentiments du premier des humains.

Raphaël prend congé de son hôte, en l’exhortant à se méfier de Satan, son plus cruel ennemi. Tandis que le messager céleste se lève pour partir, son hôte lui dit adieu ; il le supplie de revenir encore dans sa demeure ; et ils se séparent tous deux.


LIVRE NEUVIÈME.


Le commencement de ce livre donne un pressentiment des maux à venir. Le poète élève son sujet au-dessus de l’Iliade et de tous les sujets profanes. Satan banni du paradis terrestre essaie à y rentrer et il y réussit. Il s’introduit dans le corps d’un serpent ; mais avant de se métamorphoser, il se parle à lui-même, se déchaîne contre le Tout-Puissant, et s’indigne de l’abaissement qu’il est obligé de subir, en entrant dans le corps d’un animal rampant. Enfin il s’empare d’un reptile qu’il trouve endormi. Pendant ce temps, Ève s’adresse à son époux, lui parle de ses fleurs et du travail qu’elle y consacre ; elle fait aussi quelques réflexions sur l’insipidité des choses qui ne sont pas acquises par le travail. Adam lui répond qu’il partage ses sentiments ; toutefois, il lui fait entendre qu’il craindrait de la voir s’absenter, à cause de Satan, qu’il connaît dans l’intention de la tenter : enfin il la supplie de demeurer continuellement avec lui. Ève, aussi surprise qu’affligée de la défiance d’Adam, lui répond qu’elle connaît bien les dangers qu’elle peut courir étant seule ; mais qu’elle se croit assez de prudence pour s’en tirer : elle lui fait part du chagrin que lui cause son peu de confiance en elle. Adam lui demande en réponse si elle connaît la ruse et le pouvoir de l’ange tentateur : il lui rappelle les esprits célestes qu’il a changés en démons par ses artifices.

Ève se voyant toujours taxée de faiblesse, laisse voir une douleur manifeste de ce qu’elle ne peut sortir impunément, et Adam vaincu par ses plaintes, consent à ce qu’elle s’absente, en lui recommandant de faire usage de sa raison en cas de péril. Ève part en assurant Adam qu’elle se croit capable de résister aux tentations de l’ennemi, et l’ennemi, sous sa figure empruntée, ne tarde pas à la voir. Il admire sa beauté, qui adoucit pour un moment sa fureur ; mais bientôt sa rage se rallume ; et il s’excite à profiter de l’occasion que lui offre une femme dénuée de toute protection. En s’occupant ainsi avec lui-même, il s’avance vers la mère des humains ; il la regarde, et finit par lui adresser la parole, en lui faisant un discours plein de louanges passionnées. Ève, étonnée de lui entendre articuler des sons humains, lui demande comment il se fait qu’il puisse ainsi exprimer ses pensées par la parole. Le traître lui répond dans un langage insidieux, que c’est l’effet d’un fruit qu’il avait cueilli sur un arbre. Éve sentant sa curiosité piquée, demande au reptile où est cet arbre : celui-ci s’offre aussitôt à l’y conduire. Ève accepte ; ils s’acheminent et arrivent à l’arbre, que l’épouse d’Adam reconnaît pour celui de la science du bien et du mal, et elle refuse d’y toucher, alléguant pour raison la défense de Dieu.

Le tentateur montre de la surprise ; il parle à Ève d’une manière qui égale, dit Milton, celle des orateurs grecs et romains : il conclut son oraison, en lui promettant la divinité si elle mange du fruit défendu. L’épouse d’Adam est tentée par le goût et l’odorat, et elle est séduite par l’ambition. Elle parle longtemps ; elle se consulte, elle finit enfin par manger. Le serpent se cache, et cependant elle s’épuise en transports de joie ; elle rend grâces à genoux à l’arbre producteur des fruits qui lui ont plu ; elle part pour aller trouver son époux, qu’elle instruit de ce qu’elle a fait. Adam est rempli de consternation et d’épouvante, mais finit, après une grande perplexité, par se résoudre à partager le sort de sa moitié. Celle-ci se répand en effusion de sentiments de reconnaissance pour son époux, et lui présente le fruit fatal, qu’il mange aussitôt. Ensuite, ils se retirent tous deux pour se reposer. À son réveil, Adam sent naître des remords qui, le subjuguant, le font éclater en invectives contre le serpent et ensuite contre sa femme, qui s’émeut, et lui reproche sa propre faiblesse, en maudissant sa coupable indulgence. Adam, aigri par cette vive repartie, parle à Ève d’une manière injurieuse, et rejette sur elle toute la culpabilité de leur faute commune. C’est ainsi qu’ils commencent leurs malheurs, en se divisant.


