Réponse à George Sand

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RÉPONSE
À
GEORGE SAND.

Madame,

L’honneur que vous m’avez fait m’impose le devoir de vous répondre. Devant les objections et les saillies d’un esprit comme le vôtre, le silence serait discourtois et presque injurieux. En m’écrivant, vous vous êtes proposé la défense d’un ami et de quelques principes : or, je crois n’avoir blessé ni ces principes, ni l’homme même. Mais il suffit que vous en pensiez autrement, pour que je doive quelques explications à l’éloquent avocat de M. de La Mennais ; car, pourquoi vous défendre, madame, d’étendre votre patronage sur ce grand client, au moment où, pour lui, vous entrez dans la lice ? Cette défense officieuse ne sera pas un des traits les moins originaux de sa gloire et de la vôtre.

Vous avez donc ici pour moi, madame, un double caractère : je dois répondre au défenseur de M. de La Mennais, et maintenir la justesse de mes critiques ; je m’adresse aussi à la femme illustre pour laquelle mon admiration est d’accord avec celle du siècle. Tour à tour vous parlez en votre nom et au nom de quelques hommes ; j’aurai donc à m’occuper tour à tour des opinions communes et des inspirations personnelles que contient votre lettre.

Je ne crois pas m’être égaré, madame, en blâmant, dans la théorie du droit que produit le Livre du peuple, l’absence de l’intelligence puisque M. de La Mennais s’adressait au peuple pour lui exposer ses droits et ses devoirs, il devait lui faire connaître les véritables caractères de la souveraineté sociale, dont la première condition est l’intelligence. Examinez ce point, et vous trouverez qu’il est impossible à l’homme de ne pas mettre la raison du pouvoir dans la supériorité de l’esprit. Mais l’intelligence a pour compagne et pour instrument la volonté, et l’union de l’intelligence et de la volonté a pour résultat la puissance. Dire que Dieu est souverain, c’est dire une chose simple et vraie, car la cause suprême conçoit, veut et agit du même coup. Dire que la raison est souveraine, c’est reconnaître en elle l’essence de Dieu même, et proclamer le principe de la civilisation moderne, depuis la ruine du moyen-âge. Dire que le peuple est souverain, c’est l’identifier avec l’humanité même, et l’engager à conformer ses actes aux lois de Dieu et de la raison. La souveraineté appartient donc en réalité à Dieu, en principe à l’esprit, en droit et en espérance au peuple.

Pour nous, vous le voyez, la souveraineté du peuple n’est pas dans la collection des souverainetés individuelles. Et d’abord qu’est-ce que la souveraineté de l’individu ? cela veut-il dire que l’homme est souverain de lui-même, ou souverain dans la société ? La différence est grande, et il vaudrait la peine de définir les termes. Que chaque homme ait un droit imprescriptible à maintenir et à développer sa liberté, voilà un principe hors de toute controverse entre nous : maintenant, pour l’investir de droits politiques et de puissance sociale, que lui demanderons-nous ? Vous paraissez disposée à vous contenter de sa qualité d’homme, pour le proclamer citoyen habile et capable ; je suis plus difficile : l’homme naturel ne me suffit pas ; il me faut l’homme social avec les développemens et les mérites de l’éducation.

Ériger le total des volontés individuelles en souveraineté sociale n’est pas raisonnable, car aujourd’hui nous ne pouvons plus dire avec Rousseau : « S’il plaît au peuple de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » Ce droit, ou plutôt ce devoir doit être rempli par ceux à qui leurs études et leurs connaissances permettent d’apprécier et de servir les intérêts sociaux. Et puisque j’ai prononcé le nom de Rousseau, je voudrais rappeler en passant la mission de ce grand homme. En face des institutions et des lois que le moyen-âge avait léguées à l’Europe moderne, où dominaient encore les instincts des premières mœurs, les accidens de la conquête, et qu’exploitait aussi, d’une façon égoïste l’arbitraire des gouvernans, Rousseau fit entendre le cri du droit individuel et se mit à proclamer que la loi était l’expression de la volonté générale. Cette définition, dont la justesse était incomplète, avait le mérite de résumer, dans une énergique précision, les tendances et les passions du siècle. Dans le style politique, la volonté devait primer l’intelligence à une époque où les esprits, saturés de théories, aspiraient à l’action. C’est la gloire éternelle de Rousseau d’avoir inspiré nos pères, d’avoir évoqué, pour ainsi dire, les puissances actives de notre révolution, les théoriciens de la Constituante, Condorcet, Mme Rolland et la Gironde, la tribune de la Convention. Mais ces temps ont disparu, il n’en reste plus que d’immortels souvenirs, et d’autres réalités nous provoquent à d’autres pensées.

Si Rousseau écrivait à une époque où le complet désaccord des idées avec les institutions provoquait un changement radical ; nous, aujourd’hui, nous vivons dans un temps où les héritiers de la grande révolution que précéda Jean-Jacques ont besoin, pour accomplir dans la pratique de nouveaux progrès qui soient durables, de demander à la science sociale des évolutions nouvelles. Quelle est aujourd’hui notre plaie la plus vive, si ce n’est l’anarchie des esprits que tout accuse, jusqu’à la lettre même qu’en ce moment, madame, j’ai l’honneur de vous écrire ? Vous seriez-vous crue dans l’obligation d’intervenir en faveur de M. de La Mennais ; lui aurais-je adressé moi-même des critiques que j’estime fondamentales ; et vous adresserais-je aujourd’hui la défense de ces critiques, sans ces divisions intellectuelles auxquelles ne peuvent échapper les intentions les plus droites et les plus consciencieuses ? Permettez-moi de vous dire, madame, qu’aujourd’hui, la langue et la méthode du Contrat social ne suffisent plus à la situation ; je voudrais que vos amis et vous fussiez convaincus que la science politique n’échappe pas plus que les autres sciences à la nécessité de renouveler, dans chaque siècle, ses procédés et son style.

