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Réponse de monsieur le comte d’Haussonville au discours de monsieur Ferdinand Brunetière

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Monsieur,

Vous nous avez dit tout à l’heure que si la franchise était bannie du monde, elle trouverait un refuge dans les discours académiques. Je crains que vous ne vous trompiez. Le palais de l’Institut n’est pas toujours celui de la Vérité. Même dans les séances solennelles qui nous réunissent sous cette coupole, il n’est pas sans exemple que, pour louer le récipiendaire comme il convient, le directeur soit obligé de se faire une certaine violence et qu’il y réussisse assez médiocrement. Je vais essayer cependant de vous donner raison en disant tout haut devant vous tout ce que je pense de vous. Vous-même avez trop l’habitude de la franchise pour vous en étonner, et trop le sens de la justice pour vous en plaindre.

La République avait deux ans (la seconde s’entend) lorsque dans Toulon, vieille ville provençale, vous naquîtes d’un sang vendéen. Votre enfance s’est écoulée tout entière sous le soleil de la Provence et vous avez fait vos études jusqu’à la rhétorique au lycée de Marseille. Ceux qui croient à l’influence fatale du climat et de la race ne manqueraient pas d’assurer que vous joignez aux ardeurs du Midi les ténacités de l’Ouest. Plus simplement, je dirai que de bonne heure vous avez su ce que vous aimiez et ce que vous vouliez. Il n’aurait tenu qu’à vous de suivre la carrière administrative, et si vous l’aviez choisie, entré à dix-huit ans dans un ministère, vous seriez probablement aujourd’hui chef de bureau, qui sait ! peut-être même chef de division, à moins que déjà vous n’eussiez été révoqué pour indépendance d’humeur. Mais tel n’était pas votre compte. Ce que vous aimiez c’était les lettres ; et ce que vous vouliez c’était vous faire un nom. Or, si l’on peut aimer les lettres en province, il est difficile de se faire un nom ailleurs qu’à Paris. C’était donc à Paris que vous tendiez. Vous y êtes arrivé à dix-huit ans pour y achever votre philosophie tout en vous préparant à l’École normale. Je doute que cette préparation ait été fort sérieuse, puisque vous avez été refusé. Mais c’est que déjà vous aviez en tête autre chose que votre examen. Votre esprit vif et curieux débordait l’enseignement qui vous était donné et s’inquiétait d’une foule de matières qui ne figuraient point dans le programme, tandis que vous en négligiez d’autres qui étaient indispensables. Vous n’étiez pas fort exact à la classe de philosophie et vous ne pouviez mordre aux vers latins ; mais vous suiviez, à l’École des Beaux-Arts, les cours de M. Taine, vous erriez dans les galeries du Louvre ou bien vous étudiiez l’origine des langues avec Burnouf, et celle des espèces avec Darwin.

D’aussi graves pensers ne vous absorbaient cependant pas complètement. J’ai annoncé que je dirai tout : vous aviez une passion, celle du théâtre. Le répertoire classique vous charmait, et comme il ne vous était pas possible d’aller à la Comédie-Française aussi souvent que vous l’auriez souhaité, vous avez pris bravement votre parti et vous vous êtes enrôlé — emploierai-je une périphrase et dirai-je : dans la troupe de ceux dont les applaudissements sont stipendiés ; — non, j’appellerai la chose par son nom et je dirai tout simplement : dans la claque, payant ainsi le plaisir d’entendre Molière ou Racine au prix d’applaudir également certains auteurs modernes, dont vous goûtiez moins les pièces. Il est vrai que depuis lors et pendant le temps trop court où vous avez essayé de la critique dramatique, vous le leur avez fait payer à leur tour.

Enfin, vos dix-huit ans prenaient aussi leur large part des plaisirs de cette grande exposition internationale de 1867, dont les hommes de notre génération n’oublieront jamais l’élégance et la gaieté ; non point que depuis lors et dans le même genre un spectacle encore plus éclatant n’ait été offert à leurs yeux, mais tout simplement parce qu’elle a marqué pour eux la dernière année de jeunesse et d’insouciance avant les épreuves de la patrie. Ces épreuves, Monsieur, ne vous ont point laissé insensible. Vous aviez été exempté du service militaire pour myopie constatée, disait le service médical ; mais vous avez pensé qu’il y a des circonstances où rien n’exempte, et cette myopie ne vous a pas empêché de voir le feu. Engagé pour la durée de la guerre dans un des régiments qui ont soutenu le siège de Paris, vous avez mené pendant cinq mois la dure vie du fantassin, piétinant sac au dos dans la boue glacée, sans même avoir toujours la douceur de recevoir ou de rendre des coups de fusils. Votre engagement terminé, le problème de l’existence se posait devant vous dans toute son acuité. Après avoir essayé pendant quelques mois de le résoudre en vous livrant dans une étude de province à la pratique du droit, vous n’avez pu y tenir et vous êtes revenu à Paris, résolu à tenter la fortune littéraire, avec soixante-quinze francs et une montre en argent dans votre gousset.

Vous avez passé alors, Monsieur, des moments difficiles, et dussiez-vous me taxer d’indiscrétion, je ne s’aurais m’empêcher de rendre publiquement hommage à la fière sévérité de votre jeunesse. Bien d’autres à votre place, sachant ce que vous saviez déjà, auraient demandé l’aisance à des travaux faciles, et sans plus de préparation, n’auraient songé qu’à vivre de leur plume. Ce n’est point ainsi que vous l’avez entendu. Avant d’écrire il vous a semblé qu’il fallait apprendre et pour apprendre vous avez pensé qu’il n’y avait meilleur moyen que d’enseigner. Votre humeur laborieuse s’est accommodée d’une place de répétiteur dans un de ces modestes pensionnats où l’on s’efforce de fabriquer en quelques mois des bacheliers récalcitrants. Vous donniez des leçons de tout, de grec, de latin, d’histoire, d’anglais, d’allemand, au besoin de mathématiques et de chimie, apprenant parfois le matin la matière de votre enseignement du soir, mais l’apprenant de façon à en demeurer maître à jamais. Dès lors, plus de flâneries dans les galeries du Louvre, plus de soirées au Théâtre-Français, car il fallait consacrer au travail personnel les rares heures de liberté que vous laissaient vos élèves. Vous avez vécu cinq ans de ce rude métier, mais ces cinq années n’ont été perdues, ni pour vous, ni pour nous. Vous leur devez en effet cette variété dans l’érudition, cette abondance et cette sûreté dans l’information qui devaient donner plus tard à toutes vos études un fond si ferme et une substance si solide. Avant la bataille littéraire, c’était votre veillée des armes. Aussi le jour où vous êtes descendu dans la lice, étiez-vous armé de pied en cap, et vos contradicteurs ont pu s’en apercevoir. Pour sortir cependant de cette méritoire obscurité, il vous fallait une bonne chance. Elle ne vous a pas manqué. La chance fait rarement défaut au mérite persévérant.

