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Répertoire national/Vol 1/Une Entrée dans le Monde

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 279-292).

1835.

UNE ENTRÉE DANS LE MONDE.

Je crois que la plus cruelle déception que l’homme puisse éprouver, durant le cours de sa vie, est celle que produit sur lui le monde, vu de près. Combien est douce cette illusion qui le lui montre à travers un prisme ! Tout homme paraît un ami ; tout flatteur, un bon juge ; l’amour surtout, l’amour qui semble lui promettre un avenir de bonheur, est une dévotion. Voyez le jeune homme qui, pour la première fois, paraît dans la société comme un de ses membres ; voyez avec quel transport il s’élance dans ce tourbillon où tout l’accueille en souriant ; il jette son amitié, il offre son cœur à tous ; il croit, simple comme il l’est, que chacun y attache le prix qu’il met aux assurances qu’on lui prodigue ; cette amitié, ce cœur qu’il sème, chacun paraît s’en saisir, chacun le recueille ; mais c’est pour en presser un suc nouveau… on le lui rend plus tard : mais vide… Pendant quelques instants, chacun se fait un plaisir de l’enchanter par de trompeuses promesses ; les distractions nombreuses qui s’emparent de son esprit l’empêchent de voir un but à cette riante carrière ; puis… les amis qui pressèrent ses mains à son arrivée, l’abandonnent. … les femmes qui lui avaient dit : je t’aime, semblent n’avoir voulu faire sur lui… qu’une expérience. Chaque jour détruit une illusion ; chaque jour remplace cette illusion par une poignante réalité, et ce front maintenant soucieux, autrefois ouvert et riant, vous indique d’une manière ineffaçable que le monde a passé là.

Ces réflexions me sont, suggérées par quelques épisodes qui semblent avoir pour jamais dirigé mon esprit vers la mélancolie. J’eus tort, je crois, de prendre trop au sérieux un attachement que le monde est convenu de traiter de folie ; mais, du moins, en plaçant cette partie de mon existence devant vous, lecteur sensible et tendre lectrice, peut-être trouverai-je un écho dans vos cœurs. Alors, je l’espère, vous pardonnerez au misanthrope en faveur des maux qu’il a soufferts.

À mon entrée dans le monde, je fus introduit, d’abord, dans une famille dont la société se trouvait recherchée par ce qu’il y avait de plus distingué, soit par les talents, soit par la fortune. Le chef de cette famille était un émigré de la révolution, que le retour des Bourbons avait rétabli dans ses biens ; ce qui lui permettait de reprendre ses goûts pour les arts et la société. Il savait allier l’ancienne politesse classique aux idées modernes, et, tout en regrettant la noblesse élégante et les cérémonies, il trouvait son plaisir à observer l’essor brillant de la jeunesse d’aujourd’hui : enfin, il avait su se placer de manière à montrer son goût sans déroger à son rang. Sa femme quoiqu’avancée en âge, avait encore conservé tous les traits de sa beauté première ; son esprit était orné de connaissances, légères peut-être, mais qu’elle savait faire briller. Son ton aimable et bienveillant avait fait de sa maison le rendez-vous et l’agrément des jeunes gens comme des personnes âgées.

J’assistais assez fréquemment à ces soirées, où la conversation animée et charmante des femmes, leur goût pour la musique, la danse, la gaité, avaient fait une impression profonde sur mon imagination jeune encore. Je ne tardai pas à secouer la teinture collégiale et l’espèce de sévérité pédantesque que les études ne manquent jamais de produire. Le monde m’apparut brillant, j’y volai sans réfléchir et, d’un coup d’aile, je secouai la poussière académique ; avec elle la simplicité, puis… le bonheur. Mais un incident arriva cependant, qui me replongea dans ma solitude et me convainquit de la nécessité de réfléchir, même au milieu des fêtes et des jouissances.

Parmi les femmes que je rencontrai dans cette société, deux sœurs, particulièrement, se faisaient remarquer par la beauté et la grâce de leurs manières.

Il est des êtres que la nature a doués de charmes incompréhensibles, charmes qui ne consistent pas seulement dans la beauté, mais dans une certaine grâce, une tournure d’esprit, un tout sympathique sur lequel l’âme aime à se reposer ; personne ne peut s’expliquer ce sentiment qui tient de la religion : l’on admire comme supérieur cet être sur qui l’on croit voir un sceau divin, on est subjugué par un pouvoir intérieur, et le réveil est : amour, dévouement !

