Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 29

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 212-221).


XXIX

La première chose que fit Nekhludov dès son retour à Moscou fut d’aller à l’infirmerie de la prison pour annoncer à Maslova la triste nouvelle : que le Sénat avait confirmé la sentence du tribunal et qu’elle devait se préparer à partir pour la Sibérie. Quant au recours en grâce, rédigé par l’avocat, et qu’il portait maintenant à Maslova pour le lui faire signer, Nekhludov avait peu d’espoir. Et, chose étrange, il n’en désirait plus la réussite. Il s’était fait à l’idée du départ pour la Sibérie, de l’existence parmi les déportés et les forçats, tandis qu’il se représentait difficilement comment il arrangerait sa vie et celle de Maslova, si elle était acquittée. Il se rappelait les paroles que disait l’écrivain américain Thoreau, quand l’esclavage régnait en Amérique : dans le pays où l’esclavage est légal et protégé, la prison est le seul endroit qui convienne à un honnête citoyen. Nekhludov pensait de même, surtout après son voyage à Pétersbourg et tout ce qu’il y avait vu et appris. « Oui, dans la Russie d’aujourd’hui, le seul endroit convenable pour un honnête homme, c’est la prison ! » se disait-il. C’était le sentiment qu’il éprouvait en approchant de la prison et en y pénétrant.

Le portier de l’infirmerie ayant reconnu Nekhludov, lui apprit aussitôt que Maslova n’était plus là.

— Et où est-elle ?

De nouveau en prison.

— Mais pourquoi ? demanda Nekhludov.

— Oh ! C’est une telle engeance, Votre Excellence ! répondit le portier avec un sourire méprisant. Elle faisait des siennes avec l’aide-chirurgien. Alors le médecin en chef l’a flanquée à la porte.

Nekhludov n’aurait pas cru que Maslova et ses sentiments lui tinssent tant à cœur. Cette nouvelle le stupéfia. Il ressentit un choc semblable à celui qu’on éprouve à l’annonce d’un grand malheur inattendu. Une cruelle souffrance l’envahit. Le premier sentiment que provoqua en lui cette nouvelle fut de la honte. Avant tout il se jugea ridicule avec son rêve joyeux sur sa rénovation morale. Toutes les paroles avec lesquelles elle avait repoussé son sacrifice, ses reproches, ses larmes, tout cela n’était, pensait-il, qu’une ruse de femme dépravée afin de tirer de lui le meilleur parti possible. Il lui semblait maintenant avoir remarqué, lors de sa dernière entrevue avec elle, les indices de cette perversité désormais certaine. Tout cela se heurtait dans son esprit pendant que, machinalement, il remettait son chapeau et sortait de l’infirmerie. « Que faire maintenant ? se demandait-il. Suis-je lié à elle ? Ne suis-je pas rendu libre maintenant par le fait de sa conduite ? » Mais aussitôt cette question posée, il comprit qu’abandonner Maslova, se croire libre, ce n’était pas la punir, ce qu’il désirait, mais se punir soi-même. Et cette idée l’épouvanta.

« Non ! loin de modifier ma résolution, cela ne peut que l’affermir. Quelle agisse à son gré. Ses intrigues avec l’aide-chirurgien, eh bien ! c’est son affaire. La mienne, à moi, est d’obéir à ma conscience, se disait-il. Or ma conscience exige le sacrifice de ma liberté pour le rachat de ma faute. Ma décision de l’épouser, et de la suivre partout où elle ira demeure inébranlable, » se disait-il, avec une obstination irritée, en se dirigeant d’un pas ferme vers la grande porte de la prison. Arrivé là, il pria le gardien de service d’avertir le directeur qu’il désirait voir Maslova. Le gardien qui connaissait Nekhludov lui communiqua une grande nouvelle : le capitaine avait demandé sa retraite, et un autre directeur, très sévère, venait de le remplacer.

— Ah ! c’est dur maintenant ! ajouta le gardien. C’est terrible ! Il est ici ; on va vous annoncer.

En effet, le directeur se rendit bientôt auprès de Nekhludov. Le nouveau directeur était un homme grand et osseux aux pommettes saillantes, lent dans ses mouvements et morne.

— Les visites ne sont autorisées qu’aux jours réglementaires, et dans le parloir commun, dit-il sans regarder Nekhludov.

— C’est que je voudrais faire signer un recours en grâce.

— Vous pouvez me le remettre.

— J’ai absolument besoin de voir personnellement la détenue. Auparavant on m’y autorisait toujours.

— C’était auparavant, dit le directeur en jetant sur Nekhludov un regard rapide.