Un de nos confrères, étranger d’origine, mais qui a voulu devenir Français le lendemain de nos malheurs, demandait à ses débuts dans la vie littéraire un conseil à George Sand : « Dans le temps où nous vivons, lui répondit-elle, pour se faire entendre il faut crier sur les toits. La Revue des Deux Mondes est un toit. Tâchez d’écrire dans la Revue des Deux Mondes. » Sans le connaître, vous avez suivi ce conseil et, en 1875, vous avez poussé votre premier cri sur le toit. Ce cri eut du retentissement. C’était un article sur le roman réaliste. Avec une grande liberté de jugement et même d’expression, vous y faisiez connaître votre sentiment sur les romanciers contemporains, et les noms les plus populaires n’étaient pas les plus épargnés. L’attaque était vive ; elle ne passa point inaperçue, mais il y fut répondu de singulière façon. Ceux qui se trouvaient ainsi pris à partie, y mettant je pense un peu de malice, affectèrent de croire, pendant quelque temps, que cette signature nouvelle était un pseudonyme derrière lequel s’abritaient un ou même plusieurs des collaborateurs habituels de la Revue. Ils s’entendaient pour vous dire, comme dans certaine épître de Voltaire, ce philosophe à Dieu :


Je soupçonne, entre nous, que vous n’existez pas.


Vous avez donc eu à soutenir un véritable combat pour la vie, mais la victoire vous est restée, et, un imprudent ayant donné corps dans un journal très répandu à ce soupçon injurieux, il s’est attiré une si verte réponse que votre existence à partir de ce jour n’a pu faire doute pour personne. C’était chose singulièrement injuste, Monsieur, de vous refuser la personnalité, et je ne crois pas qu’aujourd’hui quelqu’un s’en avisât. À l’allure si décidée de vos premiers articles, à leur tour si franc, à leur accent si mordant, comment d’ailleurs pouvait-on se méprendre et ne pas reconnaître qu’un critique était né, un critique de la bonne école sachant ce qu’il pensait, n’hésitant pas à le dire et tout prêt à en donner les raisons. Tel vous êtes apparu dès le premier jour, tel vous êtes resté depuis lors, également incapable de complaisance et d’injustice, n’écoutant aucun mot d’ordre, n’obéissant à aucune consigne et ne connaissant d’autre passion que celle de la vérité. Vous avez déployé ces rares qualités dans une innombrable série d’études où votre plume passe avec aisance de Rabelais à George Sand, de Descartes à Baudelaire, du sermon au théâtre, sans vous laisser jamais à court d’idées, ni de bonnes raisons pour les défendre. Rappellerai-je tout ce qu’a produit depuis dix-huit ans votre labeur infatigable : Cinq volumes d’Études critiques, trois d’Histoire et Littérature, deux de Questions de Critique, un d’Essais de Littérature contemporaine, un sur le roman naturaliste, un sur le théâtre, deux sur la poésie lyrique, un sur la critique ; plus un grand nombre d’articles épars dont vous pourriez, s’il vous convenait, tirer la matière de trois ou quatre volumes : soit vingt en tout. Assurément, Monsieur, si vous allez être, ou je me trompe, le plus jeune d’entre nous, vous n’êtes pas celui qui a le moins écrit, et ceux qui trouveraient que votre bagage littéraire n’a pas assez de poids seraient assurément bien difficiles.

C’est dans la Revue des Deux Mondes qu’ont paru la plupart de vos articles. Sous ce toit d’où vous aviez poussé votre premier cri, vous avez trouvé une demeure hospitalière et vous n’êtes pas le seul parmi nous. Comme vous, Monsieur, je me reprocherais à l’égal d’une ingratitude de ne pas proclamer ce que doivent à François Buloz quelques-uns de ceux qui sont venus, à leurs débuts dans les lettres, lui demander de leur ouvrir l’entrée de la Revue, comme il disait lui-même, car pour lui il n’en existait point d’autres. Sans doute on passait parfois entre ses mains des moments pénibles. On lui avait apporté, soigneusement copié d’une belle écriture, un manuscrit à la moindre page duquel on attachait un prix singulier, et dont on aurait dit volontiers, comme de son placet le personnage de Molière :


Ah ! Monsieur, pas un mot ne s’en peut retrancher.


