Répertoire national/Vol 1/Satire contre l’Avarice

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 91-97).

1817.

SATIRE CONTRE L’AVARICE.[1]

Heureux qui dans ses vers sait d’une voix tonnante,
Effrayer le méchant, le glacer d’épouvante :
Qui, bien plus qu’avec goût, se fait lire avec fruit ;
Et bien plus qu’il ne plaît, surprend, corrige, instruit :


Qui, suivant les sentiers de la droite nature,
A mis sa conscience à l’abri de l’injure ;
Qui, méprisant enfin le courroux des pervers,
Ose dire aux humains leurs torts et leurs travers.

Lecteur, depuis six jours, je travaille et je veille,
Non, pour de sons moëlleux chatouiller ton oreille,
Ou chanter en vers doux de douces voluptés,
Mais pour dire en vers durs de dures vérités.
Ces rustiques beautés qu’étale la nature,
Ce ruisseau qui serpente, et bouillonne et murmure,
Ces myrtes, ces lauriers, ces pampres toujours verts,
Et ces saules pleureurs, et ces cyprès amers ;
D’un bosquet transparent la fraîcheur et l’ombrage,
L’haleine du zéphyr, et le tendre ramage
Des habitants de l’air, et le cristal des eaux,
Furent cent et cent fois chantés sur les pipeaux.
Ni les soupirs de Pan, ni les pleurs des Pléiades,
Ni les nymphes des bois, ni les tendres Naïades
Ne seront de mes vers le thème et le sujet :
Je les ferai rouler sur un plus grave objet.
Ma muse ignorera ces nobles épithètes
Ces grands mots si communs chez tous nos grands poètes :
Me bornant à parler et raison et bon-sens,
Je saurai me passer de ces vains ornemens.
Non, je ne serai point de ces auteurs frivoles,
Qui mesurent les sons et pèsent les paroles.
Malheur à tout rimeur qui de la sorte écrit
Au pays canadien, où l’on n’a pas l’esprit
Tourné, si je m’en crois, du côté des trois Grâces ;
Où Lafare et Chamlieu vont après les Garasses.
Est-ce par de beaux mots qui rendent un doux son,
Que l’on peut mettre ici les gens à la raison ?
Non, il y faut frapper et d’estoc et de taille ;
Être, non bel esprit, mais sergent de bataille.
« Si vous avez dessein de cueillir quelque fruit,
Parlez, criez, tonnez, faites beaucoup de bruit :
Surtout n’ayez jamais recours à la prière ;
Pour remuer les gens, il faut être en colère.
Peut-être vous craindrez de passer pour bavard ?
Non, non, parlez, vous dis-je, un langage poissard ;
Prenez l’air, et le ton et la voix d’un corsaire. »
Me disait, l’autre jour, un homme octogénaire,


« Armez-vous d’une verge, ou plutôt d’un grand fouet,
Et criez, en frappant, haro sur le baudet. »

Oui, oui, je vais m’armer du fouet de la satire.
Quand c’est pour corriger, qui défend de médire ?
Doit-on laisser en paix le calomniateur,
Le ladre, le trigaud, l’envieux, l’imposteur,
Quiconque de l’honneur et se joue et se moque ?
Que n’ai-je, en ce moment, la verve d’Archiloque !
Mais qu’importe cela, puisque je suis en train.
Si je ne suis Boileau, je serai Chapelain.
Pourvu que ferme et fort je bâtonne, je fouette,
En dépit d’Apollon je veux être poète ;
En dépit de Minerve, en dépit des neuf sœurs ;
Les muses ne sont rien, quand il s’agit de mœurs.
Si je ne m’assieds point au sommet du Parnasse,
À côté de Reignier, et de Pope et d’Horace,
Je grimperai tout seul sur un de nos coteaux.
Là, sans gêne, sans peur, sans maîtres, sans rivaux,
Je pourrai hardiment attaquer l’avarice,
La vanité, l’orgueil, la fourbe, l’injustice,
La ruse, le mensonge, ou plutôt le menteur,
Et l’oppresseur barbare, et le vil séducteur.
À tous les vicieux je déclare la guerre,
Dès ce jour, dès cette heure. « Ami, qu’allez-vous faire ? »
Me dira quelque ami. « De tous les vicieux
« Vous rendre l’ennemi ! craignez, c’est sérieux :
Ah ! si vous m’en croyez, redoutez leur vengeance :
Peut-être vous pourriez… » — Je sais que leur engeance,
À la peau délicate, est fort sensible aux coups,
Se dresse de dépit, et s’enfle de courroux.
Eh bien ! je leur verrai faire force grimaces ;
Puis après je rirai de toutes leurs menaces :
Leur colère ressemble à celle du serpent,
Qui menace de loin, et se sauve en rampant.
Allons, point de quartier, commençons par l’avare :
Cet homme, comme on sait, parmi nous n’est pas rare.
Du Golfe de Gaspé, jusqu’au Coteau du Lac ;
Du fond de Beauharnois jusque vers Tadoussac,
Traversez, descendez, ou remontez le fleuve,
En vingt et cent façons, vous en aurez la preuve.
Voyez cet homme pâle, et maigre et décharné ;
De tous nos bons bourgeois c’est le plus fortuné :