Et vous-même, ne reproduisez-vous pas, non les réminiscences du siècle dernier, mais les inspirations de votre époque, quand vous écrivez ces lignes : La législation ne sera plus autre chose que la manifestation de l’esprit humain, représenté dans son ensemble par la coopération médiate et immédiate de toutes ses parties ? La loi sociale est donc, pour vous comme pour nous, la manifestation de l’esprit humain. Mais l’esprit humain existe-t-il sans le développement de l’éducation ? Or, si l’éducation est nécessaire pour donner à l’esprit sa valeur, il suit que tout homme appelé à un acte politique, à une fonction sociale, doit avoir une éducation, c’est-à-dire un développement d’esprit qui soit en rapport avec les droits et les devoirs auxquels il est convié.

Voyez l’avantage d’employer les termes les plus justes et les meilleurs : quand Rousseau définit la loi l’expression de la volonté générale, il est obligé d’ajouter en note que, pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais qu’il est nécessaire que toutes les voix soient comptées, car, dit-il, toute exclusion formelle rompt la généralité. Ainsi il arrive au suffrage universel par un incident de logique grammaticale. Si nous disons, au contraire, que la loi est la manifestation de l’esprit humain, nous mettons le droit de concourir à sa création là où est la lumière, et nous sommes dans la sainte nécessité de répandre partout cette lumière, pour étendre indéfiniment le droit.

L’éducation, l’éducation du peuple, voilà le grand besoin, voilà le véritable levier. Les maîtres de la sagesse antique faisaient de l’éducation le corollaire de leur politique ; les publicistes modernes doivent y reconnaître la voie la plus sûre qui puisse mener le peuple au pouvoir. L’homme naît dans l’animalité ; pour qu’il devienne social, il faut qu’il soit élevé dans son esprit et dans son corps : refuser à des hommes non élevés une part dans la manifestation de l’esprit humain, ce n’est pas les reléguer au rang des brutes, c’est attendre qu’ils soient montés au rang qui leur appartient. Je conçois donc, pour le législateur, un double devoir : il ne reconnaîtra le droit que là où l’esprit particulier sera suffisamment ouvert pour concourir à la représentation de l’esprit général, et en même temps il prodiguera ses soins, ses moyens, sa puissance, à répandre partout, à tous les degrés, sous toutes les formes, la lumière qui confère le droit ; il a devant lui une multitude d’hommes ; qu’il la convertisse progressivement en nation de citoyens. Voilà sur quoi je me fonde pour dire que la souveraineté du peuple n’est pas la collection des volontés individuelles.

Ne pas considérer l’éducation et l’instruction du peuple comme la première condition des droits et des progrès politiques, c’est ne pas reconnaître le principe et les qualités de l’intelligence ; c’est croire implicitement à l’égalité naturelle des esprits, erreur qu’il est inutile de dérober à Helvétius. C’est aussi, par une conséquence irrésistible, s’en remettre exclusivement, pour les changemens sociaux, au triomphe de la force.

Mais j’oubliais, madame, que vous accusez mon système de mener droit à l’esclavage. Vous avez dû sourire en écrivant cette accusation, car il est assez probable que, si l’esclavage n’avait pour appui que mes théories, les planteurs pourraient fermer leurs cases et jeter leurs rotins à la mer. Mais vous avez pensé sans doute que, dans une plaidoirie, il n’y avait pas à se refuser ces exagérations audacieuses qui, sans convaincre, peuvent étonner : on s’arrange d’ailleurs pour les avancer ou les retirer, suivant la circonstance. Ainsi vous m’accordez que j’ai raison de refuser au peuple, tel qu’il est aujourd’hui, le droit de gouverner la société ; puis, quelques lignes plus bas, vous concluez qu’ayant tiré des conséquences absurdes de mon principe, vous en avez démontré la fausseté. Comment puis-je à la fois avoir raison et être absurde sur le même point ? Si j’ai raison de ne pas proclamer roi le peuple d’aujourd’hui, je ne saurais donc, pour cette opinion que vous reconnaissez juste, être accusé de le condamner à l’esclavage. Mais laissons cette plaisanterie, et permettez-moi de vous suivre dans le double point de vue de la pratique et de l’histoire.

Il semblerait plus facile de tomber d’accord sur les faits que sur les principes des choses, et cependant nous ne pouvons nous entendre sur les mots peuple et bourgeoisie. Cette divergence sur des réalités politiques aussi considérables n’est particulière ni à vous, ni à moi ; on peut la remarquer dans d’autres esprits, et elle est un mal, car elle fausse les idées et égare les passions.