Quelques jours après, il vous faisait venir et vous rendait votre manuscrit impitoyablement raturé et bâtonné, sans même vous dire la raison des corrections ou des suppressions qu’il exigeait, car ce qu’il sentait et voulait le plus fortement, il était parfois incapable de l’exprimer autrement que par gestes. On protestait, on s’indignait, on tempêtait, puis comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, on se laissait amputer en gémissant ; mais l’amputation faite et l’article paru, il fallait bien reconnaître que c’étaient les redites, les inutilités, les longueurs qu’il avait retranchées, et si au cours de la bataille infructueuse qu’on avait entreprise contre lui on essuyait parfois des paroles assez rudes, du moins il n’y en avait aucune qui fût de nature à jeter dans le découragement, et qui n’inspirât au contraire le désir de recommencer et de mieux faire. Sa tyrannie, d’ailleurs, ne s’exerçait que sur la forme, et jamais il ne portait atteinte à la pensée pourvu qu’elle s’exprimât en termes modérés. Cette double tradition de la modération et de l’hospitalité sous toutes ses formes que François Buloz avait léguée à la Revue y a été fidèlement suivie pendant quinze ans. C’est à vous, Monsieur, qu’il appartiendra de la perpétuer désormais. Ceux qui ont jeté sur vos épaules ce lourd fardeau ont cru apercevoir chez vous, en plus du discernement littéraire, quelques-unes des qualités éminentes qu’on a si justement reprochées à M. Buloz ; c’est-à-dire la trempe du caractère, le dédain des recommandations et au besoin une certaine vigueur de main qui ne reculera pas non plus devant les amputations nécessaires. Il ne faudrait pas cependant que je ne sais quelle sotte légende devînt cause que les jeunes écrivains de l’avenir vous abordassent en tremblant. Il appartient à l’un de ceux qui ont vécu depuis quinze ans dans la familiarité de votre commerce de leur dire quel accueil ils trouveront, au contraire, dans le petit bureau où beaucoup d’entre nous ont passé de si bonnes heures, quels excellents conseils y recevra leur inexpérience, quels encouragements leurs efforts, avec quelle libéralité s’ouvriront à eux les trésors de votre érudition, avec quelle générosité ils seront admis au partage d’idées dont vous êtes prodigue. J’ai eu moi-même trop souvent l’occasion de mettre à l’épreuve votre confraternité littéraire pour ne pas rassurer ces timides, et j’ai trop confiance aussi dans vos facultés de direction pour ne pas compter que, grâce à vous, notre vieux recueil continuera de mériter son nom si glorieux et si bien gagné de Revue des Deux Mondes.

Mais c’est assez, Monsieur, parler de vos mérites personnels. Si je me laissais aller à le faire plus longtemps, votre humeur s’échaufferait peut-être, car vous n’aimez pas que l’homme inspire plus d’intérêt que l’œuvre. C’est donc à votre œuvre que, pour ne vous point déplaire, il faut que je m’attaque. Je ne sais si l’on en doit admirer davantage la variété ou l’unité. C’est avec quelque injustice pour vous-même qu’il y a un instant vous vous êtes donné comme le représentant exclusif de la tradition, ayant eu pour unique souci de la défendre contre ce que vous avez appelé « l’assaut tumultueux de la modernité ». Cela fût-il, je ne vous en ferais pas reproche. J’aime la tradition, non pas seulement en littérature, et je crois comme vous que le respect du passé n’enlève rien à l’intelligence du présent ; mais votre esprit est bien plus ouvert, votre curiosité bien plus éveillée, votre compréhension bien plus large qu’il ne vous a plu d’en convenir et je ne serais pas embarrassé si je voulais citer les noms de tels auteurs modernes et très modernes qui, après avoir excité au premier abord votre méfiance, ont fini par obtenir de vous pleine justice. De même, il n’y a peut-être pas une seule des questions ayant, au cours de ces dix dernières années, préoccupé l’opinion, depuis la question du pessimisme jusqu’à la question du latin en passant par celle des cafés-concerts, sur laquelle vous n’ayez dit votre mot, avec une parfaite intelligence des goûts et des nécessités de notre époque. Vous êtes, Monsieur, beaucoup moins doctrinaire que vous ne le prétendez, et c’est précisément parce que, à la connaissance approfondie de notre passé littéraire, vous joignez la curiosité du présent et le souci de l’avenir, que votre œuvre offre une variété dont un autre n’aurait pas manqué de se faire honneur. Et cependant cette œuvre est une ; mais son unité vient de vous, de l’empreinte dont a su la marquer votre personnalité si originale et si vigoureuse à laquelle il faut que vous me pardonniez de revenir un instant.

Un trait distinctif vous signale en effet. Tandis que ceux qui ont jusqu’à présent fait profession de juger les œuvres d’autrui n’ont guère vu dans cet exercice qu’un pis-aller ou une préparation, tandis que Sainte-Beuve a commencé par être poète et Villemain fini par être ministre, tandis que parmi les contemporains le roman séduit parfois celui-ci et le théâtre celui-là, vous, Monsieur, vous n’avez été et n’avez jamais voulu être que critique. Cet emploi de vos rares facultés de travail et de production vous a paru assez noble pour absorber toute votre vie. Mais vous avez tenu à le rehausser encore et tous vos efforts ont été consacrés à établir ce que, changeant un seul mot au titre d’un sermon fameux sur les pauvres, je serais tenté d’appeler : l’éminente dignité de la critique. Comment vous en avez compris les droits et pratiqué les devoirs, c’est ce que de vos vingt volumes je voudrais essayer de dégager.

Permettez-moi cependant d’exprimer d’abord un regret. C’est que notre langue française, plus harmonieuse et limpide qu’elle n’est riche, ne possède pas pour désigner ceux qui, tenant une plume, ne sont ni poètes, ni romanciers, ni historiens, ni auteurs dramatiques ni journalistes, un autre mot que celui de critique. Ce mot me déplaît. Je lui trouve un certain air chagrin et hargneux. Il semble impliquer un parti pris de blâme et de sévérité. J’en voudrais un nouveau et celui d’essayiste, que nous nous efforçons d’emprunter aux Anglais, ne me satisfait pas non plus complètement. Je souhaiterais, en effet, que ce nom à créer imposât surtout à celui qui le porterait, l’obligation de comprendre et d’expliquer. Qu’il se trouve en présence de quelque doctrine nouvelle ou de quelque talent naissant, le premier souci de celui qui juge ne doit-il pas être de faire preuve d’une certaine souplesse d’esprit ? Ne convient-il pas qu’il se prête un peu au début, sauf à se reprendre plus tard, et s’il se rendait coupable d’une légère complaisance, le mal ne serait-il pas moins grand que s’il péchait par une sévérité excessive ? Avoir toujours l’œil en éveil et l’oreille aux aguets, être à l’affût de tout ce qui paraît au jour, éclaircir ce qui demeure obscur, mettre en lumière ce qui est enseveli dans l’ombre et surtout donner confiance au génie qui s’ignore en le révélant à lui-même, voilà quelle me paraît être la consolation de ceux qui n’ont ni le don des vers, ni celui de l’invention, ni celui du récit et combien souvent il arrive en ce monde, à qui sait se détacher un peu de soi, qu’une consolation finit par devenir une récompense et une joie.