Il a de revenus quatre fois plus qu’un juge ;
Mais la triste avarice et le ronge et le gruge :
Plus mal que son valet vous le voyez vêtu ;
À le voir vous diriez du dernier malotru.
De quels mêts croyez-vous que se couvre sa table ?
De gros lard, de lait pris, et de sucre d’érable.
Tous les mets délicats font tort à sa santé,
Dit-il, « et trop longtemps manger, c’est volupté ;
« Jamais surtout, jamais il ne convient de boire… »
Un homme fut ici de sordide mémoire,
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On se moqua de lui, comme on se l’imagine.
Il fallait voir Orgon marchant dans sa cuisine,
Regardant, maniant jusqu’aux moindres débris.
Orgon aimant le vin jusqu’à se mettre gris,
Pour le boire, attendait que la liqueur fut sûre :
Jamais, il n’eut l’esprit de la savourer pure.
On l’a vu gourmander les gens de sa maison,
Pour avoir, selon lui, mangé hors de saison.
« Il est, leur disait-il, juste qu’un homme dîne ;
« Mais manger le matin, c’est mauvaise routine :
« On doit, pour être bien, ne faire qu’un repas ;
« Et manger plusieurs fois, c’est œuvre de goujats. »

Au visage enfantin, à la voix féminine,
Vous connaissez Ormont, qui si souvent chemine :
Ormont est gentil-homme, et même un peu savant ;
Mais il est dominé par l’amour de l’argent :
Du matin jusqu’au soir, cet amour-là le ronge ;
Il pense à l’or le jour, et la nuit il y songe ;
Dans ses rêves souvent il croit voir des monts d’or,
Et d’aise tressaillant ramasser un trésor.
S’il lit par passe-temps son Boileau, son Horace,
Il est chez ces auteurs deux chapitres qu’il passe.

Parlant d’un ton dévot, riant d’un air bénin,
À le voir, vous diriez qu’Alidor est un saint :
Cet homme prête au mois, et même à la journée,
Et retire, à coup sûr, cent pour cent par année.
Vous croyez qu’Alidor prête pour s’enrichir,
Vous êtes dans l’erreur, c’est pour faire plaisir :
Non, ce n’est pas la soif de l’or qui le tourmente,
Mais il est d’une humeur tout-à-fait obligeante.


Un bâton à la main, et le corps en avant,
Richegris semble fuir et voler en marchant :
Quoiqu’il ait cinquante ans, s’il n’en a pas soixante,
Et qu’il possède au moins vingt mille écus de rente,
Il n’est ni vieux ni riche assez pour épouser ;
Il veut encor vieillir, encor thésauriser.
La toilette est coûteuse, et la vie est trop chère,
Si Richegris épouse, il mourra de misère.

Tel, avec de grands biens, ne sait trouver comment
Lire, se promener, s’égayer un moment.
De madame Dribot racontons l’infortune :
Trente mille louis composent sa fortune ;
À balayer, frotter, trotter en sa maison,
Elle passe son temps. Si la peur du démon
Lui fait donner parfois quelque chose à l’église,
Elle refuse tout pour la noble entreprise
De son compatriote industrieux, savant.
Ce n’est pas, à l’ouïr, qu’elle tienne à l’argent ;
Mais du matin au soir attachée à l’ouvrage,
À peine de dormir a-t-elle le courage.
Malheureuse, inquiète, on conçoit l’embarras
Où la mettent ces biens, dont elle ne fait cas.
Si vous en avez trop, qu’une noble dépense
Vous délivre à propos de votre dépendance.

Aliboron ne voit, ne connaît que l’argent
De bon, de précieux, d’estimable, de grand :
Les lettres, les beaux arts, les talents, le génie,
Ne sont rien à ses yeux que fadaise et folie.

Je pourrais te citer vingt exemples frappants
D’avares citadins ; mais parcourons les champs :
Ce vice, dès longtemps, peu satisfait des villes,
Est allé dans les champs chercher d’autres asiles.