LIVRE DIXIÈME.


Dès que les anges s’aperçoivent de la désobéissance de l’homme, ils désertent le paradis terrestre. Ils ne peuvent concevoir comment l’ange rebelle a pu s’introduire dans le jardin, à leur insu. Ils s’apitoient sur le sort de l’homme, mais leur douleur n’altère point leur félicité. Cette pensée est rapportée avec cette énergie qui est particulière à Milton :

dim sadnes dit not spare
That time, celestial visages, yet mix’d
With pity, violated not their bliss
.

Cependant les anges se rendent devant le trône de l’Éternel, qui leur parle de la chute de l’homme. Il s’adresse ensuite à son fils, qu’il charge d’aller décider du sort des humains. Le Verbe part seul pour se rendre sur le globe terrestre ; et il arrive dans Éden. Là, il appelle Adam, qui fuit aussitôt avec son épouse ; mais le fils de Dieu les voit dans l’endroit où ils se sont cachés, et il s’approche, en leur ordonnant de paraître. Adam, pour excuser son retard à obéir, dit que sa nudité l’a empêché de se montrer aussitôt : mais le Seigneur lui demande s’il n’aurait pas mangé du fruit défendu, puisqu’il n’y avait que ce fruit seul qui pût donner connaissance de la nudité. Le père des hommes voulant s’excuser sur son épouse, reçoit une réponse foudroyante. Dieu s’adresse ensuite à Ève, qui rejette la faute sur le serpent. Le Seigneur irrité condamne le serpent à ramper sur la terre, et lui prédit sa défaite future par une femme. Il dit ensuite à Ève qu’elle enfantera dans d’horribles douleurs, et qu’elle sera soumise à son mari. Adam est enfin condamné à gagner son pain à la sueur de son front, et le couple infortuné entend prononcer l’arrêt de mort sur lui et ses descendants.

Le Verbe divin retourne vers son père, et cherche à apaiser sa colère, en faveur de l’homme accablé de maux. Pendant ce temps, la Révolte fait une proposition à la Mort, sa fille ; elle l’engage à aller avec elle à la recherche de Satan, son père. La Mort y consent avec joie, et elles partent en volant dans les airs. La Mort, avec sa masse, fait sur l’abîme un pont de glace, dont elle cimente les matériaux avec de l’asphalte. Il aurait été, ce semble, plus commode à la Mort et à la Révolte de faire un saut par-dessus l’abîme ; car ce n’est que comme cela qu’elles ont pu faire les fondations du pont. Ce pont est comparé à celui que Xerxès fit bâtir sur l’Hellespont. Le poète nous informe en sus que Xerxès fit fouetter la mer et la mettre aux fers. Voici les vers qui renferme cet étalage d’érudition :

Xerxes the liberty of Grece to yoke,
From Susa, his Memnonian palace high,
Came to the sea, and over Hellespont
Bridging his way, Europe with Asia
Joined, and scourged with many a stroke
Th’indignant waves
.

Le pont achevé, la Mort et la Révolte passent l’abîme, et déploient leurs ailes dans notre univers. Mais elles sont surprises par la rencontre de Satan, qu’elles reconnaissent et à qui elles souhaitent le bonheur. Mais Satan est étonné à la vue du pont qu’elles ont bâti ; elles l’informent qu’elles ne l’ont érigé que pour se réunir à lui : il en est charmé. Il leur conseille d’aller visiter le monde, et de se divertir de leur mieux ; quant à lui, il retourne dans les gouffres infernaux, à la porte desquels il arrive bientôt. Il trouve que le guet démoniaque en est parti : il entre dans son empire et voit le conseil assemblé. Encore de la géographie et de l’histoire en comparaison :

As when the Tartar from his Russian foe,
By Astracan, over the snowy plains
Retires ; or Bactrian Saphi from the horns
Of Turkish crescent, leaves all waste beyond
The realm of Aladule, in his retreat
To Taurus or Casbeen.