— J’ai une autorisation du gouverneur, insista Nekhludov en tirant son portefeuille.

— Permettez, fit alors le directeur sans le regarder en face. Il prit la feuille entre ses longs doigts blancs, osseux, dont l’index était orné d’une bague d’or, et il lut lentement le papier que lui avait remis Nekhludov.

— Veuillez passer au bureau, dit-il.

Cette fois, dans le bureau, il n’y avait personne. Le directeur s’assit à une table et se mit à feuilleter des papiers, marquant ainsi son intention d’assister à l’entretien.

Nekhludov demanda alors au directeur s’il pourrait voir également une détenue politique, Bogodoukhovskaia. Le directeur répondit d’un ton bref que c’était impossible.

— Les entrevues avec les prisonniers politiques sont interdites, déclara-t-il en se replongeant dans la lecture de ses papiers.

Nekhludov, qui avait dans sa poche la lettre destinée à Bogodoukhovskaia, se sentit dans la situation d’un homme pris en faute, dont les plans sont dévoilés et ruinés.

Quand Maslova entra dans le bureau, le directeur releva la tête et, sans regarder ni Maslova ni Nekhludov, prononça : « Vous pouvez. » Et il se plongea de nouveau dans ses papiers.

Maslova portait son ancien costume de prison, jupe et camisole blanches, un fichu sur la tête. L’expression froide et hostile qu’elle remarqua sur le visage de Nekhludov la fit rougir et, saisissant le bord de sa camisole, elle baissa les yeux. Son trouble convainquit Nekhludov que le portier de l’infirmerie avait dit vrai.

Il désirait ardemment l’accueillir de la même façon qu’auparavant, mais il ne put comme il le voulait lui tendre la main, si forte était la répugnance qu’elle lui inspirait.

— Je vous apporte une mauvaise nouvelle, lui dit-il d’une voix calme, sans la regarder ni lui tendre la main. Le Sénat a rejeté le pourvoi.

— J’en étais sûre, fit-elle d’une voix étrange, comme si elle étouffait.

En toute autre circonstance Nekhludov lui eût demandé l’explication de ces paroles ; cette fois il se contenta de la regarder. Ses yeux étaient pleins de larmes.

Mais au lieu de l’attendrir, cela ne fit que l’exaspérer contre elle.

Le directeur se leva et se mit à marcher de long en large.

Malgré l’irritation que ressentait Nekhludov contre Maslova, il crut devoir lui exprimer ses regrets au sujet de la décision du Sénat.

— Ne vous désespérez pas, dit-il. Il reste encore le recours en grâce, et j’espère que…

— Oh ! ce n’est pas cela… dit-elle en le regardant de ses yeux humides, un peu loucheurs.

— Qu’est-ce donc ?

— Vous êtes allé à l’infirmerie, et probablement on vous aura dit…

— Quoi ! C’est votre affaire, dit-il froidement. Ses paroles avaient réveillé en lui, avec une force nouvelle, le sentiment cruel de son orgueil offensé. « Lui un homme du monde, que la jeune fille de la meilleure famille eût été heureuse d’épouser, il s’était offert comme époux à cette femme, mais elle, ne pouvant attendre, nouait une intrigue avec l’aide-chirurgien ! » Il la dévisageait haineusement.

— Tenez, voici la requête à signer, dit-il en posant sur la table une grande enveloppe qu’il venait de tirer de sa poche.

Du bout de son fichu elle essuya ses larmes, puis s’assit devant la table et demanda ce qu’elle devait écrire et où l’écrire.

Il lui indiqua l’endroit. Elle s’assit devant la table, retenant de sa main gauche sa manche droite. Lui, debout devant elle, regardait son dos penché, que secouaient par instants des sanglots contenus. Et dans son âme luttaient les bons et les mauvais sentiments : son orgueil offensé, et sa pitié pour elle, pour sa souffrance. Ce dernier sentiment l’emporta.

Quel sentiment dans son âme précéda l’autre ? Son cœur fut-il d’abord pris de pitié pour elle ; ou se souvint-il de ses propres péchés, de cette même turpitude qu’il lui reprochait ? Il n’eût su le dire, car soudain, et en même temps, il se sentit coupable et se mit à la plaindre.

Quand elle eut fini d’écrire elle essuya à sa jupe ses doigts tachés d’encre, puis se leva et le regarda.

— De toutes façons, quoi qu’il arrive, ma résolution restera la même, lui dit Nekhludov.

La pensée qu’il lui pardonnait augmenta en lui sa tendresse pour elle, et il éprouva le besoin de la consoler.

