Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 377-381).


IX

Accompagné du soldat, Nekhludov se retrouva de nouveau dans la sombre cour faiblement éclairée par les feux rouges des lanternes.

— Où vas-tu ? demanda un soldat qu’ils rencontrèrent, à celui qui accompagnait Nekhludov.

— Dans la cinquième salle.

— On ne passe pas par ici : c’est fermé à clef ; il faut entrer par l’autre perron.

— Et pourquoi est-ce fermé ?

— C’est le chef qui a fermé ; et il est parti au village.

— Alors, par ici.

Le soldat conduisit Nekhludov vers un autre perron, en suivant le chemin de planches. Dans la cour, on entendait, venant de l’intérieur, un bourdonnement de voix et la rumeur de l’agitation, comme auprès d’une ruche en travail, mais quand Nekhludov s’approcha et que la porte s’ouvrit, cette rumeur grandit encore et se transforma en un bruit tumultueux de voix qui s’apostrophaient, s’injuriaient et riaient. À ce bruit se mêlaient les sons variables et changeants des chaînes ; et une lourde puanteur se dégageait de là.

Ces deux sensations : le bruit des voix mêlé au son des chaînes, et cette horrible puanteur se confondaient toujours pour Nekhludov en une seule et même impression pénible, une sorte d’écœurement moral qui allait jusqu’à la nausée physique. Et ces deux sensations se confondaient et se renforçaient l’une l’autre.

Dans le vestibule où était placé un cuveau puant, appelé en Sibérie paracha, la première chose que vit Nekhludov ce fut une femme assise au bord du cuveau. En face d’elle, un homme en béret plat comme une crêpe, posé de côté sur sa tête rasée, causait avec elle. En apercevant Nekhludov, le prisonnier cligna de l’œil et dit :

— Le tsar lui-même ne peut retenir l’eau !

Et la femme rabattit les pans de sa capote et baissa les yeux.

Du vestibule partait un corridor sur lequel donnaient les portes des salles. La première était celle des familles, puis venait une grande salle pour les célibataires, et au bout du corridor deux petites salles pour les condamnés politiques. Le bâtiment de cette étape, construit pour loger cent cinquante personnes, en contenait quatre cent cinquante, et il était tellement bondé que les prisonniers n’ayant pas trouvé de place dans les salles encombraient le corridor. Les uns étaient assis ou couchés par terre ; d’autres allaient et venaient, avec des théières vides ou pleines d’eau chaude. Parmi eux se trouvait Tarass. Il courut au devant de Nekhludov et le salua affectueusement. Le bon visage de Tarass était tout couvert de taches bleues, et il avait un œil tout noir.

— Que t’est-il arrivé ? lui demanda Nekhludov.

— J’ai eu une affaire ! répondit Tarras en souriant.

— Ils ne font que se battre ! dit avec dédain le gardien.

— C’est à cause de sa femme, ajouta un prisonnier qui marchait derrière eux. Il s’est battu avec Fedka, le borgne.

— Et Fedosia, que devient-elle ? demanda Nekhludov.

— Elle va bien. Je lui porte de l’eau chaude pour le thé, répondit Tarass en entrant dans la salle des familles.

Par la porte, Nekhludov y jeta un coup d’œil. Toute la salle était remplie de femmes et d’hommes sur les couchettes ou par terre. Les vêtements trempés qu’on faisait sécher dégageaient une buée épaisse, et les voix des femmes formaient un bourdonnement ininterrompu. La porte voisine était celle de la salle des célibataires. Cette salle était plus remplie encore ; la foule bruyante débordait jusque dans le corridor, et les prisonniers, dans leurs vêtements mouillés, se partageaient quelque chose. Le gardien expliqua à Nekhludov que l’élu du convoi remettait aux cantiniers, en échange de jetons, l’argent des provisions prématurément perdu par les joueurs. À la vue du sous-officier et du monsieur, les plus rapprochés se turent et considérèrent les intrus d’un regard malveillant. Parmi les cantiniers, Nekhludov aperçut Fédorov, le forçat qu’il connaissait, et qui avait toujours auprès de lui un jeune prisonnier pitoyable, pâle et bouffi, aux sourcils soulevés ; il vit aussi un hideux vagabond au visage marqué de la petite vérole, sans nez, qui, au su de tous, lors d’une évasion dans les marécages, avait tué un camarade et mangé sa chair. Il se tenait dans le corridor, sa capote mouillée jetée sur une épaule, et d’un air hardi et moqueur, il regardait Nekhludov sans s’écarter devant lui. Nekhludov le contourna.

Si familier que fût pour Nekhludov ce spectacle depuis trois mois qu’il voyait ces quatre cents condamnés en différentes circonstances : par la chaleur, dans le nuage de poussière soulevé par leurs chaînes, pendant les arrêts le long du chemin, pendant les haltes, dans la cour où se passaient librement et ouvertement d’épouvantables scènes de débauche, chaque fois qu’il se trouvait parmi eux et sentait, comme à présent, leur attention portée sur lui, chaque fois, il éprouvait un cruel sentiment de honte et se sentait presque coupable envers eux. Et ce double sentiment de honte et de culpabilité lui était d’autant plus pénible qu’il s’y joignait un sentiment non moins invincible de dégoût et d’horreur. Il savait que dans les conditions où ils se trouvaient ils ne pouvaient être autres, et cependant il ne pouvait dominer le dégoût qu’ils lui inspiraient.

— Ils vivent bien, les fainéants ! entendit Nekhludov comme il s’approchait de la porte de la salle des politiques. Et une voix enrouée ajouta un grossier juron.

Et l’on entendit un rire malveillant et railleur.