Les deux sœurs, dont je viens de parler, étaient du nombre de ces êtres favorisés. Elles semblaient formées pour exciter un sentiment d’amour dans tous ceux qui cultivaient leur connaissance ; leur conversation attirait plus encore que leur beauté, autour d’elles se formait un cercle d’admirateurs. Oh ! que leur ambition de femme devait être satisfaite de ces hommages qui tombaient de toutes parts à leurs pieds !

Mais la calomnie, poison qui semble être le produit de tous les climats, cherchait à les entourer de ses armes destructives ; les reproches cachés, les remarques mordantes, parcouraient les rangs de celles que l’envie tourmentait ; et cherchaient à répandre un jour douteux sur leur réputation. Cependant, je ne voulais attacher aucune importance à ces bruits, je les attribuais à la jalousie bien connue qui existe généralement contre tout ce qui est supérieur, soit en beauté, soit en mérite ; je me persuadai facilement que ce qui captive l’attention de la société, y produit aussi le scandale ; que le monde en général déprécie les qualités auxquelles il ne peut atteindre, et qu’il suffit de se distinguer par quelque perfection ou par quelque talent pour se trouver immédiatement en butte aux sarcasmes, aux reproches amers. Eh ! qui l’éprouve davantage que les femmes qui se distinguent dans la société ? Toutes les conversations en font leur sujet ; cette ennemi est d’autant plus dangereux que, second Protée, il prend toutes les formes et vous échappe toujours.

Toutes mes affections se tournèrent peu à peu vers l’aînée de ces deux sœurs et, par un bonheur inconcevable, elle parut partager mes sentiments ; je vis en elle l’être que j’avais toujours rêvé, l’être de ma création ; si aimable, si aimante, je ne pus résister à ses charmes. Il paraît que ma jeunesse, ma naïveté, ou plutôt ma simplicité la touchèrent. Peu de mois après nous être vus pour la première fois, nous nous étions juré une affection mutuelle. Cet amour me paraissait d’une nature toute différente de celui que je m’étais plu à me présenter. Nos âmes paraissaient absorbées dans le même sentiment ; je pensais alors que si notre séparation eût été nécessaire, la mort de tous deux en serait résultée.

Cependant le bonheur ne me semble jamais solide ici-bas ; au milieu de la satisfaction, il s’élève toujours quelque nuage qui rembrunit l’horizon de la vie que l’on croit fixer pour jamais, et qui souvent n’est que le fruit de l’imagination. Je crus remarquer sur le front d’Émilie une tristesse involontaire ; je m’en demandais la cause et mon amour inquiet ne me montrait que doutes fâcheux, que soupçons… Oh ! j’étais malheureux de l’idée que quelqu’autre l’occupait peut-être au moment où elle me jurait un éternel amour ; enfin mon cœur bourrelé me força de lui avouer ma souffrance. Dans une de nos promenades solitaires, je la conjurai de m’ouvrir son cœur.

— Émilie, lui dis-je, je t’aime, vois-tu ; oh ! je t’aime de toutes les puissances de mon âme, ma vie t’appartient ; dispose de moi, mais ne me rends pas plus malheureux que je le suis. Je donnerais toute mon existence pour dérider ce front où l’agitation de ton âme se dessine ; ouvre ton cœur à ton ami, à celui qui n’a pour tout bonheur que le désir de te plaire ; ne me refuse pas, Émilie, confie-moi ta peine.

Elle pressa ma main sur son cœur, et garda le silence.

Plus tard, elle me dit que cette tristesse était une disposition naturelle de son âme, mais que rien ne troublait le plaisir qu’elle trouvait à être avec moi. Je la crus facilement, et la fis consentir à notre union ; j’écrivis à mon père quelles étaient mes intentions, en lui demandant de consentir à ce mariage qui devait assurer mon bonheur.

Pendant que j’attendais avec impatience une réponse, je fus invité à un bal dans une maison de campagne près de Paris. Il y avait alors deux régiments de hussards en quartier près de là. On annonçait ce bal comme devant être remarquable par la magnificence et la splendeur qui devait s’y déployer. Les deux sœurs devaient s’y trouver ; je m’y rendis. Les brillants uniformes des officiers qui y avaient été invités en grand nombre, la profusion qui régnait dans les ornements, et les parures des dames, ce tourbillon de beautés qui voltigeaient de toutes parts, en faisaient un spectacle nouveau pour moi. Cependant, ce n’était pas du bonheur que j’éprouvais : je me trouvais isolé au milieu de cette foule, je regrettais les promenades où, seul, je pouvais me faire entendre à Émilie ; où, seul, je lui développais mon âme ; où, seul, je recevais des marques d’attachement.

