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Réponse à M. Jehan Frollo

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Le Journal des femmes - n° 56 - 1er août 1896 (extrait Réponse à M. Jehan Frollo) (p. 2-3).

Réponse à M. Jehan Frollo

Monsieur,

Dans votre touchant article du Petit Parisien intitulé : « Protection pour l’ouvrière » vous rappelez, (et vous avez mille fois raison de le faire) ce drame émouvant de la rue Denfert-Rochereau : une jeune femme et sa grand’mère ont eu recours à la mort violente pour échapper à la mort par la faim.

Si ce drame a été douloureux pour ceux qui en ont été acteurs et spectateurs, il est plus flétrissant encore pour ceux qui en furent les auteurs.

Ces auteurs, nous les connaissons. Ce ne sont pas, ainsi que vous le croyez, les femmes mariées qui acceptent, dites-vous, un salaire dérisoire pour cette raison que leur mari subvient à tout ce qui est nécessaire. Non, Monsieur, ce n’est pas pour le superflu que la femme mariée travaille, c’est, comme on dit, pour arriver à joindre les deux bouts ; c’est souvent, comme vous le dites très justement, pour pouvoir payer le loyer.

Or, cette condition, essentielle pour l’existence, de ne pas coucher à la belle étoile, peut être considérée comme faisant partie du nécessaire. En un mot, si la femme, (mariée ou non), travaille à un prix dérisoire, c’est tout simplement parce qu’elle ne peut en obtenir un plus élevé.

La cause du mal vous échappe, et, par suite de cette erreur, vous cherchez le remède là où il n’est pas.

Le mal vient de ce que l’homme ne veut pas voir la femme à ses côtés. Exclue des fonctions publiques, des carrières libérales, des professions lucratives, des emplois rétribués, des métiers avantageux, en un mot n’ayant aucun débouché, la femme est obligée d’accepter cette condition qu’on lui impose, de recevoir un maigre salaire. Quelques métiers et emplois plus avantageux que ses travaux habituels lui étant devenus accessibles, nous avons vu des hommes demander à leurs députés de les en expulser (à ce propos, les femmes sont-elles assez ridicules de demander le bulletin de vote !) Pour justifier cette mesure inqualifiable, on s’est servi du masque de la protection, on a interdit aux femmes de travailler le soir. Dans toutes les professions que convoitaient les hommes, la loi ayant été appliquée rigoureusement, les patrons n’ont pu satisfaire aux demandes des clients. Ils ont renvoyé les femmes et ont pris des hommes qu’ils peuvent faire veiller. Le but a été atteint.

Et ce ne sont pas seulement celles que l’on renvoie qu’on jette dans la misère, mais avec elles une quantité d’ouvrières dont le travail déjà très peu payé l’est encore moins maintenant, attendu que celles qui ont été jetées sur le pavé sont venues demander à ce travail le pain qui leur a été enlevé.

Abondance de bras. Conséquence : réduction du salaire.

Oh ! nous savons ! on nous dit qu’il ne faut pas qu’on abuse de la femme ! Soyez satisfaits, réformateurs ! Rassurez-vous sur le sort des deux habitantes de la rue Denfert-Rochereau ! La fatigue est un mal qui ne les atteindra plus !

On nous dit aussi que l’espèce souffrira de la fatigue des mères ! ce qu’il faut dans l’intérêt de l’espèce, ce n’est pas interdire à la mère de manger, mais empêcher le père de boire, fermer les cabarets et les mauvais lieux, voilà ce que réclame l’intérêt de l’espèce !

Lisez, Monsieur, dans la Justice du 14 juillet un article signé Désiré Louis, article qui prêche : « La femme au foyer ». Beaucoup d’écrits de ce genre, et les drames comme celui de la rue Denfert-Rochereau ne se compteront plus !

Nous demandons aux vaillants défenseurs de la cause des femmes, aux courageuses revendicatrices et à vous aussi, Monsieur, qui déplorez généreusement la situation faite aux travailleuses, d’éclairer les esprits qui se laissent circonvenir par cette prétendue pitié pour la femme qui se fatigue, pitié dont on fait étalage à l’aide de mots scientifiques et de statistique fantaisiste. Il faut faire comprendre aux personnes qui s’apitoyent à ces récits qu’elles s’attendrissent à tort ; que les torrents de larmes qu’elles voient verser sur le sort des femmes qui travaillent ne sont que des pleurs de crocodile et qu’en demandant « la femme au foyer » elles demandent « la femme au coin de la rue ».

Ô foyer ! que d’iniquités on commet en ton nom !

Il est de notre devoir de combattre tous les hommes et… toutes les femmes qui, sous un masque d’humanitarisme propagent des théories aussi anti-humanitaires, au contraire, qu’immorales et liberticides.

Comme vous, Monsieur, nous saluons ces deux infortunées victimes d’une société hypocrite et sans équité. Oui, salut à ces âmes désespérées qui trouvant toutes les portes fermées ont frappé à celle du cimetière… et qui, en expirant, ont pu dire comme la « Pauvre Fille » de la poésie de Saumet :

La seule, devant moi, qui ne se ferme pas !

Camille Bélilon.