J’imagine, Monsieur, que vous ne partagez pas ce regret. À vos yeux, il semble que la critique soit une fonction et le critique un fonctionnaire, une sorte de préfet de police des lettres, chargé de maintenir l’ordre dans la république, d’en bannir les gens mal famés et surtout de veiller à ce que chacun s’y tienne exactement à son rang. La tâche n’est pas facile à remplir dans un temps où non seulement les hommes, mais les genres, ont perdu tout respect de la hiérarchie. Dès le jour où vous êtes entré en charge, vous avez pris à cœur cette besogne nécessaire et vous l’avez exécutée avec une conscience, avec une ardeur, avec une absence de toute considération personnelle qui vous ont marqué au coin d’une fière et courageuse indépendance. — Ah ! Monsieur, que vous êtes pugnace ! Vous ne pouvez apercevoir une réputation dont l’empire vous paraît usurpé sans lui déclarer la guerre, ni une statue qui ne vous semble point méritée sans la déboulonner de son piédestal. Parfois même vous n’attendez pas que cette statue soit érigée ; à peine apparaît-elle à l’état de simple maquette qu’aussitôt vous foncez sur elle et la réduisez en poudre. Mais si les expulsés de la république des lettres ont fait parfois entendre contre vos arrêtés des protestations assez bruyantes, s’ils se sont pourvus devant l’opinion publique, l’opinion vous a généralement donné raison, et, en tous cas, nul n’a jamais prétendu que les mesures les plus sévères prises par vous aient été inspirées par un autre souci qu’une conception élevée de la dignité des lettres, ni que de mesquines considérations de rivalité ou de représailles y aient eu la moindre part. La meilleure preuve en est que vous avez passé au crible, avec une égale rigueur, les réputations du passé. Vous n’avez fait grâce ni aux grands hommes de la Révolution dont la légende ne résiste pas toujours à un examen attentif de leur conduite, ni aux philosophes de l’Encyclopédie, qui se sont montrés parfois moins philosophes dans leurs mœurs que dans leurs écrits, ni aux gens de lettres qui ont vécu de flatteries ou d’expédients, ni aux prélats qui ont manqué aux devoirs de leur état, et je dirais volontiers qu’on n’a jamais relevé dans vos écrits une seule marque de faiblesse, n’était votre partialité bien connue pour Bossuet. En présence de cette statue, le lieu serait mal choisi pour vous en blâmer. Mais ne craignez-vous pas que ce trop juste culte ne vous ait entraîné à un peu de prévention contre ses adversaires ? On raconte que, certain jour, un visiteur entrant brusquement dans votre cabinet vous entendit vous exprimer avec véhémence sur le compte d’un personnage dont il n’avait pas saisi le nom : « De qui parlez-vous donc ainsi ? » vous demanda-t-il. « Et de qui voulez-vous que ce soit, — auriez-vous répondu, — sinon de ce Fénelon ? » À plusieurs reprises, en effet, vous avez été dur pour Fénelon, et tout récemment encore. Je vous accorderai, si vous voulez, qu’au début de sa vie les fins diverses qu’il se proposait ont pu donner à sa démarche une allure un peu incertaine, et encore que des premiers combats où l’ambitieux et le chrétien sont entrés en lutte dans son cœur, le chrétien n’est pas toujours sorti victorieux. Mais de cette complexité même d’une nature ardente en ses désirs et généreuse en ses desseins, de cette ambition contenue qui avait toujours le bien public pour objet, de ces luttes silencieuses où la vertu a fini par remporter un douloureux triomphe, n’est-il pas équitable de lui tenir quelque compte, et ses dernières années si touchantes n’auraient-elles pas dû lui valoir, de votre part, un peu d’indulgence ? Mais je sais qu’à vos yeux, chez la critique, l’indulgence n’est qu’une faiblesse. Pour moi, je me demande, au contraire, si elle ne serait pas tout à la fois le complément de la sagacité et la forme supérieure de l’intelligence. En tout cas, tous tant que nous sommes nous en avons besoin. Essayons donc d’être un peu indulgents les uns pour les autres, même en littérature.

À l’éminente dignité de la critique, il ne suffit pas, à vos yeux, qu’elle soit courageuse, indépendante, qu’elle échappe à tout soupçon de parti pris ou de camaraderie. Vous voulez encore qu’elle ait des principes. Vous n’admettez pas qu’elle se borne à traduire des impressions toutes personnelles, et qu’elle se réduise à l’expression arbitraire d’un jugement individuel. Elle rend des arrêts ; elle doit avoir un code. Sur ce point, vous n’entendez pas raillerie, et vous avez rompu plus d’une lance avec de brillants rivaux qui, un jour peut-être, seront pour vous des confrères. Dans votre esprit, où tout s’enchaîne avec une rigueur logique, cette conception de la critique se rattache d’ailleurs à une théorie plus générale. Vous trouvez que la personnalité envahit trop la littérature. Comme à Pascal, le moi vous paraît haïssable ; et c’est à vos yeux une manie toute française que d’entretenir le public de soi. Assurément cela est du plus mauvais goût. Mais comme il est heureux cependant que le bon goût n’ait pas toujours fait loi, et s’il fallait retrancher de notre langue les Mémoires du Cardinal de Retz, les Souvenirs de Madame de Caylus ou ceux de Madame de Staal-Delaunay, les Confessions de Rousseau ou les Mémoires d’Outre-Tombe, vous-même, j’en suis certain, en éprouveriez quelque regret. Et puis, je ferai devant vous l’aveu de ma faiblesse : l’homme m’intéresse, et la femme aussi. Cet être humain, mon semblable, si différent de moi, pique ma curiosité ; et lorsqu’il ou lorsqu’elle me raconte des choses que tous deux feraient évidemment mieux de ne pas me raconter, je ne puis m’empêcher de leur prêter une oreille d’autant plus attentive. Mais encore faut-il que nous ne soyons pas pris en traître, et c’est un abus si l’auteur d’un article sur un ouvrage nouveau en profite pour nous entretenir de ses impressions d’enfance ou de ses péchés de jeunesse. Décidément, vous avez raison, Monsieur, il faut des principes au critique. Mais lesquels ? C’est ici que la difficulté m’apparaît un peu plus grande qu’à vous.

