Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 18-21).


III

De Kouzminskoié, Nekhludov se rendit dans la propriété dont il avait hérité de ses tantes, celle-là même où il avait connu Katucha. Il voulait s’occuper de ses terres ici comme à Kouzminskoié, et, de plus, se renseigner, si possible, sur Katucha et sur leur enfant : celui-ci était-il vraiment mort et comment ? Il arriva de bonne heure à Panovo, et ce qui l’étonna d’abord en entrant dans la cour, ce fut le délabrement de toutes les constructions et surtout de la vieille maison. Le toit de fer, jadis peint en vert, négligé depuis longtemps, était rouge de rouille et soulevé en plusieurs endroits, probablement par les orages ; sur plusieurs points, là où c’était le plus facile, on avait volé le bois qui recouvrait les murs, et de ceux-ci sortaient de gros clous rouillés. Les deux perrons, celui du devant, et principalement celui de derrière, particulièrement gravé dans sa mémoire, étaient pourris et défoncés ; il n’en restait plus que la carcasse ; à quelques fenêtres, des planches remplaçaient les vitres ; le pavillon dans lequel vivait l’intendant, la cuisine, les écuries, tout était vieux et gris. Le jardin seul n’était pas abîmé ; il avait poussé, épaissi, et il était tout en fleurs ; derrière la haie, on voyait, comme de grands nuages blancs, les branches fleuries des cerisiers, des pommiers, des pruniers. Le massif de lilas était fleuri comme douze années auparavant, le jour où Nekhludov, jouant à courir avec Katucha, alors dans sa seizième année, était tombé et s’était piqué aux orties. Un mélèze planté près de la maison par Sophie Ivanovna, et qu’il avait vu haut comme un pieu, était maintenant un grand arbre, bon pour une poutre, tout revêtu d’une mousse veloutée, verte et jaune. La rivière coulait entre ses rives, écumant avec bruit à l’écluse du moulin. Derrière la rivière, le bétail rassemblé du village paissait dans la prairie. Le gérant, un séminariste qui n’avait pas terminé ses études, vint en souriant au-devant de Nekhludov, dans la cour ; sans cesser de sourire, il l’invita à entrer au bureau, comme si, par son sourire, il lui réservait une surprise ; puis il se retira derrière la cloison, où Nekhludov entendit des chuchotements, puis tout se tut. Le cocher repartit dans un tintement de grelots, après avoir reçu son pourboire, et un silence complet s’établit. Une jeune fille, pieds nus, en chemise brodée, passa très vite devant la fenêtre, puis, derrière elle, un paysan frappant le sol de ses grosses bottes.

Nekhludov s’assit près de la fenêtre et se mit à regarder et à écouter. L’air frais du printemps, qui soulevait ses cheveux sur son front en sueur et le papier posé sur l’appui tailladé de la fenêtre, lui apportait une odeur saine de terre fraîchement remuée. Sur la rivière : « tra-pa-tap, tra-pa-tap », on entendait le bruit cadencé des battoirs frappant le linge, et ces sons se répandaient sur la nappe d’eau ; de l’écluse, brillant au soleil, on entendait encore, dans le moulin, la chute régulière de l’eau ; et en même temps, avec un bourdonnement effrayé, une mouche passa près de son oreille.

Et Nekhludov se rappela avoir entendu jadis, ici même, quand il était encore jeune et innocent, ce bruit des battoirs sur le linge mouillé et cette chute régulière de l’écluse ; il se rappela qu’une brise printanière soulevait ainsi ses cheveux sur son front moite, et les feuilles de papier sur l’appui tailladé de la fenêtre, et qu’une mouche était passée auprès de son oreille ; et, non seulement il se rappelait le garçon de dix-huit ans qu’il était alors, mais il se sentait le même, avec la même fraîcheur, la même pureté, apte à accomplir les plus belles choses ; mais en même temps, comme dans un rêve, il sentait que cela n’était plus, et il devint très triste.

— À quelle heure voulez-vous dîner ? lui demanda le gérant, en souriant.

— Quand vous voudrez… Je n’ai pas faim. Je vais faire un tour dans le village.

— Ne voudriez-vous pas tout d’abord entrer à la maison ; chez moi, à l’intérieur, tout est en ordre. Voulez-vous voir, puisqu’à l’extérieur…

— Non, plus tard ; pour le moment, dites-moi, je vous prie, s’il y a ici une femme, Matrena Kharina ? (C’était la tante de Katucha).

— Mais oui, dans le village, et elle m’en donne des ennuis. Elle tient le débit. Je la rudoie, mais je ne puis dresser procès-verbal : elle est vieille, puis elle a des petits enfants, — dit l’intendant avec ce même sourire, qui montrait le désir d’être aimable envers le maître, et l’assurance que Nekhludov, comme lui, comprenait toutes choses.

— Et où demeure-t-elle ? Je veux aller la voir.

— À l’autre bout du village, la troisième maison avant la dernière. Sur votre gauche vous verrez une izba de briques, et derrière c’est sa masure. Mais il vaut mieux que je vous conduise, dit le gérant avec un sourire joyeux.

— Non, merci, je trouverai ; et, en attendant, réunissez, je vous prie, les paysans devant la maison, pour que je leur parle des terres, dit Neklhudov, qui avait l’intention de prendre ce soir même, si possible, les mêmes arrangements avec ces paysans qu’avec ceux de Kouzminskoié.