On dit que la beauté d’une femme n’est mise à l’épreuve qu’au milieu d’autres beautés ; celle d’Émilie ne parut que relevée par la comparaison, et l’espèce de rivalité qui pouvait exister parmi tant de personnes aimables ne fît que redoubler la grâce de ses manières.

Chacun se disputait à l’envi l’honneur de danser avec elle, chacun l’obtenait ; moi seul je n’osais m’avancer sur un si grand théâtre ; je maudissais le monde ; mon cœur était froissé à la vue d’étrangers pressant la taille élancée d’Émilie ; je la maudissais aussi… car elle paraissait rayonnantes des murmures d’approbation qui se faisaient entendre autour d’elle.

Je remarquai, entr’autres, un officier de hussards qui paraissait briguer et obtenir la faveur de danser avec elle.

Ne pouvant plus longtemps supporter ce spectacle douloureux, je me retirai dans une salle voisine où l’on jouait à l’écarté, et afin de me distraire je jouai gros jeu. Après quelques parties, le hasard amena l’officier (pour le distinguer je le nommerai Bréville) qui se plaça pour jouer contre moi. Pendant le jeu, une bague que j’avais au doigt parut attirer son attention, de manière à le distraire de la partie.

Cette bague Émilie me l’avait donnée comme un gage de sa foi, en me disant :

— Avec elle je te donne mon cœur ; tant que tu la posséderas, tant que tu y attacheras quelque prix, je ne cesserai de t’aimer ; si jamais elle te quitte, je te considérerai comme libre de tout engagement envers moi.

Les mots d’une amante sont sacrés. Combien alors cette bague me fut-elle plus cher que tout ce que je possédais au monde !

Bréville, sous le prétexte de simple curiosité, me demanda la permission de l’examiner.

— Je ne la déplacerai pas, dis-je, encore tout courroucé de son air familier avec Émilie.

— Mais, pourquoi me refuser une demande aussi légère ? Ce serait me faire un grand plaisir que de me la prêter un instant seulement.

— Je suis étonné, monsieur, de votre désir de voir une chose qui certainement ne peut vous intéresser en rien.

— Monsieur, dit Bréville, pourriez-vous m’accorder quelques instants, j’aurais quelque chose à éclaircir à ce sujet.

Je me retirai un moment avec lui.

— Cette bague, continua-t-il, ressemble beaucoup à une que je donnai à ma maîtresse ; il doit y avoir dans l’intérieur une devise : amour éternel ! Vous devez me la rendre ou mourir demain.

— Alors je mourrai, car je suis bien décidé à ne jamais m’en dessaisir.

Je lui remis en même temps ma carte en lui disant que je désirais le voir après le bal afin d’arranger définitivement cette affaire. Je rentrai dans la salle où la joie contrastait singulièrement avec l’état bouillant de mon cœur ; pour la première fois je doutais de la sincérité d’Émilie. En me revoyant elle parut contente ; la joie se peignait sur sa figure enchanteresse ; elle me fit un signe d’intelligence dont un amant seul peut comprendre le charme ; je me rassurai, ne pouvant imaginer qu’un visage si riant et si ouvert pût cacher d’autre sentiment que celui qu’expriment ses lèvres ; je regrettais d’avoir pu concevoir des soupçons injurieux à un être si parfait. Quand le bal fut terminé, j’allai reconduire les deux sœurs chez elles ; je reçus d’Émilie de nouvelles protestations ; je pris sa main, et je la sentis trembler dans la mienne. Oh ! l’enfer s’emparait de mon cœur à l’idée que cette personne si naïve avait peut-être étudié tous ces riens enchanteurs qui servirent à me subjuguer. Serait-il possible que cette personne qui semble l’image des anges, qui n’a que des paroles divines, pût être fausse ? Serait-il possible que l’envie pût conduire cette femme si jeune ! si belle ! dans les chemins tortueux du mensonge ? Serait-il possible que toutes les espérances de ma vie fussent destinées à échouer ; qu’elle se soit emparé de mon cœur pour s’en jouer, pour le froisser horriblement ; rire en elle-même de ces ravages, et tout cela sous l’image de la candeur ?… Oh ! non, non, impossible ; c’est la sombre jalousie qui me dicte tous ces outrages. Non ! non ! Émilie est la femme de mon cœur, l’être aimable, l’être pour qui je dois vivre et mourir…