Satan entre dans le Pandémonium, sous des traits inconnus, redevient aussitôt lui-même, et est applaudi par le peuple des démons. Il leur fait un court récit de ses aventures et de ses travaux, et leur promet le monde terrestre pour s’y réfugier. Il se tait, attendant les louanges et les applaudissements qu’il croit mériter ; mais il n’entend que des sifflements. Satan en est étonné : mais il l’est encore davantage, lorsqu’il s’aperçoit qu’il se métamorphose avec ses compagnons en serpents. Les voilà tous mêlés les uns avec les autres sans aucune distinction. Ils sortent tous pour aller chercher ceux qui montaient la garde des enfers ; mais tous ces superbes régiments laissent tomber leurs armes, et deviennent aussi des serpents. L’arbre de la science du bien et du mal paraît dans leur demeure chargé de son beau fruit. Les voilà atteints d’une faim et d’une soif dévorantes. Mais quelle est leur douleur, lorsqu’ils trouvent que ces fruits, si blancs en apparence, ne sont que des amas de suie et de cendre, dont l’amertume brûlante leur donne un déboire affreux, qui ne les dégoûte que pour les abuser encore par une couleur séduisante et perfide. Cependant la Révolte et la Mort se rendent dans Éden : la première se livre à des transports de joie, en voyant ce monde, dont elle se croit reine : mais la Mort préfère à tout le plaisir d’assouvir sa passion pour le carnage. Dieu en les voyant les montre aux anges. Il prononce un jugement favorable aux hommes. Alors les cieux retentissent de chants d’allégresse, en réjouissance de la décision du Très-Haut. Dieu ordonne aux anges de faire divers changements dans la nature : par son ordre les saisons commencent et toutes les révolutions des astres. (Suit la description des travaux angéliques, qu’il serait très utile et très excellent de lire auprès d’une sphère armillaire.) Tandis que ces bouleversements s’opèrent dans le monde, Adam, effrayé du désordre qu’il remarque partout, se parle, se rappelle son bonheur passé, et réfléchit avec épouvante à son avenir et à celui de sa postérité. Il s’adresse à tout ce qui l’environne, et Ève voulant le consoler, ne reçoit de lui que de cruels reproches. Elle se jette à ses pieds, le conjure d’oublier sa faute, et l’exhorte à s’unir avec elle pour repousser l’ennemi commun ; enfin elle fait tout pour ranimer ses premiers sentiments envers elle. Adam apaisé lui parle d’une manière plus douce, et s’écrie sur les malheurs de sa race à venir. Ève fait à Adam une proposition qu’il n’approuve pas : il lui indique la seule voie qui peut les garantir des derniers malheurs, et lui parle des moyens auxquels ils auront recours pour suppléer à leurs besoins. En parlant ainsi, ils versent tous deux des pleurs, et se mettent en prière.

LIVRE ONZIÈME.

Cependant la prière du couple infortuné va jusqu’au pied du trône du Très-Haut, par l’entremise de son Fils. Il intercède et promet de nouveau de se sacrifier pour eux. Dieu consent à tout. À l’instant la trompette sonne, (Milton prétend que c’est la même qui a sonné sur le Sinaï, et qui sonnera à la fin du monde,) et les chants d’allégresse retentissent dans le Ciel. Dieu ordonne solennellement à Michel d’aller, avec l’élite des chérubins, signifier aux premiers humains la sentence divine qu’il a prononcée contre eux, et d’en commencer l’affliction. Michel, le glaive en main, après avoir rangé les anges en cohorte militaire, part et se rend avec eux dans Éden. Adam, qui venait de s’éveiller, s’adresse à Ève : il lui parle de la gratitude qu’ils doivent avoir pour Dieu, dont la bonté leur laisse des moyens pour revenir à leur premier état. Il lui rappelle cette partie de la sentence qui condamne le serpent à avoir la tête écrasée par la femme. Enfin, il conclut par ces sublimes paroles :

whence hail to thee,
Ève, rightly call’d, mother of all mankind,
Mother of all things living, since by thee,
Man is to live, and all things live for man.

Ève fait une réponse pleine de tristesse sur leur vie à venir. Elle espère pourtant que Dieu les laissera demeurer dans le paradis terrestre. Elle est consternée à la vue des combats sanglants que se livrent les animaux, ainsi que d’une tempête qui a lieu pour la première fois. Son époux fait de mornes réflexions sur la mort qu’ils doivent subir. En conversant, ils aperçoivent dans le firmament une lumière qui leur fait présager que ce sont des messagers divins. Les anges arrivent et font halte sur la montagne d’Éden, et bientôt le paradis terrestre est investi. Suit la description de Michel :

over his lucid arms,
A military vest of purple flow’d
Livelier than Melibœan, or the grain,
Of Sorra, worn by kings and heroes old,
In time of truce, etc.