Sans doute il existe entre tout ce qui est noble pur, élevé, une secrète et mystérieuse harmonie. Sans doute encore le beau n’est qu’une convenance supérieure et le goût une des formes de la délicatesse. Mais autant il est facile de s’entendre à ces hauteurs et de tomber d’accord sur ces considérations abstraites, autant l’accord devient malaisé, lorsqu’il s’agit de tirer de ces prémisses quelques conclusions positives. Faut-il, ce qui est à vos yeux le premier devoir de la critique, classer les genres ? Qui dira si la poésie épique est supérieure à la poésie lyrique, la tragédie à la comédie, l’histoire au roman, et dans les limites d’un même genre qui prouvera que telle œuvre l’emporte sur telle autre, par exemple la Princesse de Clèves sur Manon Lescaut ou au contraire Manon Lescaut sur la Princesse de Clèves ? Suivant que le spectacle de la vertu engageant avec l’amour une lutte dont elle sort victorieuse, ou celui de la passion s’abandonnant sans remords à ses entraînements aura pour nous plus d’attraits, nous donnerons la préférence à l’une ou à l’autre, et tandis que nous croirons de bonne foi nous décider par des raisons de doctrine, en réalité nous ferons tout simplement monter en grade nos préférences, en les élevant à la dignité de principes. Ce sera la vengeance détournée de ce fâcheux moi que vous voulez expulser à coups de fourche, mais qui trouve pour rentrer en nous plus d’une porte secrète. C’est qu’il est terriblement difficile de dépouiller sa personnalité, et ce n’est pas à tort que nos moralistes chrétiens ont vu dans ce dépouillement le plus haut degré de la perfection humaine.

Vous même, Monsieur, êtes-vous bien assuré d’avoir atteint ce degré ? Souffrez que j’en use avec une entière franchise : je vous trouve sur ce point le plus imparfait du monde, et je vous en fais mon très sincère compliment. Si votre critique était en effet toujours dogmatique et raisonneuse, je craindrais qu’elle ne parût à la longue un peu froide. Ce qui la rend au contraire si animée, si vivante, ce qui fait et fera toujours relire avec intérêt telle page écrite par vous il y a quinze ans sur un livre oublié, c’est que, derrière cette page, vous apparaissez tout debout, avec votre antipathie véhémente contre tout-ce qui est mauvais goût, charlatanisme ou indécence avec votre prédilection passionnée pour ce qui est noblesse des sentiments, élévation des idées, beauté de la forme. Antipathies ou prédilections, vous ne les raisonnez point, vous les affirmez et c’est précisément ce côté tout personnel de votre critique qui en fait la force et l’éclat, qui en assure la supériorité sur cette critique indécise et ondoyante derrière laquelle il est impossible de discerner la pensée véritable de l’écrivain. De cette supériorité à laquelle l’Académie rend aujourd’hui justice, vous paraissiez, Monsieur, avoir ignoré jusqu’à présent la véritable raison et je ne suis pas fâché de vous l’avoir fait entendre en passant.

L’indépendance et la fermeté des principes, ces hautes vertus, ne suffisent encore point à satisfaire votre ambition pour la critique. Désireux de l’égaler aux plus nobles emplois de l’esprit humain vous avez jeté les yeux autour de vous, et vous avez été frappé du grand nombre de sciences que notre époque a vues naître ou se développer : la science économique, la science sociale, la science pédagogique, la science pénitentiaire, sans parler des autres, les vraies, et vous vous êtes demandé pourquoi la critique ne deviendrait pas une science à son tour. Depuis quelques années cette idée paraît hanter votre esprit et votre plume n’a peut-être pas écrit une page où ne se retrouve la trace de cette hantise. Sainte-Beuve, qui lui aussi avait à cœur la dignité de la critique, avait conçu cette pensée avant vous. Dans ce qu’il appelait, avec un peu d’ironie, je crois, ses jours de grand sérieux, il s’était demandé s’il n’y aurait pas moyen de composer une histoire naturelle des esprits, de les classer par genre, par espèces, par familles et d’en dresser une sorte de nomenclature. Mais il n’y insistait pas. Vous, Monsieur, vous avez repris et développé cette idée. Il vous a semblé que la critique présentait avec l’histoire naturelle plus d’une analogie et qu’elle ne pouvait mieux faire que d’employer ses méthodes. Cependant vous avez reculé jusqu’à présent devant la classification des esprits, et nous vous saurons gré de persévérer dans cette réserve. Il y aurait, en effet, quelque chose d’importun dans la pensée que vous classez en secret chacun de vos confrères dans une famille et qu’il reçoit de vos mains une étiquette, comme un bocal dans une collection. Il ne pourrait en effet s’empêcher de se demander avec inquiétude quelle est son étiquette et si son bocal lui convient. Mais ce que vous avez renoncé à faire pour les esprits, vous l’avez entrepris pour les genres. Vous avez cru apercevoir entre les espèces animales et les genres littéraires une analogie frappante. La grande doctrine de l’évolution s’y appliquerait également, suivant vous. De même que dans la nature les espèces se transforment sans cesse, qu’elles naissent, vivent et disparaissent suivant des lois fatales dont une des principales serait la lutte pour la vie qu’elles sont condamnées à poursuivre les unes contre les autres, de même en littérature un genre naît, se forme des débris de plusieurs autres, atteint sa perfection et enfin disparaît suivant des lois encore obscures, mais qu’il s’agit de découvrir. À celui qui les éclaircira une moindre gloire n’est pas réservée dans la critique qu’à Darwin dans la science, et c’est à mériter cette gloire que vous vous êtes appliqué avec passion depuis quelques années. Vous nous avez successivement entretenu de l’évolution de la critique, de l’évolution du théâtre, de l’évolution de la poésie lyrique, trouvant à l’appui de votre thèse force arguments ingénieux, faisant montre avec quelque coquetterie d’une érudition scientifique que personne ne soupçonnait chez vous, et citant. Agassiz ou Haeckel plus souvent que Boileau ou Voltaire. À vos plus sincères admirateurs vous êtes apparu là, Monsieur, sous un aspect tout à fait inattendu ; on vous croyait un simple lettré ; peu s’en faut que vous ne soyez un savant. Au moins l’êtes-vous tout à fait par comparaison à moi et ce n’est pas sans quelque appréhension que mon ignorance va s’enhardir à vous opposer une légère contradiction.