Pour rappeler rapidement le passé, vous savez qu’en 1789, la société française tout entière s’est appelée peuple par l’organe du tiers et par la bouche de son plus éloquent tribun, de Mirabeau. « Il est infiniment heureux, disait le député d’Aix, que notre langue, dans sa stérilité, nous ait fourni un mot que les autres langues n’auraient pas donné dans leur abondance, un mot qui présente tant d’acceptions différentes, un mot qui nous qualifie sans nous avilir, un mot qui se prête à tout, qui, modeste aujourd’hui, puisse agrandir notre existence à mesure que les circonstances le rendront nécessaire… » Le mot peuple fut donc élevé, en 1789, à sa plus haute généralité ; il enveloppa toutes les différences et toutes les classes ; les trois ordres disparurent ; il n’y eut plus qu’une grande réalité : la nation, le peuple. Quand donc j’ai écrit et dit, depuis sept ans, que le peuple c’est tout le monde, je ne disais pas une chose étrange et nouvelle, mais je reproduisais le bon sens des fondateurs de la révolution. Vous niez que la révolution de 1789 ait constitué le peuple, parce que par le peuple vous n’entendez que le prolétaire, et je maintiens ma proposition, parce que par le peuple j’entends la société même, soumise au principe de l’égalité.

Je me représente la démocratie française comme partagée en deux grandes parties, les classes moyennes et les classes ouvrières, et je dis que, dans la nature des choses, les deux parties ne sont pas hostiles l’une à l’autre. La faute a été grande de la part des républicains de déclarer la guerre à la bourgeoisie, cette moitié du peuple : dès-lors tout a été envenimé, tout a été dénaturé. Non, l’ouvrier n’est pas l’ennemi nécessaire du bourgeois, ni le pauvre du riche, ni l’ignorant du savant, et il est insensé d’ériger des inégalités que la science sociale doit travailler à aplanir, en un mur éternel que la force et le canon peuvent seuls faire tomber.

La bourgeoisie a des travers. Qui le nie ? On lui impute souvent, avec raison, la médiocrité de l’esprit et l’égoïsme du cœur : ces défauts sont réels, mais ils ne sont pas incurables, mais ils n’ont pas envahi la généralité des classes moyennes. Je ne crois pas avoir été infidèle à la réalité en disant qu’au sein de la bourgeoisie deux partis étaient en présence ; que l’un, peu nombreux, mais discipliné, mais habile, travaillait à entraîner la bourgeoisie à l’attitude égoïste d’une aristocratie ; que l’autre, plus considérable, plus généreux, demande à la bourgeoisie de garder les instincts et les sympathies populaires, de faciliter à tout travailleur prolétaire la conquête successive du bien-être et des droits politiques. Verriez-vous par hasard, dans cette manière d’apprécier les choses, l’oubli des principes démocratiques ? Mais pourquoi vous dissimulerais-je, madame, qu’à mes yeux les prétendus conservateurs doivent beaucoup de leurs succès à l’effroi répandu par les entreprises et les théories de quelques hommes qui se disaient exclusivement les défenseurs du peuple ? Toujours, en politique, les fautes, même commises avec bonne foi, profitent aux adversaires, et la défaite suit de près l’erreur.

Il ne m’est pas possible d’accepter les définitions que vous m’offrez ; vous appelez le peuple tout ce qui ne possède que par son travail et relativement à son travail, et la bourgeoisie tout ce qui possède sans travail ou au-delà de son travail. Quant au peuple, vous savez que je ne le définis point par le prolétaire, mais que je vois dans le mot peuple le terme social le plus général. Sans doute, il arrive dans les habitudes du langage d’appeler plus particulièrement peuple les classes ouvrières ; mais cette acception ne saurait être élevée au rang d’une définition juste. Si M. de La Mennais eût intitulé son ouvrage le Livre du pauvre ou du prolétaire, il eût donné à ses pages un titre plus exact, puisqu’il ne voulait s’adresser qu’à une partie du peuple, de la société. Mais arrivons à la définition de la bourgeoisie. Avant d’en débattre les termes mêmes, je veux résumer les différences fondamentales qui nous séparent : le peuple est pour vous une partie qui doit absorber le tout ; le peuple est pour moi un tout qui doit organiser des rapports de droit et de justice entre ses parties. La bourgeoisie est pour vous une minorité puissante, une aristocratie, à laquelle vous voulez bien accorder, il est vrai, l’élasticité ; la bourgeoisie est pour moi la moitié du peuple, une démocratie réelle qui, par sa nature et par sa position, ouvre ses rangs au prolétariat, au sein de laquelle quelques hommes peuvent rêver la résurrection ridicule de quelques manies nobiliaires, mais qui, dans son génie et sa majorité, est nécessairement peuple. Veuillez y songer, madame, vous et moi, et bien d’autres, sommes à la fois bourgeois et peuple. Pouvez-vous raisonnablement faire de la bourgeoisie française une coalition de tyrans armés contre l’émancipation du peuple, c’est-à-dire contre la moitié d’eux-mêmes ? Il faudrait éviter ces exagérations ; elles nuisent à la cause qu’on veut servir ; elles communiquent aux discussions politiques je ne sais quelle exaltation romanesque qui effarouche les esprits, au lieu de les convaincre.

Pesons maintenant les termes de votre définition. La bourgeoisie, dites-vous, est tout ce qui possède sans travail ; il y a, en effet, les heureux du siècle qui ne doivent pas leurs richesses à un travail personnel ; mais ce fait incontestable n’est pas à discuter entre nous, puisque vous l’acceptez, puisque le Livre du Peuple, que vous défendez, recommande expressément de n’attenter en rien à la propriété. Passons à la seconde partie de votre définition : la bourgeoisie est tout ce qui possède au-delà de son travail. Qu’entendez-vous par les mots travail et au-delà ? Cotez-vous le prix du travail jour par jour, et voulez-vous dire que tout homme qui reçoit un prix supérieur aux frais nécessaires à la vie pendant vingt-quatre heures est un bourgeois, et par une conséquence naturelle de vos opinions, un aristocrate ? Mais n’y a-t-il pas différentes espèces de travaux, différentes formes, différentes mesures de salaire et de rémunération ? Le savant, l’industriel, l’écrivain, l’artiste, ne sont-ils pas des travailleurs ? Les appellerez-vous des privilégiés, parce qu’ils recevront en une somme unique le prix de quelque grande œuvre, ou en plusieurs fois le salaire annuel des travaux qui sont le but et l’habitude de leur vie ? Reconnaissez, madame, que le bourgeois, par la nature de sa condition et de son existence, est du peuple comme l’ouvrier ; et que s’il s’en distingue par des avantages qui peuvent être conquis, il n’en est pas séparé par un privilége incommunicable.

