Répertoire national/Vol 1/Le Pont de Pierre

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 253-255).

1834.

LE PONT DE PIERRE.

Au déclin d’un beau jour du mois de septembre, je quittai le Cap-Santé, charmant village situé à environ douze lieues de la ville de Québec, et gagnai la forêt en arrière, déterminé, malgré la débilité de mes vieilles jambes, d’aller contempler une grande curiosité de la nature qui se trouve à quelques jours de marche de ce village. Ni les instances de mes amis, ni les prières de ma famille, qui tous me représentaient les fatigues, les privations et la misère qu’il me fallait essuyer dans ce voyage, ne purent me dissuader de mon projet. J’étais bien muni de provisions ; je n’avais pas non plus oublié le tabac à pipe, quoique Aristote dise que tout tabac est nuisible à la santé. J’avais pris au Cap-Santé deux hommes qui devaient me piloter dans cette expédition. L’un, quoiqu’arrivé à l’automne de son âge, conservait encore toute cette vigueur qui accompagne d’ordinaire jusqu’à la fin une vie active et laborieuse ; et l’autre jeune et robuste passait pour le plus capable du village. Ils étaient tous deux renommés pour leurs longues excursions dans les bois et joignaient à beaucoup de bon sens, à des manières civiles et déférentes, cette aimable gaité si caractéristique de nos heureux paysans. Après une marche de quelques heures nous nous arrêtâmes, jugeant qu’il était temps de dresser notre cabane pour la nuit. Nous eûmes bien vite abattu ce qu’il fallait d’arbres pour la faire, et le tout fut fait en bien peu de temps ; la terre jonchée de rameaux de sapin nous tenait lieu de lit, et j’avoue que sur le mol édredon je n’aurais pas dormi d’un sommeil plus profond que dans cette cabane.

Le lendemain, comme de coutume, car je suis fort matineux, à l’aube du jour j’étais debout ; après un léger repas nous nous mîmes en marche. Le temps était magnifique. Tantôt s’offrait à nos regards une montagne dont la cime allait se perdre dans les nues : alors nous en suivions le penchant et par de longs détours nous nous épargnâmes les fatigues de la gravir dans sa plus forte hauteur. Tantôt c’était une rivière qu’il nous fallait traverser : dans ce cas nous mettions toute notre dextérité à lier ensemble de petits arbres, sur lesquels nous nous embarquions. Ainsi nous franchissions tous les obstacles qui se présentaient. Enfin, après avoir parcouru de vastes solitudes pendant sept grands jours, et non sans avoir subi assez de misère, nous arrivâmes au lieu désiré — au célèbre pont de pierre naturel, dont j’avais tant ouï parler. Quel spectacle ravissant pour l’homme admirateur de la nature ! Je ne puis décrire les mouvements dont je fus agité lorsqu’il se développa à mes regards.

Entre deux montagnes escarpées, bordées de divers arbres, les plus beaux qu’on puisse voir, coule une rivière superbe. Les sauvages, m’a-t-on dit, lui ont donné le nom de Scondindâio, mot de leur langue qui veut dire rivière ou fontaine de nos blondes. Quoique profonde, l’eau en est si limpide qu’on voit parfaitement le fonds, qui est un pavé de petits graviers. C’est sur cette magnifique rivière que se trouve le pont de pierre naturel, qui est une espèce de digue de pierres admirablement liées ensemble, qui s’élève au-dessus de l’eau à peu près dix pieds, et qui ne laisse de passage à l’eau que par une ouverture vers le milieu d’environ sept pieds de large. La largeur totale de ce pont est de vingt-cinq à trente pieds, et dans son endroit le plus large, il a dix pieds. Il est d’une solidité à toute épreuve, il n’y aurait que de fortes commotions de la nature qui pourraient en disjoindre ses parties. Le dessus ou le pavé est couvert d’un gazon mousseux, où il croît pourtant de faibles arbrisseaux. J’ai observé à l’une des extrémités un sumac, dont le fruit faisait pencher les branches de tous côtés.

Enchantés de ce chef-d’œuvre de la nature, nous décidâmes que nous resterions là quelques jours, si nous pouvions toutefois faire assez de pêche et de chasse pour nous nourrir. Dans cet espoir, nous commençâmes notre cabane au pied de la montagne ; nous y dévouâmes plus de temps qu’à celles que nous avions faites précédemment, aussi était-elle très confortable. Nous y allumâmes un grand feu d’un bois dont la bonne odeur en brûlant se répandait de tous côtés.

Quelle nuit délicieuse je passai dans ce lieu ! le gazouillement de l’oiseau rouge au milieu de la nuit me ravissait, et les cris lugubres du sinistre chat-huant vibrent encore à mon oreille.

Le lendemain, dès que l’aurore commença à poindre, nous nous mîmes, moi et l’un de mes hommes, à pêcher, tandis que l’autre allait essayer sa chance avec son fusil. Mais ce fut en vain. Il fallut en conséquence repartir pour nos foyers. Mais avant de quitter l’endroit, je mis sur un bouleau, le seul dans les environs de notre cabane, une inscription pour attester ma visite au célèbre pont de pierre, que des gens incrédules semblent révoquer en doute, parce que j’ai failli plusieurs fois dans des entreprises semblables.