Toutes ces réflexions diverses se pressaient en foule dans mon esprit ; mon cœur torturé de mille manières m’ôtait l’usage de la raison ; je sortis en maudissant tantôt l’amour, tantôt la jalousie, et j’arrivai dans ces dispositions à l’hôtel d’un village voisin où nous avions retenu quelques places. Je rencontrai là un de mes amis qui, surpris de mon air égaré, me supplia de lui en découvrir la cause. Je lui détaillai ce qui s’était passé en le priant d’être mon second dans l’affaire qui ne devait pas manquer d’avoir lieu le lendemain. Il était tard. Peu de temps après, Bréville arriva accompagné d’un de ses amis, officier dans le même régiment.

— Monsieur, dit Bréville, parlons franchement ensemble. Notre différend peut s’arranger peut-être en quelques mots : avez-vous quelques prétentions à la personne qui vous donna l’anneau que j’ai vu à votre doigt ? S’il en était ainsi, la mort de l’un ou de l’autre pourrait seule finir cette difficulté ; car j’ai trop bonne opinion de votre courage pour croire un instant qu’il en puisse être autrement ; ainsi je ne vous demande pas à renoncer à elle. Je vous ferai seulement observer que cette personne est ma maîtresse depuis près d’un an, que je l’aime au-dessus de tout, que je me suis battu, que je fus blessé plusieurs fois pour cet amour ; ce qui doit vous prouver combien il a de prix à mes yeux. Cependant, j’ajouterai que cette personne pour qui j’ai sacrifié ma fortune, mes amis, et pour qui j’ai exposé ma vie, ne m’est pas fidèle ; je vois qu’elle en aime un autre ; néanmoins, je ne puis supporter l’idée d’être supplanté par cet autre…

— Arrêtez ! m’écriai-je ; il n’est pas nécessaire d’ajouter la fausseté à l’insolence ; d’ailleurs vous en avez dit assez pour soulever mon indignation ; je vais me retirer, laissant à mon ami le soin d’arranger tout cela avec vous.

L’affaire avait été trop loin pour pouvoir s’arrêter là. Je quittai la salle. Nos amis, peu d’instants après, vinrent me demander si la bague qui était en ma possession portait bien ces mots : amour éternel ? Je répondis affirmativement. Alors il fut décidé que nous viderions cette affaire le jour suivant. Les pistolets furent choisis, et la distance convenue : quinze pas. On envoya chercher des armes. J’écrivis à ma mère quelques mots que je donnai à mon ami pour lui faire parvenir au cas où je succomberais.

Le lendemain était un beau jour d’automne ; le temps était frais ; l’air pur et serein semblait contraster avec la scène qui allait se passer ; le silence qui régnait encore portait mon âme vers la tendresse et la réflexion : je pensais à Émilie…

Aussitôt que nous fûmes prêts, nous partîmes en voiture pour le lieu du rendez-vous qui se trouvait à une demi-lieue du village où nous avions passé la nuit. En route, je ne pouvais m’empêcher de comparer la contenance heureuse des paysans qui se rendaient au marché, avec les sentiments qui agitaient mon âme.

Heureuses créatures ! me disais-je, si vous êtes éloignées des jouissances du monde, vous l’êtes aussi de ses ennuis et de ses désagréments : les plaisirs qui vous occupent ne sont peut-être pas si vifs que ceux des grands, mais aussi vos peines sont moindres, vos plaisirs sont plus purs et plus durables ; vos injures sont oubliées en un jour, vos querelles s’apaisent comme elles se forment : par un mot ! Ce joug que l’on appelle honneur, ne vous enseigne pas à verser le sang de votre frère pour vous défaire d’un rival ou donner une preuve de votre courage !… Je faisais ces pénibles réflexions et cependant j’étais résolu ; ma vie me paraissait peu de chose en comparaison de mon amour. Je pensais à Émilie…

Nous arrivâmes à l’endroit désigné quelques instants avant nos adversaires ; ce qui nous laissa le temps de converser un peu.

