Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 28

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 205-211).


XXVIII

Nekhludov eût quitté Pétersbourg le même soir, sans la promesse faite à Mariette, d’aller la voir au théâtre. Il sentait bien qu’il ne le fallait pas, mais, se mentant à soi-même, il y alla, s’estimant engagé par sa parole.

« Puis-je résister à cette séduction ? se disait-il peu sincère. J’irai voir pour la dernière fois ».

Il se mit en habit et arriva pour le deuxième acte de l’éternelle Dame aux Camélias, où l’actrice en tournée venait montrer encore d’une façon nouvelle comment meurent les femmes poitrinaires.

La salle était comble ; on désigna aussitôt à Nekhludov la baignoire de Mariette, avec une déférence particulière pour celui qui l’avait demandée.

Un laquais en livrée, qui se tenait dans le couloir, salua Nekhludov d’un air de connaissance et lui ouvrit la loge.

Les spectateurs des loges opposées, et ceux de l’orchestre, assis ou debout, les têtes chauves, grises, grisonnantes, bouclées, pommadées, tous avaient leurs regards fixés sur une actrice osseuse, maigre, vêtue de soie et de dentelles, qui, dans des attitudes apprêtées et d’une voix affectée, déclamait un monologue. Un chut ! se fit entendre lorsque la porte s’ouvrit et que deux courants d’air, l’un frais, l’autre chaud, frappèrent Nekhludov au visage.

Dans la baignoire se trouvaient Mariette et une dame en mantille rouge, avec un énorme chignon, inconnue de Nekhludov, et deux messieurs : le général, l’époux de Mariette, un bel homme grand, au visage sévère, impénétrable, au nez aquilin, et à la poitrine bombée, rembourrée d’ouate, à la militaire ; et un monsieur blond, chauve, le menton à fossette rasé entre d’imposants favoris. Mariette gracieuse, fine, élégante, dont le décolleté laissait voir ses épaules fermes et pleines, et un grain de beauté à la hase du cou, se tourna aussitôt ; de son éventail, elle lui désigna un siège vide derrière elle, et lui adressa un sourire accueillant, reconnaissant, et significatif. Son mari, calme comme toujours, regarda Nekhludov, et le salua d’un signe de tête. Dans le regard qu’il échangea avec sa femme, on reconnaissait qu’il était le maître, le propriétaire, d’une jolie femme.

À la fin du monologue, un tonnerre d’applaudissements emplit la salle.

Mariette se leva et, retenant d’une main sa robe de soie froufroutante, elle passa dans le fond de la loge, pour présenter Nekhludov à son mari.

Sans cesser de sourire des yeux, le général lui dit qu’il était très heureux, puis il se tut et redevint calme et impénétrable.

— J’aurais dû partir ce soir, mais comme je vous avais promis… dit Nekhludov s’adressant à Mariette.

— Si vous ne voulez pas me voir, vous verrez du moins une merveilleuse artiste, dit Mariette, répondant selon le sens de ses paroles. N’est-ce pas qu’elle était bien dans cette dernière scène ? demanda-t-elle à son mari.

Celui-ci approuva de la tête.

— Cela ne me touche point, dit Nekhludov. J’ai vu aujourd’hui tant de vraie souffrance que…

— Vraiment ? Eh bien, asseyez-vous et racontez.

Le mari prêtait l’oreille à leur conversation, avec un sourire des yeux de plus en plus ironique.

— Je suis allé voir cette malheureuse qui vient d’être enfin relâchée, après une si longue détention. Une créature absolument brisée.

— C’est la femme dont je t’ai parlé, dit Mariette à son mari.

— Ah ! oui. J’ai été très heureux de pouvoir la faire relâcher, répondit-il avec calme, en faisant un mouvement de tête ; et sous sa moustache se dessina un sourire qui parut à Nekhludov tout à fait ironique. Je vais fumer, ajouta-t-il.

Nekhludov restait assis, attendant ce quelque chose que Mariette avait à lui dire, mais elle ne lui disait rien, ne cherchait pas même à lui dire quelque chose, et plaisantait, parlait de la pièce, la croyant intéressante et particulièrement touchante pour Nekhludov.

Nekhludov s’aperçut vite qu’elle n’avait jamais eu rien à lui dire et qu’elle avait simplement voulu qu’il la vit dans toute la séduction de sa toilette de soirée, avec ses épaules et son grain de beauté. Il en ressentit à la fois du plaisir et du dégoût.