Tel est riche en biens-fonds, et n’a qu’un seul enfant :
Pour un écu par mois, ou six piastres par an,
Assez pour son état il peut le faire instruire ;
Mais son curé n’a pu, jusqu’à présent, l’induire
Ni par sages discours, ni par graves raisons,
Ni par avis privés, ni par communs sermons,
À faire pour son sang ce léger sacrifice :
Dominé, maîtrisé par sa rustre avarice,


« On se passe, dit-il, de grec et de latin
Bien plus facilement que de viande et de pain. »
(Ces mots semblent jurer avec son ignorance :
Où les a-t-il appris ?) « Une telle dépense,
« Un tel déboursement mettrait ma bourse à sec. »
Insensé, s’agit-il de latin et de grec ?
N’est-ce pas le français que ton fils doit apprendre ?
Réponds, et ne feins pas de ne me point entendre :
Si jusqu’à la science il ne peut s’élever,
Qu’il sache donc au moins lire, écrire et parler.
Il rit du bout des dents et garde le silence :
L’avarice l’emporte, il n’est plus d’espérance.

Il neige, il grêle, il gèle à fendre le diamant ;
On arrive en janvier : un avare manant
Voyant qu’au temps qu’il fait le marché sera mince,
Prend un frêle canot, et se met à la pince.
De la Pointe-Lévy traverser à Québec,
En ce temps, c’est passer la mer rouge à pied sec.
Qu’arrive-t-il ? pour vendre une poularde, une oie,
Au milieu des glaçons, il perd tout et se noie.

Combien de gens sont morts à l’âge de trente ans,
Pour n’avoir pas voulu débourser trente francs ?
L’avarice souvent ressemble à la folie ;
De même elle extravague, et de même s’oublie.
« Ami, comment vas-tu ? comment vont tes parents ? »
Dit Blaise à Nicolas, qu’il n’a vu de trois ans.
« D’où te vient cet ulcère aussi noir que de l’encre ?
— Je ne sais. — Tu ne sais ! malheureux, c’est un chancre
— Un chancre ! non. — C’est donc un ulcère malin ?
— Peut-être. — Eh ! que n’as-tu recours au médecin,
Plutôt qu’être rongé ? — Je le ferais, sans doute ;
Mais, Blaise, tu le sais, la médecine coûte ! »

Là, le riche fermier laisse pourrir son grain ;
Il se vend quinze francs, il en demande vingt :
La récolte venue, il n’en aura pas douze ;
Car l’avare souvent et s’aveugle et se blouse.
Ici, le tavernier, peu content de son gain,
Au moyen de l’eau double et son rhum et son vin.

Ce fermier veut semer, et n’a point de semence :
Il va chez son voisin, où règne l’abondance,


Lui demande un minot ou de bled ou de pois.
« Oui, dit l’autre, pourvu que tu m’en rendes trois.
Que dis-je, trois ! c’est peu, tu m’en remettras quatre.
— Quatre pour un ! bon dieu ! — Je n’en puis rien rabattre :
Il est, je crois, permis de gagner sur un prêt. »
Oui, mais quatre pour un, c’est un fort intérêt.
Que fera l’homme pauvre ? Il n’a pas une obole :
Il prend le grain du riche, et lui vend sa parole.
En proie à la misère, à la perplexité,
Il sème, en maudissant l’avide dureté
Du richard qui lui tient le couteau sur la gorge,
Pour un ou deux boisseaux de bled, de seigle ou d’orge.
Se laisser follement périr contre son bien ;
Manger le bien d’autrui pour conserver le sien ;
Sont deux cas différents : l’un n’est que ridicule,
Mais l’autre est criminel, et veut de la férule :
L’un fait tort à soi-même, et l’autre à son prochain.
On n’est pas scélérat quand on n’est que vilain :
Il faut garder en tout une juste mesure,
Et surtout distinguer l’intérêt de l’usure.
Le vilain est un fou qui fait rire de soi ;
L’usurier, un méchant qui viole la loi.
C’est donc sur ce dernier qu’il faut faire main basse,
Jamais cet homme-là ne mérita de grâce.
Cet être des humains trouble l’ordre et la paix :
Par lui le pauvre est pauvre, et doit l’être à jamais.
Il fut, à mon avis, ménagé par Molière ;
Boileau n’en parle pas d’un ton assez sévère :
Est-ce par de bons mots qu’on corrige ces gens ?
Il leur faut du bâton, ou du fouet sur les flancs.
Mais je vois à son air que ma muse se fâche,
Je lui ferme la bouche, et je finis ma tâche.

M. Bibaud.



  1. Nous extrayons les quatres satires suivantes d’un volume de poésie publié par M. Bibaud, en 1830. M. Bibaud a publié outre ce volume de poésie, les journaux mensuels la « Bibliothèque Canadienne, » le « Magasin du Bas-Canada, » «l’Observateur Canadien, » et « l’Encyclopédie Canadienne, » et une « Histoire du Canada et des Canadiens, » en deux volumes.