Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 382-385).


X

Après avoir dépassé la salle des célibataires, le sous-officier qui accompagnait Nekhludov le quitta en lui disant qu’il reviendrait le chercher avant l’appel. À peine s’était-il éloigné qu’un prisonnier nu-pieds, relevant ses chaînes, s’approcha tout près de Nekhludov en exhalant une âcre odeur de sueur, et lui dit mystérieusement :

— Venez à notre aide, monsieur ! On a tout à fait entortillé le garçon. On l’a saoulé. Ce matin, à l’appel, il s’est dit Karmanov. Venez à son aide. Nous autres, nous ne pouvons pas, on nous tuerait, dit le prisonnier, en regardant avec inquiétude autour de lui, et s’éloignant vivement de Nekhludov.

Il s’agissait d’un forçat, Karmanov, qui avait décidé un prisonnier, qui lui ressemblait et qui était simplement déporté, de faire l’échange de leurs peines : le forçat deviendrait un déporté, et le déporté irait à sa place au bagne.

Nekhludov connaissait déjà cette affaire, car le même prisonnier l’en avait prévenu huit jours auparavant. Il fit signe de la tête qu’il avait compris et qu’il ferait tout ce qu’il pourrait ; puis, sans se retourner, il alla plus loin.

Nekhludov connaissait ce prisonnier depuis Ekaterinebourg, où il l’avait prié d’obtenir pour sa femme l’autorisation de l’accompagner, et il était surpris de son acte. C’était un homme de taille moyenne, d’environ trente ans, l’air d’un paysan russe le plus ordinaire, condamné aux travaux forcés pour tentative d’assassinat ayant le vol pour mobile. Il s’appelait Makar Dievkine. Son crime était assez bizarre. Selon Makar, lui-même n’en était point l’auteur, mais l’esprit malin, Lui. Un voyageur, racontait-il était venu chez son père et avait loué, moyennant deux roubles, une charrette pour se rendre à un village situé à quarante verstes de là. Le père ordonna à Makar de conduire le voyageur. Il avait attelé le cheval, s’était préparé au départ, et avait bu le thé en compagnie du voyageur. Pendant qu’ils buvaient le thé, le voyageur avait raconté qu’il partait pour se marier et qu’il emportait sur lui cinq cents roubles gagnés à Moscou. Ayant appris cela, Makar était sorti dans la cour et avait glissé une hache sous la paille du traîneau. « Je ne sais pas moi-même pourquoi j’ai pris la hache », racontait-il. « Prends la hache, me dit-il, et je l’ai prise… On monta, on partit ; nous avancions. Ça va bien. J’avais complètement oublié la hache. Voilà que nous approchons du village. Il restait encore six verstes. Avant le croisement du chemin de traverse avec la grand’route il y a une montée. Je descendis du traîneau et marchai à côté. Et voilà que Lui me souffle : « À quoi penses-tu ? En haut de la côte la route fourmille de passants. Après c’est le village, et il emportera l’argent. Si tu veux le faire il n’y a pas à attendre. » Alors je me baissai vers le traîneau comme pour ranger la paille, et voici que la hache se trouva toute seule sous ma main. Le voyageur se retourna : « Qu’est-ce que tu fais ? » me dit-il. Alors je levai la hache pour le frapper. Mais l’homme sauta vivement du traîneau et me saisit le bras. « Que fais-tu misérable ?… » Il me jeta dans la neige. Moi, je ne luttai même pas et me laissai faire. Il m’attacha les mains avec sa ceinture, me jeta dans le traîneau et me conduisit directement au poste. On m’a mis en prison, jugé. Dans ma commune on donna sur moi de bons renseignements ; mon patron me donna aussi un bon témoignage ; mais je n’avais pas les moyens de me payer un avocat, dit Makar, et j’en ai eu pour quatre ans de travaux forcés. »

Et voilà que ce même homme, pour sauver un de ses compagnons, révélait à Nekhludov le secret des prisonniers, bien qu’il sût qu’en faisant cela il risquait sa vie, car s’ils en avaient eu connaissance, ils l’eussent certainement étranglé.