Je vous communiquerai d’abord quelques doutes sur l’utilité dont vous semblez pénétré d’introduire dans la langue des lettres le vocabulaire de la langue des sciences. Lorsque vous nous entretenez de l’embryologie des genres, de leur morphologie et de leur différenciation, au lieu de nous parler tout simplement de leurs origines, de leur forme et de leurs différences, je n’aperçois pas bien ce que votre discours y gagne en clarté et je sens ce qu’il y perd en harmonie. Mais ce n’est là qu’un détail et ma querelle va plus haut. N’avez-vous point scrupule, en introduisant la science dans le domaine de la littérature, de vous être rendu coupable d’une véritable trahison ? J’ai hâte d’expliquer ce gros mot. La science est devenue de nos jours une fort orgueilleuse et envahissante personne. Autrefois, elle se contentait d’étudier les phénomènes sensibles et d’en rechercher les lois. Aujourd’hui il n’est presque point dans les connaissances humaines de province où elle ne prétende à pénétrer, point de mystères dans la nature qu’elle n’ait l’ambition d’éclaircir, point de besoins dans le cœur de l’homme auxquels elle ne se croie en mesure de satisfaire. Mais l’excès même de ces prétentions a amené une certaine révolte, et il s’est trouvé dans ces dernières années des esprits courageux pour lui dire que son empire n’est pas aussi étendu qu’elle se le figure, qu’il y a des provinces qui lui échappent, des mystères auxquels elle n’a point de réponse et des besoins qui ne trouvent pas en elle leur aliment. La lutte se poursuit entre scientifiques et idéalistes, non sans gloire pour ces derniers. Vous intervenez dans ce conflit. Mais pour quoi faire ? C’est pour livrer à la science, vous, l’homme de lettres par excellence, les clefs de la province littéraire. De cette province jusqu’à présent la science s’était médiocrement souciée. Ce qui s’y passait était, à ses yeux, jeux d’esprit. Et voilà, si l’on doit vous en croire, que ces jeux seraient des phénomènes, ces phénomènes seraient régis par des lois ; et il faudrait appliquer à leur étude les méthodes de l’histoire naturelle. J’y éprouve une répugnance invincible et je la crois justifiée par une objection sérieuse ; c’est qu’entre les opérations de la nature et celles de l’homme il n’y a point similitude de procédés. Que les espèces animales évoluent suivant des lois fatales, je m’incline devant ceux qui l’enseignent, tout en me demandant s’ils en sont absolument sûrs ; mais que les genres littéraires évoluent de même façon, que suivant un des exemples donnés par vous l’éloquence de la chaire ait dû nécessairement se transformer en poésie lyrique et Massillon engendrer Alfred de Musset, voilà ce qui me laisse absolument incrédule. Les genres ont pu se succéder dans un ordre habituellement le même et se transformer insensiblement sous certaines influences. Mais cet ordre n’avait rien de fatal, car il s’est modifié suivant les littératures et les pays ; mais ces influences sont essentiellement diverses et variables, car elles tiennent à ceux qui les ont exercées. Il y a, en un mot, un facteur dont votre théorie ne me paraît pas tenir un compte suffisant : c’est l’homme, c’est l’individu. Ah ! de grâce, Monsieur, ne sacrifions pas l’individu, et réunissons-nous, au contraire, pour le sauver des dangers qui le menacent : sauvons-le en philosophie de la doctrine qui voudrait déterminer sa conduite par des mobiles sur lesquels sa volonté n’aurait point de prise ; sauvons-le en politique de l’oppression de l’État qui, au prix de sa liberté, prendrait son bonheur à l’entreprise en réglant l’emploi de sa vie ; sauvons-le enfin en littérature de l’anéantissement auquel le voudraient réduire toutes les théories qui font de lui ou de ses œuvres un produit fatal, et n’hésitons pas à le rétablir dans sa dignité de créature indépendante, ayant sans doute à lutter contre certaines tendances, soumise à un certain nombre d’influences, mais libre cependant et responsable sous l’œil de Dieu.

Quoi qu’on puisse penser, Monsieur, de vos doctrines littéraires, vous déployez pour les soutenir une singulière puissance. Vous avez en effet à vos ordres l’instrument par excellence de la propagation des idées : le don de la parole. Ce don depuis quelques années s’est révélé chez vous avec éclat. C’est comme maître de conférences à l’École normale que vous avez fait vos débuts, et vos remerciements ont eu tout à l’heure raison de s’adresser à celui de nos confrères de l’Institut qui vous en a ouvert la porte. La chose en effet n’a pas dû lui être facile. Vous n’étiez pas du bâtiment ! Il est vrai que Sainte-Beuve, Nisard, Michelet, qui y ont exercé les mêmes fonctions que vous, n’en étaient pas davantage. De ces fonctions, Michelet a donné une définition bien jolie : « L’enseignement, disait-il, c’est l’amitié. » Je ne sais cependant si vous accepteriez cette définition. Vous diriez plutôt : « L’enseignement, c’est l’autorité. » Au fond, je crois que vous auriez raison et les jeunes gens eux-mêmes en conviendraient. Malgré certaines apparences, ils ont, j’en suis persuadé, le sens trop droit pour ne pas préférer parmi leurs maîtres, à ceux qui flattent leurs faiblesses ou leurs préjugés, ceux-là au contraire qui, leur parlant sans morgue mais avec fermeté, leur montrent le droit chemin et savent au besoin les avertir de leurs écarts. Mais l’autorité n’exclut pas l’amitié ; et parmi ceux de vos élèves qui se sont engagés dans la difficile carrière des lettres, plus d’un pourrait rendre témoignage de ce qu’il doit à votre appui. Aussi les sympathies dont vous entourent les générations nouvelles, sont-elles la juste récompense de l’ardeur et du dévouement que vous avez consacrés à leur enseignement.