Enfin, quelles sont les conclusions de la partie politique de votre lettre ? Vous laissez entendre que la bourgeoisie, sans y être forcée, ne renoncera jamais aux moyens qu’elle possède de jouir plus que le peuple en travaillant moins ; vous considérez le pouvoir politique comme une ville forte, fermée de toutes parts, où l’on n’entre jamais que d’assaut. Je vous répondrai que les grandes insurrections comme la résistance des Américains en 1776, comme les deux mouvemens de 1789 et de 1830, ont eu pour causes des idées justes et des passions généreuses, qu’elles avaient été proclamées raisonnables, nécessaires et légitimes par une immense majorité, même avant leur triomphe définitif. Pour que la force puisse être appelée au secours des idées, il faut que la société soit convaincue, d’abord, qu’il n’y a plus pour elle d’autre issue que la lutte, et aussi que les idées pour lesquelles on l’appelle à combattre sont les plus vraies et les meilleures.

Mais heureusement, après avoir indiqué un parti extrême, vous dites ne réclamer qu’une chose, la possibilité pour chacun de faire entendre ses désirs et ses besoins, de mettre sa boule dans l’urne sociale ; vous avez écrit ces mots : Le peuple, trop peu intelligent pour gouverner lui-même, le sera bien assez pour reconnaître ceux qui seront les plus aptes à le faire pour lui. C’est avec une joie infinie que je vous vois répéter l’observation échappée à Montesquieu il y a un siècle : Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Comment contester sans aveuglement le bon sens inné du peuple, et sans égoïsme le droit qu’il a de développer sa raison et de l’appliquer à la direction de ses propres destinées ? Ici, madame, nous tomberons d’accord : pas plus que vous, je ne me trouve satisfait d’un système électoral qui ne reconnaît l’habileté politique qu’à deux cent mille citoyens. Le problème de l’élection me paraît appeler tous les efforts des publicistes, et ce n’est pas hier que j’ai tracé ces lignes : C’est dans le pouvoir législatif que la France doit porter une révolution pacifique et progressive ; elle voudrait que l’intelligence fût admise au partage des droits sociaux avec la propriété.

Maintenant examinons ensemble, si bon vous semble, le christianisme de M. de La Mennais.

Il est reconnu entre nous que M. de La Mennais nie également le catholicisme et le protestantisme, et qu’il ne prend plus pour code que le texte même de la loi promulguée par le maître. Mais s’il laisse de côté les commentaires et les développemens de ceux qui se sont posés comme les continuateurs immédiats du Christ, n’est-ce pas à la charge d’apporter lui-même des commentaires nouveaux et d’autres développemens ? L’Évangile est scellé, car, suivant les paroles même du Livre du Peuple, il sera ouvert devant les nations dans l’avenir, et il serait permis à l’homme qui se sépare ouvertement de toutes les explications antérieures, de s’abstenir de tout effort pour éclairer le genre humain !

Oui, dites-vous, il est injuste de demander quelque chose à M. de La Mennais ; il enseigne ce qu’il croit et ce que beaucoup avec lui croient juste ; il attaque du présent tout ce qui lui semble mauvais, sans être obligé de dire ce qu’il faut mettre à la place… Entendons-nous, madame ; je n’ai pas demandé à M. de La Mennais de nous dérouler l’histoire du xxe siècle, mais seulement de donner à sa pensée un développement ultérieur ; aussi je ne crois pas que vous réussissiez à me mettre en contradiction avec moi-même, en citant une de mes phrases où je dis qu’il serait puéril de vouloir prophétiser en détail les incidens et les formes par lesquelles doit passer l’humanité. Pas de prophéties, mais un système d’idées qui s’élève sur les ruines et les négations accumulées.

Prenez garde que dans votre ardeur à défendre M. de La Mennais, vous ne détruisiez vous-même sa grandeur réelle, et celle que l’imagination se plaît à lui décerner. On le presse d’affirmer quelque chose après avoir tout nié, et vous vous hâtez de répondre pour lui qu’il n’est obligé à rien. Eh ! madame, mes exigences sont un hommage, et vos fins de non-recevoir, presqu’une atteinte à son génie. Aussi, à la fin de votre lettre, vous efforcez-vous de retirer ce que vous avez allégué, car vous nous représentez M. de La Mennais sur des pentes escarpées, dans des sentiers inconnus, descendant dans des abîmes, et allant le premier à la découverte de la terre promise… Que demandé-je autre chose que de voir le prêtre breton, comme un autre Moïse, montrer au peuple un autre Chanaan ? Mais il y a ici une option nécessaire ; on ne peut à la fois ressembler à tout le monde, et se trouver seul et le premier dans des sentiers inconnus, dans des abîmes ; on ne peut en même temps marcher au milieu de plusieurs dans la plaine et s’égarer solitaire sur la cime des monts, au milieu des nuages.