— Si je succombe, dis-je à mon ami en lui donnant ma montre, je vous prie de garder ceci comme un souvenir. Portez ce portrait à Émilie, dites-lui de ne pas oublier celui qui, s’il avait vécu, eût trouvé la vie trop courte en la consacrant à son bonheur.

Mon ami me dit qu’il espérait que cette affaire se terminerait sans conséquences fâcheuses. Je lui répondis qu’étant convaincu d’avoir été injustement provoqué, j’étais résigné à tout ce qui pourrait advenir.

Dans ce moment Bréville et son ami arrivèrent et nous demandèrent pardon de nous avoir fait attendre. Il dit qu’il avait une demande à nous faire, et qu’il espérait qu’elle lui serait accordée. C’était que quels que pussent être les résultats de cette affaire, les raisons qui l’avaient amenée resteraient toujours secrètes. Mon ami répondit que si rien n’exigeait une explication il ne les révélerait pas ; mais qu’au surplus il désirait que cela fût laissé à sa propre discrétion. Il observa que c’était en faveur d’Émilie que Bréville avait fait cette demande ; mais que les mauvais procédés dont il s’était servi ne montrant pas qu’il y attachât beaucoup d’importance, il était inutile de continuer la conversation.

Le terrain fut choisi et mesuré de suite. Les armes apprêtées, le signal fut donné : nous tirâmes en même temps. Bréville chancela et tomba en faisant d’horribles contorsions ; il était frappé au sein droit. Nous courûmes à lui en exprimant l’espérance que sa blessure ne serait pas mortelle ; il nous répondit qu’il ne pensait pas qu’elle le fût ; puis se tournant vers moi il me dit :

— Si cette blessure cause ma mort, je vous pardonne bien sincèrement. L’amour que je sentis pour Émilie ne put jamais supporter l’idée d’un rival. Je sais que mon affection n’est pas payée par la constance qu’elle mérite… mais je dois lui prouver qu’elle ne pourra jamais en encourager un autre impunément… J’ai quelque titre à son affection… elle fut coupable… le gage qu’elle…

Ici sa voix devint inintelligible ; il murmura ces mots : amour éternel ! mais le sang qui coulait en abondance de sa blessure le fit s’évanouir, et nous l’emportâmes loin de cette triste scène.

Mon ami alors me suggéra l’idée de fuir, mais je rejetai ce projet, bien décidé à subir toutes les conséquences de cette affaire.

— Éloignons-nous au moins quelque temps, dit-il, jusqu’à ce que sa blessure soit déclarée dangereuse ou non : notre salut en dépend.

— Non, répondis-je, pas un seul jour. La destinée peut m’accabler… maintenant la vie m’est à charge ! car on doit croire aux paroles d’un mourant. Je le vois, elle était sa maîtresse. Oh ! je fus bien cruellement trompé !…

Je pleurais… ma situation ne peut être comprise que par ceux qui, comme moi, ont vu un instant trancher tout un avenir de bonheur. L’univers m’apparut dès lors comme une solitude vaste, immense, où j’allais être condamné à traîner ma vie triste, isolé. L’infidélité d’une femme venait me plonger dans une douleur éternelle

La nouvelle d’un duel s’était répandue, et la curiosité s’empressa d’en connaître les raisons. Chacun en imaginait de plus ridicules et de plus fausses les unes que les autres ; mais tous les efforts furent inutiles.

J’étais bien persuadé de la vérité des assertions de Bréville ; je plaignais sa passion absurde pour une femme qui, malgré les faveurs qu’elle pouvait lui avoir accordées, lui était évidemment infidèle, et paraissait avoir voulu se défaire d’un amour qui la fatiguait, et même au prix de sa vie. Je déplorai la dépravation d’une femme qui, sous le masque de l’innocence, avait cherché à surprendre le cœur d’un jeune homme simple et confiant. Aurait-elle consommé cette union consommée dans la déception ? Était-ce de l’amour pour moi que d’encourager une rivalité contre un amant qui s’était déjà battu si souvent pour elle ? L’amour de Bréville même me parut méprisable ; la publicité qu’il avait donnée à leur liaison me semblait un moyen bien bas pour se l’assurer. Peut-être aussi que sa conduite étant connue d’Émilie, elle avait résolu de quitter une si dangereuse connaissance.