— Je ferai ce que j’ai dit. Je vous suivrai en quelque lieu qu’on vous envoie.

— C’est inutile ! fit-elle vivement, toute rayonnante.

— Et pensez à ce qui vous sera nécessaire pour la route.

— Je crois n’avoir besoin de rien de particulier. Merci.

Le directeur s’approcha d’eux, et Nekhludov, sans attendre son invite, prit congé d’elle et sortit, emportant dans son âme un sentiment jusqu’alors inconnu : la joie douce, le calme profond et l’amour pour tous les hommes. Ce qui lui causait cette joie et l’élevait à un sommet jusqu’alors inaccessible, c’était la conscience qu’aucun acte de Maslova ne pourrait modifier son amour pour elle. Qu’elle se fasse courtiser par l’aide-chirurgien, c’est son affaire. Lui l’aime non pour soi, mais pour elle et pour Dieu.

En réalité les relations de Maslova avec l’aide-chirurgien, pour lesquelles on l’avait chassée de l’infirmerie et auxquelles croyait Nekhludov, avaient été celles-ci : Un jour que l’infirmière l’avait envoyée chercher des plantes pectorales à la pharmacie, située au bout du couloir, elle avait rencontré Oustinov, l’aide-chirurgien, un homme grand au visage bourgeonné qui, depuis longtemps, la poursuivait de ses assiduités. Il avait empoigné Maslova ; en se débattant, elle l’avait repoussé si brusquement qu’il était allé se heurter contre une étagère, faisant tomber deux flacons qui s’étaient brisés.

Le médecin en chef qui traversait à ce moment le corridor entendit le bruit du verre cassé et aperçut Maslova toute rouge qui franchissait rapidement la porte, et il s’écria avec humeur :

— Eh ! toi, ma petite, si tu fais tes manières, j’aurai vite fait de te congédier d’ici ! Que s’est-il passé ? demanda-t-il à l’aide-chirurgien en le regardant sévèrement par-dessus ses lunettes.

Celui-ci, avec un sourire, se mit à se justifier.

Mais le docteur ne le laissa pas achever ; il leva la tête pour le regarder cette fois à travers ses lunettes et s’éloigna, et le même jour il demanda au directeur de la prison de lui envoyer à la place de Maslova une infirmière plus sérieuse.

Voilà ce qui s’était passé entre Maslova et l’aide-chirurgien. Son renvoi de l’hôpital motivé par ses manières avec les hommes était particulièrement pénible à Maslova, car, depuis qu’elle avait retrouvé Nekhludov, les relations sexuelles qui depuis longtemps lui répugnaient, lui inspiraient maintenant un insurmontable dégoût. Elle était désolée, au point d’en verser des larmes d’attendrissement sur elle-même, de ce qu’en raison de son passé et de sa situation actuelle, chacun, y compris l’aide-chirurgien bourgeonné, se croyait le droit de l’offenser et s’étonnait de ses résistances. Aussi, en se rendant auprès de Nekhludov, voulait-elle se justifier de l’accusation mensongère qu’il devait certainement connaître. Mais, aux premiers mots, elle avait senti qu’il ne la croirait pas et que ses explications ne feraient que confirmer son opinion ; les larmes lui avaient resserré la gorge et elle s’était tue. Maslova continuait à s’imaginer qu’elle ne lui pardonnerait pas et le haïssait, comme elle le lui avait dit à leur seconde entrevue. Mais depuis longtemps elle l’aimait de nouveau, et si fortement qu’elle faisait, malgré soi, tout ce qu’il désirait : elle avait cessé de boire, de fumer, elle avait rejeté toute coquetterie et était entrée comme servante à l’infirmerie. Tout cela elle le faisait uniquement parce qu’elle savait qu’il le désirait. Et si, chaque fois qu’il lui en parlait, elle repoussait résolument son sacrifice de l’épouser, cela provenait de son désir de lui répéter ces fières paroles qu’elle lui avait dites une fois, et surtout parce qu’elle savait que le mariage avec elle ferait le malheur de Nekhludov. Mais si elle était fermement résolue à ne pas accepter son sacrifice, cependant il lui était pénible de penser qu’il la méprisait, qu’il la croyait incapable d’être autre chose que ce qu’elle avait été et qu’il ne voyait point le changement qui s’était opéré en elle. La pensée qu’il la croyait capable d’avoir commis quelque vilenie à l’infirmerie la tourmentait infiniment plus que de savoir qu’elle était irrévocablement condamnée aux travaux forcés.