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Réponse à M. Cuissart

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Réponse à M. Cuissart
Revue pédagogique, premier semestre 18817 (p. 321-325).

Monsieur le Directeur,

L’honorable M. Cuissart, inspecteur primaire de la Seine et membre du Conseil supérieur de l’instruction publique, a critiqué, avec une courtoisie parfaite, je le reconnais, le modeste plaidoyer que la Revue pédagogique du mois de septembre avait publié en faveur des : instituteurs adjoints.

Je remercie M. Cuissart du concours puissant qu’il a bien voulu prêter à une partie de mes arguments ; mais il s’est trompé sur mes intentions en m’attribuant celle de favoriser les anciens élèves-maîtres, à l’exclusion de tous les sujets méritants qui, à forte d’efforts persévérants, conquièrent le brevet sans le concours de personne.

J’ai mis les élèves des écoles normales au premier rang de mes préoccupations parce que, au début, ils sont les plus nombreux et les plus capables ; parce qu’ils ont subi des épreuves multiples ; parce qu’ils sont parfaitement connus de l’administration académique ; tandis que les étrangers, même ceux qui répondent au portrait flatteur tracé par mon honorable contradicteur, ont besoin de faire leurs preuves avant de donner à l’autorité universitaire les mêmes garanties de savoir, d’aptitude et de moralité.

Les pouvoirs publics sont si bien pénétrés de la supériorité générale des élèves-maîtres sur les candidats libres, qu’une loi récente a imposé à tous les départements l’obligation de créer ou de conserver des écoles normales spéciales pour les jeunes gens et les jeunes personnes qui se destinent à l’enseignement.

De 1833 à 1850 les écoles publiques de garçons ont fait des progrès considérables, parce que l’enseignement normal créé par l’immortel auteur de la loi de 1833 a donné au corps des instituteurs une unité de vues et de directions qui était le meilleur garant du succès. J’ai constaté bien souvent que des instituteurs préparés en dehors des écoles normales n’échappaient pas absolument à leur bienfaisante action, et qu’ils s’efforçaient d’entrer dans le rang, en essayant d’imiter les maîtres dont l’éducation professionnelle avait été moins négligée. On ne peut donc nier que l’enseignement normal soit une garantie précieuse pour ceux qui l’ont suivi ; et, si les écoles publiques de filles “ont mis tant de temps à s’organiser, si leurs directrices n’ont pu établir entre elles l’esprit de corps, l’unité de vues, les sentiments de confraternité, qui sont les meilleurs garants de l’indépendance, c’est que, jusqu’à ce jour, il leur a manqué une origine et des programmes d’études communs ; c’est qu’elles étaient même souvent instruites par des maîtresses qui sont, par vocation, les adversaires déterminées de l’émancipation de l’esprit public.

Comme je l’avais écrit, mon projet de classement avait en vue les seuls débutants ; car j’ai trop le sentiment de l’égalité et de la justice pour réclamer en faveur de mes élèves des privilèges sur les autres instituteurs reconnus capables de rendre les mêmes services ; mais avant d’être classés dans l’élite des instituteurs adjoints, les candidats doivent avoir fait leurs preuves, soit à l’école normale, soit comme maîtres dans une école publique.

M. Cuissart reconnaît la fâcheuse situation faite à beaucoup d’instituteurs adjoints ; mais il compte seulement sur l’action du législateur pour l’améliorer. Je fais appel aux mêmes moyens et je les attends avec une confiance absolue, parce que nous sommes témoins des efforts généreux qui sont faits pour le relèvement de la patrie par une plus grande diffusion de l’instruction populaire. Mais en présence de souffrances nombreuses et imméritées, je crois devoir faire appel à l’intervention de l’Administration supérieure.

Il est déplorable que des jeunes gens instruits à grands frais par leurs parents, les départements et l’État, ne puissent vivre honorablement du fruit d’un travail laborieux après leur sortie des écoles normales, lorsqu’ils contribuent à la formation des traitements souvent tort avantageux des instituteurs titulaires ; et je demande qu’une enquête minutieuse soit faite sur le revenu, les dépenses et les moyens d’existence de chaque instituteur adjoint.

Jusqu’à ce jour, dans la plupart des départements, les inspecteurs d’académie ne sont pas renseignés sur le sort des adjoints, Pour éviter des ennuis ou alléger leur tâche, les inspecteurs primaires prennent trop rarement la peine d’intervenir dans la répartition du service entre les maîtres d’une même école, et ils s’enquièrent moins encore de la situation matérielle des plus modestes agents de l’enseignement primaire. À mon sens une pareille indifférence ne s’explique pas dans une démocratie bien organisée. On est toujours mauvais juge dans sa propre cause, surtout lorsque l’intérêt du chef de l’école est en opposition directe avec celui de son inférieur ; et c’est pour ce motif que, au nom de la prudence et de la justice, je demande protection pour l’instituteur adjoint.

Avec l’amélioration prévue des traitements, le sort des instituteurs stagiaires sera moins précaire, je le reconnais ; mais il sera toujours mauvais s’il n’est pas l’objet d’une intervention administrative. Il convient même de prévoir qu’en beaucoup d’endroits, si on n’y met pas bon ordre, le prix de la pension augmentera en raison de l’accroissement des ressources du débutant.

Est-il permis par ailleurs d’espérer une augmentation prochaine des traitements ? Ne faut-il pas compter avec la sagesse et la lenteur forcée de nos législateurs ? Voilà bientôt quatre ans que les instituteurs et les institutrices laïques attendent, avec une impatience bien légitime, la réforme si équitable et si simple de la suppression de la lettre d’obédience. Est-il permis de fixer un aussi long délai pour mettre fin aux abus dont souffrent les adjoints ? Non évidemment, si nous voulons diminuer les désertions nombreuses qui continuent à se produire dans le corps enseignant, à cause de la durée et de la rigueur des sacrifices imposés aux débutants.

Si j’étais seulement poussé par un intérêt particulier et local, comme M. Cuissart l’a supposé, Monsieur le Directeur, je pourrais me considérer comme satisfait, parce que les élèves maîtres de Savenay vont profiter de ce que l’inspecteur d’académie de la Loire-Inférieure a entrepris, avec autorité, dévouement et compétence, la réforme que je désirais avant son arrivée à Nantes ; mais je sais que les mêmes abus existent dans la plupart des départements, et je considère comme un devoir de réclamer pour les instituteurs adjoints les avantages légitimes que la loi du 19 juillet 1875 a voulu leur assurer.

Chacun sait que tous les maîtres d’une école contribuent plus ou moins à sa prospérité et à l’accroissement de son revenu total ; et lorsque ce dernier point ne se réalise pas, l’instituteur titulaire profite encore, par l’allègement de sa tâche, de la présence d’un adjoint. Il doit donc, au besoin et selon ses ressources, faire un léger sacrifice en faveur de son collaborateur, l’indemniser largement pour tout travail accessoire de surveillance ou autre, fait en dehors de sa part légitime. Il a surtout le devoir de ne pas réaliser le moindre bénéfice sur le prix de la pension de l’adjoint.

Voilà, Monsieur le Directeur, les principes de bonne administration que je voudrais voir appliquer partout, comme ils le sont en quelques départements, grâce au dévouement exceptionnel des rares inspecteurs qui, sur ce point particulier, ont pris une louable et généreuse initiative.

Berson,
Directeur de l’école normale de la Loire-
Inférieure et du Morbihan.