Le véritable La Mennais, à mes yeux, est, non pas un démocrate enrégimenté qui écrit des choses utiles sans doute, mais que d’autres peuvent écrire comme lui. C’est l’homme extraordinaire et fatal que le vieux catholicisme a perdu, et que doit conquérir de plus en plus le génie philosophique ; c’est le théologien ultramontain, à moitié converti, que je caractérisais en 1832 ; c’est le révolutionnaire que je défendais en 1834 contre ses adversaires, et que j’appelais avec raison le seul prêtre de l’Europe, car il était prêtre encore, en s’élevant contre les puissans, même en désobéissant au pape ; c’est enfin l’auteur du Livre du Peuple, qui dépouille aujourd’hui devant lui le catholicisme, comme un vêtement qui l’obsède, qui néanmoins s’appelle encore chrétien, et auquel je demande avec raison quel est son christianisme.

Pourquoi parlez-vous, madame, de l’abbé Châtel, quand je parle d’Arius et de Luther ? En 1832, j’ai dit à M. de La Mennais puisqu’il avait le goût du schisme, d’en avoir le courage, et vous savez que sa soumission passagère au pape a été en effet suivie d’une révolte éclatante. Il n’y a donc plus à revenir sur ce passé. Mais aujourd’hui il y va d’un intérêt nouveau, plus grand, et qui aurait pu frapper un esprit comme le vôtre. M. de La Mennais se montre dans le Livre du Peuple, démocrate et chrétien ; il a, s’il m’est permis de rappeler mes expressions, cousu une page du catéchisme à un lambeau du Contrat social. Cette association est-elle juste ? La dernière partie du livre ne détruit-elle pas la seconde ? Voilà la question. Ne seriez-vous pas curieuse de connaître sur ce point l’opinion de Rousseau lui-même, dont M. de La Mennais a embrassé les principes ?

« Je me trompe, écrit Rousseau dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social, en disant une république chrétienne ; chacun de ces mots exclut l’autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance ; son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux… » Et encore : « La religion chrétienne, loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’état, les en détache comme de toutes choses de la terre : je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social. »

Ainsi, Jean-Jacques, loin de faire du christianisme le corollaire de sa théorie de la souveraineté du peuple, le déclare anti-social ; et cependant l’auteur du Livre du Peuple, fidèle à Rousseau sur le premier point, s’en sépare sur le second. Pourquoi ? Qui a raison, du maître ou du disciple ?

Avouez donc, madame, que tout conduit M. de La Mennais à l’obligation de formuler un système, et félicitez-vous de cette nécessité, loin de vous en plaindre. Quoi ! le christianisme, tant par sa nature que par l’esprit de l’époque où nous le voyons aujourd’hui parvenu, sera l’objet des explications et des sentimens les plus contradictoires, et il suffira à M. de La Mennais, après avoir nié violemment les deux grandes formes chrétiennes, le catholicisme et le protestantisme, de se dire chrétien à sa façon, pour en être cru sur parole, et pour imposer aux autres une foi personnelle qu’il ne définit point ! Constatons les inconvéniens de cette méthode arbitraire. Le nouveau maître de M. de La Mennais, Rousseau, lui crie que la religion chrétienne n’est pas sociale, ne convient pas à des républicains. Il a tort peut-être ; mais il fallait démontrer l’erreur du législateur de la démocratie, surtout quand on lui empruntait les bases et l’appareil de son système, quand on s’adressait à un public, à un parti, à des lecteurs, nourris encore des principes de l’auteur du Contrat social. M. de La Mennais aurait dû penser qu’au lieu de porter la lumière dans les esprits, il y jetait les ténèbres, en associant, sans explication, des termes que beaucoup réputaient inconciliables. Mais il y a d’autres inconvéniens : le christianisme officiel, que M. de La Mennais accable de ses mépris, se relève avec avantage contre lui ; il se sert de la seconde partie du Livre du Peuple pour détruire la première, et de cette façon, ou les pages de M. de La Mennais n’ont pas d’effet possible, ce que j’ai dit, ou elles propageront l’abnégation et l’humilité chrétienne, ce que probablement il n’a pas voulu. Déjà le parti protestant, dont le Semeur est l’organe, a, par une habile tactique, déclaré que le Livre du Peuple contenait trop de bonnes choses pour pouvoir produire beaucoup de mal, et que l’auteur avait lui-même mis le remède à côté du poison. Enfin l’esprit philosophique du siècle est tenu en échec par l’incohérence et la vague obscurité des formules employées par M. de La Mennais, et ne peut les accepter comme contenant des vérités claires, concordantes et solides.

Le christianisme, que j’ai eu raison, ce me semble, de considérer comme un grand système d’idées et de passions, comporte les perspectives et les interprétations les plus diverses. Il faut donc, dans ces vastes régions, s’orienter soi-même, surtout quand on veut diriger les autres. S’appeler chrétien, sans ajouter comment on entend l’être, c’est ne pas dire autre chose qu’on n’est ni musulman, ni juif, et qu’on est né au sein du christianisme de sa famille et de sa patrie, C’est bien ; mais ensuite, pour élever le fait historique à une valeur rationnelle, il faut entrer dans le fond des choses et savoir en tirer la lumière. Or au-dessus du christianisme, si étendu et si profond qu’il paraisse, est l’infini de la réalité, l’infini de la moralité humaine. C’est en face de cette moralité que je veux conduire M. de La Mennais, pour qu’il l’envisage à nu, sans le voile des formules et des croyances chrétiennes. Je mène ce chrétien indécis et équivoque devant la nature des choses, et je lui demande s’il est bien convaincu que la morale du christianisme ne soit susceptible d’aucun amendement et d’aucune réforme. Croit-il que la morale pratique de l’humanité ne soit pas perfectible comme ses autres développemens ? ne reconnaît-il pas qu’aujourd’hui la régénération des mœurs ne peut dépendre que de la révolution des idées ? Niera-t-il que la vertu, comme la science, puisse changer de formes, quand l’histoire nous montre la vertu antique supplantée par la vertu chrétienne ?