Depuis quelques années, un auditoire plus large est admis à profiter du bénéfice de vos leçons. C’est bien en effet le nom qu’il convient de donner à ces substantielles conférences où, dans la vaste salle de l’Odéon, cependant toute remplie, vous avez résumé en quinze séances, j’allais dire l’histoire, mais, pour vous être agréable, je dirai l’évolution, du Théâtre français. C’est là que, pour la première fois, le grand public a appris que vous étiez orateur, car vous l’êtes, Monsieur, et au plus haut point. Vous avez l’accent, le geste, l’émotion contenue qui n’enlève rien à la clarté de la pensée ; et, par-dessus tout, cette chaleur qui, peu à peu se communiquant de celui qui parle à celui qui écoute, finit par les enflammer d’une ardeur commune. Votre phrase parlée s’allège et se vivifie ; elle arrive nette à l’oreille ; elle pénètre dans la pensée ; elle subjugue, elle entraîne, et, quoi que vous puissiez dire, on finit par croire que vous avez raison. N’est-ce pas là le vrai triomphe de l’éloquence ?

Ce public que vous avez conquis vous suit désormais partout. Il vous a aidé à forcer les portes de la Sorbonne, qui se sont entr’ouvertes devant vous. La Sorbonne n’a point à regretter l’hospitalité encore éphémère qu’elle vous accorde. Dans son vieil amphithéâtre vous aviez ramené l’année dernière une foule qui rappelait les plus beaux jours des cours de M. Caro. Il y avait peut-être un peu plus d’étudiants, mais il n’y avait pas moins de femmes. Comment n’auraient-elles point été attirées lorsque le sujet de vos conférences était : la poésie lyrique au XIXe siècle ? Mais elles n’ont pas obtenu de vous le moindre sacrifice. À grand renfort de termes techniques auxquels je les excuserais de n’avoir rien entendu, vous avez intrépidement continué d’appliquer la méthode évolutive à un sujet qui semblait au premier abord n’avoir rien de scientifique. Cette méthode inspire même une telle confiance à votre esprit que dans votre leçon de clôture vous avez cru pouvoir prédire par voie d’induction ce que sera et ce que ne sera pas la poésie française au XXe siècle. Ne craignez pas, Monsieur, que j’engage une nouvelle dispute sur ce point, où vos renseignements me paraissent beaucoup plus précis que les miens. Vous affirmez en effet qu’en l’an 1901 et suivants la poésie cessera d’être individuelle pour devenir scientifique. Cela est bien possible, à moins que ce ne soit précisément le contraire, et qu’elle ne tourne à être religieuse et mystique. En réalité nous n’en savons rien ni l’un ni l’autre. Elle sera ce que la feront les poètes qui ne sont pas encore nés. Souhaitons qu’il en naisse ; c’est assez ; en dépit de l’évolution ils seront tout ce qu’ils voudront.

À ce même public qui vous est fidèle et auquel il a fallu, par une exception singulièrement glorieuse, ouvrir cette année le nouvel amphithéâtre, vous essayez en ce moment de faire partager votre admiration pour Bossuet. L’entreprise vous sera aisée et l’éclatant succès de votre leçon d’ouverture en a été la preuve. Mais les applaudissements qui, ce jour-là, ont ratifié le choix de l’Académie, avaient une signification plus flatteuse encore. Ils s’adressaient moins à votre leçon, moins surtout à telles déclarations dont votre probité intellectuelle se fait un devoir peut-être excessif qu’à votre vie tout entière ; moins au conférencier, je voudrais pouvoir dire au professeur, qu’à l’homme lui-même, et dans un temps où certains succès doivent trop à la camaraderie ou au charlatanisme, c’est une chose saine et fortifiante de constater que pour arriver comme vous, non seulement à la réputation, mais à la popularité, il suffit de quoi ? Oh ! de bien peu de chose : d’avoir consacré vingt-cinq ans de sa vie à un travail sans relâche ; de s’être fait du métier des lettres une conception tellement haute qu’elle soit incompatible, je ne dis pas avec la moindre faiblesse, mais avec la plus légère complaisance ; d’avoir placé constamment le souci de la sincérité et de la justice au-dessus de toute préoccupation personnelle ; enfin de mettre au service de ces rares qualités un double don qu’il n’est pas fréquent non plus de posséder à un égal degré : celui de l’écrivain et celui de l’orateur. Voilà, Monsieur, ce que, même dans le palais de la Vérité, on pourrait dire de vous ; et, puisque les deuils répétés qui ont frappé l’Académie m’appellent pour la seconde fois en bien peu de temps à l’honneur de parler en son nom, c’est pour moi une grande et personnelle joie de pouvoir saluer en vous le modèle achevé, dans notre littérature contemporaine, de ce que nos pères appelaient : l’honnête homme.