Ce voile de charme qui naguère recouvrait tout cela fut soulevé pour Nekhludov, et il vit tout ce qu’il cachait, ou plutôt il voyait à travers ce voile. Il avait plaisir à regarder Mariette, mais il savait qu’elle était une menteuse, vivant avec un mari qui montait en grade au prix des larmes et de la vie de centaines et de centaines d’hommes, et que cela lui importait peu ; que tout ce qu’elle lui avait dit la veille était faux mais qu’elle voulait — il ignorait pourquoi et sans doute elle-même l’ignorait-elle — se faire aimer de lui. Et cela le flattait et l’irritait à la fois. À plusieurs reprises, il fut sur le point de partir ; il prenait même son chapeau, puis restait.

Mais enfin, quand le mari revint dans la loge, ses épaisses moustaches imprégnées d’une forte odeur de tabac, et qu’il laissa tomber sur Nekhludov un regard négligent et protecteur, comme s’il ne le connaissait pas, Nekhludov, avant que la porte ne fût refermée, gagna le couloir, où il prit son pardessus, et quitta le théâtre.

Comme il suivait la perspective Newsky pour rentrer chez lui, il aperçut devant lui, marchant avec assurance sur l’asphalte du large trottoir, une femme grande, bien faite, de mise recherchée et tapageuse, dont le visage, comme tout l’ensemble de la personne, exprimait la conscience de son vilain pouvoir. Tous les passants se retournaient vers elle et la regardaient. Nekhludov qui marchait d’un pas plus rapide la joignit, et, involontairement, la dévisagea à son tour. Son visage, bien que fardé, était beau et, en souriant, elle lança une œillade à Nekhludov. Chose étrange, Nekhludov se rappela aussitôt Mariette ; il venait en effet d’éprouver le même sentiment de séduction et d’aversion qu’il avait ressenti au théâtre.

Après l’avoir rapidement dépassée, Nekhludov tourna rue Morskaia et gagna le quai où il se mit à marcher de long en large au grand étonnement de l’agent de police.

« Elle m’a souri comme l’autre m’a souri au théâtre, quand je suis entré, se disait-il, et l’un et l’autre sourire ont le même sens. La seule différence c’est que celle-ci parle franchement, sans détours : « Tu as besoin de moi ? Prends-moi ! Non ? Passe ton chemin ». Tandis que l’autre feint d’avoir d’autres pensées, d’éprouver des sentiments élevés, délicats. Au fond c’est la même chose. Mais celle-ci au moins est franche ; l’autre ment. En outre, c’est la misère qui a conduit celle-ci à faire ce métier ; tandis que l’autre se joue et s’amuse de cette passion qui est belle, répugnante et terrible. Cette femme de la rue, c’est l’eau sale et puante qui s’offre à ceux chez qui la soif est plus forte que le dégoût ; l’autre, au théâtre, c’est le venin qui empoisonne imperceptiblement tout ce qu’il pénètre. »

Nekhludov se souvint alors de ses relations avec la femme du maréchal de la noblesse ; ces honteux souvenirs l’assaillirent : « Répugnante, cette bestialité de l’homme ! Lorsqu’encore elle se manifeste franchement, du haut de ta vie morale, tu peux la voir et la mépriser ! Que tu succombes ou non, tu restes ce que tu étais. Mais quand cette bestialité se cache sous des dehors soi-disant esthétiques, poétiques, et gagne ton admiration, alors tu t’enlises complètement, et, divinisant la bête, tu ne sais plus distinguer le bien du mal. C’est alors que cela devient terrible ! »

Maintenant Nekhludov voyait cela aussi clairement qu’il voyait devant lui le palais, les fonctionnaires, la forteresse, le fleuve, les bateaux, la Bourse. Et de même qu’il n’y avait pas cette nuit-là de ténèbres calmantes qui donnent le repos, mais une lumière vague, triste, factice, indiscrète, ainsi, dans l’âme de Nekhludov n’existaient plus les reposantes ténèbres de l’ignorance.

Tout était clair. Il était clair que tout ce que l’on tient pour important et bon est insignifiant ou vil, et que tout cet éclat, tout ce luxe, recouvrent des crimes anciens, habituels, qui non seulement sont impunis mais triomphent et resplendissent de tous les attraits que savent inventer les hommes.

Nekhludov eût voulu oublier, ne pas voir, mais cela lui était impossible. Bien que ne voyant pas la source de la lumière qui éclairait son entendement, de même qu’il ne voyait point la source de la lumière répandue sur Pétersbourg, quoique vague, triste, factice, il lui était cependant impossible de ne pas voir ce que lui révélait cette lumière. Et il en ressentait à la fois de la joie et de l’inquiétude.