Comprenez mon dessein, madame ; je ne presse si fort M. de La Mennais que pour l’attirer à de nouveaux progrès, à de nouvelles conquêtes. Depuis qu’il s’est séparé du catholicisme, il appartient fatalement à la philosophie ; mais cette fatalité, glorieuse pour lui comme pour nous, doit se développer de plus en plus. Vous appelez M. de La Mennais un grand moraliste politique, soit ; mais alors qu’il nous fasse connaître sa morale ; qu’il nous dise s’il accepte l’humilité chrétienne comme une vertu éternelle, l’indépendance de la raison comme un péché, l’abattement et la tristesse comme des dispositions normales de l’ame, qu’il nous réponde enfin si sa morale est toute chrétienne. Vous voyez, madame, qu’en nommant M. de La Mennais un moraliste, vous ne l’avez pas sauvé de l’obligation d’édifier des idées positives ; vous avez, au contraire, signalé, peut-être à votre insu, le point où il doit, s’il est conséquent et progressif, porter l’effort de sa pensée.

Après avoir fait de M. de La Mennais un moraliste, vous me reprochez, madame, d’avoir dit qu’il y avait dans lui quelque chose de l’utopiste, et vous semblez trouver mauvais qu’on appelle utopistes Saint-Simon et Fourier. Ce n’est pas pour déprécier ces grands hommes, mais bien pour les qualifier, que j’ai employé ce mot. Un utopiste est le penseur qui a la double force de nier la société existante et d’édifier une société idéale. Malheureusement pour lui, M. de La Mennais n’a encore du caractère de l’utopiste que la moitié, la négation absolue de ce qui est. Si je l’engage à se compléter, vous dénoncez un piége dans cette invitation. Ce sont là, madame, de nobles embûches qui ne sauraient épouvanter que l’inconséquence et la faiblesse. L’utopie vous paraît chose si compromettante, que vous avez la malice de m’en renvoyer l’accusation à la fin de votre lettre. Je n’ai point à fonder une société idéale, parce que je n’ai jamais eu le dessein d’anathématiser et de nier la société qui existe ; je crois la société susceptible de développemens et de réforme ; j’attribue aux théories et aux idées la puissance d’élever la civilisation moderne à une moralité plus vraie, et la conscience des progrès accomplis depuis trois siècles interdit à ma raison tout désespoir pour l’avenir.

Vous me reprochez encore le conseil que j’adresse à M. de La Mennais de faire de nouvelles tentatives pour concilier la science et la foi, et je vois, par les questions que vous posez, que vous ne vous rendez pas compte avec exactitude des rapports qui existent entre ces deux termes. La foi n’est pas le but fatal de la science, elle en est, au contraire, une préparation ; la science n’est pas le chemin fatal de la foi ; c’est, au contraire, la foi qui mène à la science : elle précède la démonstration et la certitude. Il y a, entre ces deux termes que l’esprit humain ne doit pas laisser immobiles, action et réaction. Loin donc de nier qu’on puisse être tout ensemble homme de science et de foi, je crois que l’homme est d’autant plus parfait que ces deux forces vivent chez lui dans un exact équilibre ; aussi ai-je regretté que, chez M. de La Mennais, la partie affective et sentimentale ait trop empiété, dans ces derniers temps, sur la partie rationnelle. Mais le génie a des retours imprévus et peut se signaler par des contrastes éclatans. Joignez-vous plutôt à moi, madame, pour conjurer M. de La Mennais de reprendre les beaux travaux que j’annonçais, avec tant de plaisir, au public en 1834. M. de La Mennais, quand il eut écrit l’Essai sur l’Indifférence, a laissé le catholicisme au même point qu’à la mort de Bossuet, comme je l’ai remarqué en 1832. Aujourd’hui il écrit le Livre du Peuple à l’école de Rousseau ; il est temps qu’il soit lui-même, et que l’écrivain populaire songe enfin à l’originalité du penseur.

Au surplus, madame, je ne puis m’empêcher de trouver bizarre la vivacité avec laquelle vous vous plaignez des dissentimens qui me séparent de M. de La Mennais, quand vous-même déclarez n’être pas de ceux qui acceptent son présent sans restriction. Vous n’êtes donc pas satisfaite sur tous les points ? Votre pensée n’est pas en communion complète avec l’esprit de l’homme que vous avez cru devoir défendre ; comment en douter, quand je trouve ces mots dans votre lettre « Le christianisme de M. de La Mennais n’a pas toute l’extension panthéistique que nous lui donnerions, si nous étions appelé à la libre interprétation de son évangile démocratique. » Je n’avais pas besoin de cet aveu, madame, pour connaître les inclinations et les perplexités de votre génie : la lecture de vos livres m’avait assez fait voir vos doutes pathétiques et vos indécisions éloquentes. Oui, en ce moment vous êtes tourmentée, parce que vous ne vous entendez pas avec vous-même sur quelques principes élémentaires et souverains dans la recherche de la vérité.

Le christianisme et le panthéisme ne sont pas deux formes qu’on puisse concilier, car ce sont deux puissances ennemies qui se disputent le monde. Si vous vous consumiez dans de stériles efforts pour les unir, vous n’y réussiriez pas plus que Novalis et Schelling ; vous compromettriez dans ce laborieux paralogisme la sécurité de votre esprit et la grandeur de votre œuvre. Il faut choisir.