Vous avez, Monsieur, parlé en excellents termes du confrère que nous avons perdu et nul ne pouvait le faire mieux que vous. Ce que vous devez à la Revue des Deux Mondes, M. John Lemoinne le devait au Journal des Débats. Il fut un hôte assidu de cette vieille et célèbre maison de la rue des Prêtres, qui semblait naguère un peu lézardée mais qui a été remise à neuf et repeinte en blanc et rose. S’il fût mort quelques années plus tôt, il aurait eu sa page brillante entre Chateaubriand et Prévost-Paradol dans le livre du Centenaire, heureuse idée par laquelle une direction intelligente a tenu sans doute à montrer que la tradition de la maison est à la fois la variété des talents et celle des opinions. À cette tradition M. John Lemoinne est demeuré fidèle. Du talent il en avait autant que personne, du plus vif, du plus étincelant. Il fut un polémiste redoutable. Les traits qu’il décochait partaient d’une main sûre ; ils arrivaient droit au but ; ils pénétraient profondément et piquaient l’adversaire au vif. Mais ces traits n’étaient jamais empoisonnés, et à la condition que celui qui les avait reçus n’eût pas la peau trop sensible ni la rancune trop longue, il pouvait encore serrer la main qui les avait lancés. Quant aux opinions, M. John Lemoinne avait trop d’esprit pour ne pas recourir à ce droit d’en changer que vous avez revendiqué pour les hommes politiques dans un pays où les gouvernements eux-mêmes ont changé si souvent. C’est un droit auquel je ne tiens pas pour mon compte mais que je reconnais avec vous, à la condition cependant qu’il n’en soit pas fait abus. M. John Lemoinne en a usé seulement. Il a évolué lui aussi, mais dans les limites d’un même genre, car il y avait certains points de doctrine auxquels il demeurait invariablement fidèle. Il aimait la liberté d’un amour sincère. Toutes les libertés à vrai dire ne lui tenaient pas également à cœur. Que la liberté de la presse lui parût la plus précieuse de toutes, personne assurément ne songerait à lui en faire reproche. La liberté d’éducation et le droit pour le père de famille de choisir le maître de ses enfants lui paraissaient moins nécessaires. Il mettait au-dessus la liberté parlementaire. Il avait aimé, il aurait aimé encore à entendre des voix éloquentes débattre avec noblesse dans une assemblée les affaires du pays. Mais élevé à l’école anglaise il avait le sentiment que si l’on veut être assuré que ces débats ne s’abaisseront point aux rivalités de personnes ou aux trafics de conscience, que les intérêts permanents d’une grande nation échapperont aux fluctuations des partis, que le respect et la notion même de l’autorité ne s’évanouiront pas dans les esprits, il est nécessaire que l’influence du parlement trouve comme contrepoids un pouvoir fort et stable. Cette conviction réfléchie peut seule expliquer que, au mois de septembre 1873, malgré des préjugés et des répugnances, il ait pris part avec tant de chaleur aux espérances de ceux qui, soucieux de réconcilier la France du présent avec celle du passé, tentèrent d’assurer à la monarchie « traditionnelle par son principe, moderne par ses institutions » la consécration de la volonté nationale. Il sut entraîner à sa suite le Journal des Débats, hésitant, et il conduisit la campagne, avec un éclat, avec une verve, avec une absence de précautions qui inquiétaient parfois ses amis, moins confiants que lui. « Mais que ferez-vous si l’entreprise échoue ? » lui demandaient-ils. « J’irai faire un tour à l’étranger », répondait M. John Lemoinne ; et le lendemain, dans un nouvel article plus brillant et plus décisif encore, il revenait à la charge, démontrant les garanties qu’au succès de l’entreprise trouverait la liberté.

Au mois d’octobre, M. John Lemoinne alla faire un tour à l’étranger. Il en revint dans des dispositions singulièrement différentes de celles où il était parti. On pourrait croire que depuis lors il ait voulu faire payer sa déconvenue à ceux dont il avait partagé les espérances, car leurs entreprises plus ou moins heureuses ne rencontrèrent aucun adversaire plus déterminé et plus militant. À cette nouvelle campagne non moins brillamment menée, il conquit un surcroît de renommée et trouva même quelque avantage. Il y gagna le Sénat et n’y perdit pas l’Académie où il a représenté seul, pendant quelques années, la corporation des journalistes.

Vous vous êtes, Monsieur, exprimé en termes piquants sur les journalistes contemporains, et vous avez, à leur égard, manqué de tendresse. Je ne veux pas paraître moins brave que vous, et je reconnais que certaines des choses que vous avez dites sont vraies ; mais il y en a que vous n’avez pas dites et qui sont vraies également. La presse n’est pas, assurément, comme on se plaisait à le dire autrefois, un sacerdoce, ou sinon il faudrait convenir que les épreuves du noviciat ne sont ni bien pénibles ni bien longues. Elle est, avant tout, une forme de l’action politique. Quelques-uns de ceux qui ont choisi cette forme y peuvent apporter ce que par malheur on apporte trop souvent dans la politique, la passion, l’injustice, même la calomnie ; mais d’autres y apportent aussi la conviction, le désintéressement, le dévouement. Parmi ces écrivains (car ce sont des écrivains également) qui, suivant votre spirituelle expression, sont condamnés à nous servir chaque matin le plat du jour, et auxquels ce plat revient parfois plus cher que vous ne pensez, il y en a, j’en connais, qui, au prix de la moindre défaillance, n’achèteraient ni une faveur, ni une grâce, ni même leur propre pain. Au besoin, et vous avez eu raison de le rappeler, M. John Lemoinne eût été du nombre. Ce qui achève, en effet, de rétablir l’unité de sa vie, c’est qu’il était galant homme. Longtemps il a vécu de sa plume, et rien n’est plus honorable, mais jamais il n’en aurait trafiqué. Homme de talent, homme d’esprit et galant homme, c’est un éloge que M. John Lemoinne n’aurait pas fait de tous ses confrères de la presse, même d’autrefois, mais qu’il aurait appliqué volontiers à l’un de ses confrères de l’Académie et de la presse d’aujourd’hui.

Lorsque vous viendrez, Monsieur, siéger à sa place, vous prendrez à nos travaux une part plus active que la sienne, car ces travaux ne semblaient guère l’intéresser. Je ne serais pas étonné si vous troubliez parfois nos séances un peu languissantes en y soulevant des questions devant lesquelles nous avons reculé jusqu’à présent, mais qu’avant de nous appartenir vous avez abordées pour votre propre compte. Devons-nous par exemple continuer ce Dictionnaire historique qu’en trente-trois ans nous avons conduit jusqu’à la fin de la lettre A ? Ferions-nous pas mieux au contraire de passer cette tâche à nos doctes confrères de l’Académie des Inscriptions et de leur réclamer en échange cette Histoire littéraire de la France qu’en soixante-dix-huit ans ils ont poussée jusqu’à Joinville ? Devons-nous renoncer à ce projet de réforme de l’orthographe dont se sont si vivement émus force gens auxquels on aurait cru l’étymologie moins chère, ou, dans l’intérêt de ceux qui ont à l’apprendre, faut-il forcer ceux qui croient la savoir à l’oublier ? Ce serait là matière à des discussions irritantes qu’au fond nous vous pardonnerions de soulever. Car, faut-il en faire l’aveu ? nous vivons trop en paix à l’Académie, et nous comptons sur vous pour y ranimer, non pas la guerre ; dieux immortels ! mais quelqu’une de ces bonnes vieilles querelles littéraires auxquelles se passionnaient nos confrères d’autrefois. Telle est, Monsieur, notre attente et quelque violence que pour y répondre se doive faire votre tempérament, nous avons la certitude que cette attente ne sera pas trompée.