La blessure de Bréville fut bientôt reconnue non dangereuse, et sa santé s’améliora chaque jour. Mais il n’en fut pas de même pour moi : le choc terrible que cette aventure m’avait donné ébranla pendant quelque temps ma raison ; j’étais devenu insensible à toute distraction, le monde me fatiguait ; et je ne pouvais trouver de charme qu’à m’entretenir de ma douleur même.

La seule personne qui n’ignorait pas la cause du duel que j’eus avec Bréville, fut Émilie elle-même dont la conscience, rendue alors à toute l’horreur de sa situation, interpréta facilement tout ce qui s’était passé. De ce moment, elle perdit dans l’opinion publique cet enchantement qui paraissait l’accompagner auparavant. Elle vivait dans la crainte que sa conduite ne fût connue ; son anxiété fut telle que sa santé se détériora et qu’on désespéra, pendant quelque temps, de la conserver à la vie. Cependant, mon amour pour elle est resté, même après qu’elle eut cessé de le mériter. Oui, malgré l’énormité de son crime, je l’aime plus qu’il ne m’est possible de le dire. Elle est trop belle pour être oubliée ; et même aujourd’hui je ne puis concilier l’idée qu’une telle perfidie puisse être alliée à tant de divines qualités : sa figure est celle d’un ange ; l’innocence et la bonté se dessinent sur ses traits ; les paroles qui tombent de ses lèvres font retentir tout mon être. Maintenant encore, quand une voix ressemblante à la sienne vient frapper mon oreille, mon cœur tressaille, tout mon corps tremble, je crois avoir retrouvé une chimère que je poursuis, mais bientôt la réalité terrible se montre hideuse… je me trouve isolé !

Les blessures de la douleur cèdent généralement aux efforts du temps ; cependant il est des cœurs que des souvenirs poignants consument à la longue, les ravages faits sur eux en silence ne sont pas visibles au dehors, comparativement à l’altération de l’âme. Telle était la disposition où je me trouvais quand je reçus d’Émilie la lettre suivante qui, loin d’apaiser mes souffrances, ne fit que les renouveler par les souvenirs qu’elle me représentait :

« Le calme a succédé au bruit que faisait votre duel. Je puis donc vous adresser quelques lignes sur un lit de souffrances. Rien ne peut désormais redonner le repos à une âme dont la ruine est consommée pour ce monde. Mon ami ! (puis-je encore vous nommer ainsi ?) l’amour violent que je ressentis pour vous, me fit tout risquer pour attirer vos affections. Ma vie tient encore à cet amour qui ne cessera qu’avec elle. — Dites-moi que le vôtre est éteint et je mourrai tranquille ! Votre silence, le secret que vous avez gardé sur tout ceci est une charité dont je suis indigne ; cette bonté ineffable me tue. Cependant, un rayon d’espérance me laisse croire que vous ne me méprisez pas entièrement. Grand Dieu ! si la vie pouvait guérir la plaie que j’ai faite à votre noble cœur, avec quelle joie j’offrirais la mienne ! Mais… hélas ! cette consolation m’est défendue, et l’idée de l’outrage irréparable que je vous ai fait, doit rester comme un regret, un tourment éternel ! Que n’ai-je pas sacrifié ? Tout ce qui est précieux dans ma vie ! Mais aussi que n’ai-je pas essayé d’acquérir ? Votre amour, un bonheur éternel ! Quels sont les moyens que j’ai employés ? Ils sont affreux à croire ! horribles à décrire ! »

« Je pourrais fuir avec vous au bout du monde et vous accompagner comme votre esclave ; mais me pardonneriez-vous ? Si je pouvais croire que vous ne me maudissiez pas, que vous vous puissiez ressouvenir un jour de moi sans me détester, je chérirais encore cette vie qui s’échappe bien rapidement. Dites-moi ce que vous pensez ; accablez-moi des reproches que je mérite ou donnez à l’infortunée Émilie un mot de consolation. De là dépend mon sort ! Adieu ! »

Mon premier mouvement fut de lui montrer toute l’amertume de ma situation, mais mon cœur se refusa aux reproches…

Enfin je pris la résolution de quitter ces lieux qui ne pouvaient que renouveler mes souffrances. Je partis le lendemain pour des pays lointains où je pensais retrouver l’oubli des chagrins dont un premier amour m’avait abreuvé.

N. Aubin. .