Et ne perdez pas de vue, madame, quand vous examinerez ces questions, que s’il y a plusieurs christianismes, c’est-à-dire plusieurs manières d’entendre le sens de la tradition chrétienne, il y a aussi plusieurs panthéismes, plusieurs façons d’arriver à la conception idéale du monde et de Dieu. Que je voudrais vous voir devant à de mûres réflexions la conquête de quelques convictions inébranlables, ne plus aventurer sur de grands problèmes de brillantes inconséquences, mais, maîtresse de vous-même, donner aux splendeurs de votre imagination une pensée une et forte à revêtir. Le temple est magnifique, mais quel en sera le Dieu ?

Le temps est venu pour vous de donner à vos opinions philosophiques plus de consistance et d’étendue, car vous entrez dans une nouvelle phase de la vie et du talent. L’inspiration et la fantaisie vous ont élevée à une hauteur où elles ne suffiraient pas à vous maintenir. Puisez maintenant, madame, de nouvelles forces dans la réflexion et la science. Vous avez fait briller votre nom comme une radieuse étoile au-dessus de nos têtes, ne descendez pas de l’horizon, fixez-y votre gloire et sachez durer en grandissant encore. Approfondissez de plus en plus le rôle social auquel vous êtes appelée ; sauvez-vous de l’imprudence de traiter lestement les idées et de méconnaître la cause philosophique que votre honneur est de servir. À notre époque, l’imagination et la poésie ne peuvent trouver d’éclat durable que dans leur union avec le bon sens et la science. Croyez-vous que l’auteur de Werther ait dégradé les magiques richesses que lui avait prodiguées la Muse, en y mêlant les profondeurs d’une haute raison ? Puisque comme Goëthe, à qui nous devons la Métamarphose des plantes, vous avez étudié la nature, que tardez-vous à le suivre dans le culte réfléchi de l’histoire et de l’idéalisme ?

Si déjà vous aviez pris ce parti, d’où peut dépendre l’avenir de votre pensée, vous ne demanderiez pas aujourd’hui, madame, s’il y a une philosophie moderne. Depuis que les sociétés humaines se développent sur la terre, il y a toujours eu pour elles deux ordres de choses fort différens, d’une part les lois et les institutions positives, de l’autre les idées et les théories. À travers des formes inégales et diverses, ces deux réalités coexistent à tous les momens de l’histoire, dans des rapports inégaux, tantôt violens, tantôt pacifiques. Là où vous voyez une tradition religieuse en possession paisible ou contestée de l’empire des faits, tenez pour constant qu’il y a derrière elle une tradition philosophique qui sait à la fois soutenir la religion et l’outrepasser. N’avez-vous jamais songé que la philosophie grecque, tant celle de la grande Grèce, que celle d’Athènes, et celle d’Alexandrie, avait une place considérable dans les causes historiques qui ont enfanté le christianisme, et qu’elle forme comme une longue chaîne d’idées, dont le commencement se rattache à la sagesse des Hindous pour aboutir à l’évangile du Christ ? Eh bien ! madame, à côté de la tradition philosophique de l’antiquité, le travail de l’esprit humain a mis la tradition d’une philosophie moderne qui a commencé à se développer aussitôt que la théologie chrétienne eut achevé la rédaction définitive des dogmes et des formules de la religion. Nous retrouvons, vous le voyez, les deux réalités dont je vous parlais, et les destinées de l’humanité dépendent de la nature de leurs rapports.

Il y a, madame, une philosophie moderne par la même loi de développement qui a donné au genre humain le christianisme après le polythéisme. Ne tombez-vous pas d’accord avec moi qu’il vaut mieux, pour l’esprit, spéculer devant l’image du sacrifice consommé sur le Golgotha, qu’au milieu des mille simulacres qui traduisaient la pluralité des dieux ? Non que, pour moi, le christianisme soit toute la vérité ; mais comme il a sur le polythéisme une supériorité incontestable, ce progrès de la religion a permis à la pensée spéculative de porter plus loin qu’elle n’avait fait encore ses théories et ses applications. Sans doute ce n’est pas volontairement que l’église a laissé triompher l’esprit philosophique ; mais après des luttes acharnées, elle a dû renoncer à prévaloir contre lui. La philosophie moderne a donc eu à la fois le christianisme pour point de départ, et l’église pour adversaire, c’est-à-dire une position avantageuse et l’aiguillon du combat.

En France moins qu’ailleurs on ne saurait oublier ou méconnaître ces faits, car c’est surtout parmi nous que la philosophie moderne a été militante, et qu’elle a prouvé aux moins clairvoyans sa puissance et sa force par de victorieux résultats. Dans quelles préoccupations évangéliques et chrétiennes s’étaient donc perdus vos souvenirs, madame, quand vous m’avez demandé des nouvelles de la philosophie moderne ? Vous n’aviez donc plus en mémoire les traditions de la raison française depuis Abailard jusqu’à Condorcet, depuis le contemporain de la révolution communale du xiie siècle jusqu’à l’homme qui, dans l’intervalle de sa proscription et de sa mort, esquissait une théorie des progrès de l’esprit humain ? Croyez-moi, ne séparez pas la cause de la liberté de la cause philosophique, et cherchez toujours dans la science et les idées la cause légitime des conquêtes et des droits politiques.