Le guerrier séraphique vient avec dignité prononcer finalement sur la destinée des mortels : Adam le salue profondément, mais son inclination respectueuse est reçue avec hauteur. Il ordonne à Adam et à Ève de sortir du paradis terrestre, où ils ont eu tant de félicité, et leur répète l’arrêt de mort. Ève éclate en regrets, entendant le discours du ministre de Dieu, et elle est réprimandée de ces plaintes inutiles. Adam parle à Michel, lui confie ses inquiétudes sur la manière dont il adorera Dieu. L’ange le rassure, et lui fait voir par la vertu d’une préparation pharmaceutique, l’histoire future du monde. Le vision a lieu sur une montagne, où le poète fait une dissertation sur l’histoire et la géographie ancienne et moderne. Le topique ou collyre faisant effet, Adam est pénétré d’effroi, en voyant les maux futurs ; mais la vision, se prolongeant, lui présente des images plus gaies : ce sont les arts qu’il voit naître et mis en œuvres ; ce sont les divertissements de jeunes personnes de différent sexe. Adam voit encore des scènes que Milton se plaît à décrire, des armées qui en viennent aux mains, des sièges, des béliers qui battent des murailles, des héros en pourparlers. Le père des hommes gémit à cet aspect : il voit aussi les ivrognes qui fêtent, se querellent et se battent, qui forment des assemblées tumultueuses, et se livrent au jeu, à la fornication et à tous les vices, en pleine liberté. Un vieillard les vient gourmander : n’étant point écouté, il les laisse pour aller bâtir une arche, dans laquelle il entre avec sa famille et une couple de chaque espèce d’animaux : alors le déluge commence. Adam est pétrifié et tremblant ; il se plaint de ce qu’on ne l’a pas laissé dans l’ignorance de l’avenir. L’archange, après lui avoir parlé de la perversité future des hommes, lui fait contempler la fin du déluge, et l’arche se reposant sur l’Athos. Alors il se réjouit, en prévoyant que sa race ne sera pas éteinte. Le fils de la lumière confirme ses espérances, et lui montre l’arc-en-ciel, qui sera le signe de l’alliance entre Dieu et l’homme. Finalement, il prédit la manière dont le monde périra, et sera régénéré par le feu à la fin des siècles.


LIVRE DOUZIÈME ET DERNIER.


L’ange recommence à présenter à Adam les tableaux de l’histoire du monde en récit. Après le déluge, le premier roi paraît sur la scène : il force les humains à se courber sous son pouvoir, et entreprend de bâtir une tour pour rivaliser la gloire du Créateur. Mais ses desseins et ses espérances sont frustrées ; car les différentes langues que Dieu met parmi les hommes, font qu’ils ne peuvent plus se communiquer leurs pensées les uns aux autres ; de sorte qu’ils sont forcés d’abandonner leur entreprise, par la confusion des langages, et ils nomment cette tour confusion en mémoire de l’événement. (Ici le père des humains s’indigne de ce qu’on ravit la liberté à ses enfants.) L’ange continue son récit, qui n’est dans le fond qu’un abrégé de l’histoire sacrée, assez connu de la plupart des lecteurs.

Adam est frappé de ce que lui a dit l’ange : il se récrie sur la bonté de Dieu ; parle du petit nombre des élus, et témoigne la crainte qu’il a que ses enfants ne manquent de guide pour les diriger dans la voie de Dieu. L’ange dissipe ses inquiétudes, en l’informant des grâces et des moyens que Dieu leur donnera. Le père des hommes, après avoir adressé quelques mots à l’envoyé céleste, fait une prière à l’Éternel. Il est affermi dans sa résolution d’être fidèle à son Créateur ; il lui est ordonné d’aller éveiller son épouse qui était endormie pendant leur entretien ; enfin, il reçoit une douce exhortation à la constance. Ils descendent tous deux au bas de la montagne. Dès l’abord d’Adam, son épouse se réveille, et il lui adresse la parole. Mais aussitôt le commandant des bataillons séraphiques les prend par la main, et les emmène vers la porte d’orient. Les malheureux époux sortent, en pleurant, du jardin qui fut le berceau de leur naissance, et ils s’en vont commencer cette carrière malheureuse qui leur fera toujours regretter les jouissances du paradis terrestre.


Charles Mondelet et William Vondelvenden.[1]

  1. L’honorable Charles Mondelet, aujourd’hui Juge de la Cour de Circuit, et M. William Vondelvelden, avocat, du barreau de Montréal. M. Mondelet a aussi publié en 1840 un volume de lettres sur l’éducation primaire.