Je n’ignore pas, madame, qu’il est de mode aujourd’hui de mettre dans tout un peu de christianisme. On est engoué de la couleur chrétienne, on raffole du principe chrétien. Si un poète dramatique met en scène un empereur romain qui a commencé à régner quatre ans après la mort de Jésus-Christ, il assaisonnera son drame païen d’une conversion au christianisme, à une époque où les disciples peu nombreux du Christ n’étaient que des juifs dissidens et ne s’appelaient pas encore chrétiens. Ce n’est pas tout : un journal éminemment religieux, la Gazette de France, présentera cette scène à ses lecteurs comme un hommage public rendu par l’esprit du siècle à la religion catholique. Dans beaucoup de romans, les héros, aujourd’hui, sont chrétiens ; je me trompe, ils sont eux-mêmes des Christ méconnus, persécutés. Si un homme a échoué dans une conspiration politique, c’est un Christ ; si tel autre n’a pu parvenir à se faire un nom dans les lettres ou dans les arts, c’est encore un nouveau Christ que l’impiété du siècle crucifie. D’autres écriront avec un aplomb merveilleux que l’humanité n’existe que par le christianisme, qu’il n’y a rien avant lui ni hors de lui, s’embarrassant peu de l’espace et du temps dans leurs jugemens historiques. Cette manie ne durera pas, le bon sens public nous en est garant ; mais il ne faut pas que, même en passant, elle effleure les esprits sérieux et solides. Ayons pour le christianisme le respect qu’il mérite, mais restons fidèles à la cause de la raison et de la philosophie ; sachons poser et traiter les questions sociales avec netteté ; distinguons les principes, ne mettons pas l’étiquette du christianisme sur des théories qui le contredisent ; gardons-nous aussi de faire intervenir la morale chrétienne là où il faudrait plutôt jeter les germes d’une moralité nouvelle.

La philosophie moderne, vous écriez-vous, est donc très contente d’elle-même ? Mais il me semble qu’à considérer seulement le passé de deux siècles, c’est-à-dire, depuis Descartes et Spinosa, la philosophie peut, avec quelque orgueil, contempler son ouvrage : de la métaphysique elle est descendue à l’application politique des principes et des idées ; elle a renversé tout un antique système de formes sociales ; elle a jeté les principes d’un ordre nouveau. Croyez-vous que l’histoire nous montre beaucoup d’exemples d’une puissance aussi rapidement victorieuse ? Mais, aujourd’hui, dites-vous, où est le pouvoir de la philosophie ? Fait-elle vivre dans l’abondance tous les indigens ? Force-t-elle le privilége et le monopole à ouvrir à tous la porte de la cité ? Non ; il faut donc dédaigner les idées pour échauffer les passions. Voici ma réponse : quand l’amour chrétien embrasa les hommes, ils durent cependant se contenir et se résigner long-temps au spectacle des plus déchirantes misères, et certes la somme des douleurs humaines était alors plus forte que dans notre siècle. Aussi la résignation était-elle la vertu par excellence. Aujourd’hui que l’esprit humain demande à la science la grandeur et le bien-être de l’humanité, il ne peut échapper, malgré sa force, à la condition du temps ; aussi trouve-t-il sa vertu, non plus dans une résignation mystique, mais dans une patience active et intelligente, c’est-à-dire dans le travail. Maudire la philosophie au xixe siècle, parce qu’elle n’improvise pas le paradis sur la terre, serait le cri d’un matérialisme grossier que je ne saurais songer à vous imputer un instant. Comme vous, madame, je gémis de la misère et de l’ignorance où sont encore les classes ouvrières ; mais je ne crois pas à une conspiration unanime et permanente de la bourgeoisie, pour laisser languir les prolétaires, cette seconde moitié du peuple, dans le malaise et les ténèbres. Travaillons de concert à aplanir les obstacles, répandons partout les idées les plus claires et les plus saines ; calmons le ressentiment des uns, attendrissons l’égoïsme de quelques autres. Les progrès de l’humanité n’ont-ils pas toujours dépendu des convictions répandues dans les esprits ? Les idées n’ont-elles pas toujours mené les hommes ? Au moyen-âge, le christianisme, représenté par l’église, élevait la tête au-dessus des rois et des peuples ; aujourd’hui la pensée en son propre nom s’occupe à diriger le monde. Si la religion trouve sa force dans l’apparence de l’immobilité, la philosophie est si forte, qu’elle peut, pour ainsi dire, se détruire impunément elle-même, et qu’elle cherche des triomphes dans la mobilité de ses formes et de ses systèmes. Ne vous étonnez donc pas si, travailleur obscur dans l’ordre philosophique des choses humaines, je ne désespère ni de l’intelligence, ni des destinées du monde, et si quelque enthousiasme m’a été laissé au fond de l’ame, pour prix de mon labeur.

Voilà, madame, les explications que je vous devais. Je crois avoir démontré la justesse des critiques que j’avais adressées à M. de La Mennais, et quel que soit mon désir de vous être agréable, je ne saurais les retirer. Quant à vous, madame, il n’était pas en mon pouvoir de vous donner une preuve plus sincère de mon estime et de ma déférence que cette lettre même, car j’ai fait pour vous ce que je n’ai fait pour personne : j’ai répondu à des objections et à des critiques. Vous savez que ni les unes ni les autres ne manquent à celui qui écrit et qui parle devant le public ; jusqu’à présent je n’en avais relevé aucunes, profitant en silence de celles dont je reconnaissais le fondement, peu troublé de celles qui me semblaient erronées. Veuillez donc voir, madame, dans cette réponse, un témoignage de l’admiration que je vous ai vouée depuis que je vous lis.


Lerminier.