Résurrection (Giraud)

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Le Scribe
(p. 81-87).

RÉSURRECTION



C’est le boudoir d’il y a dix ans, le même, — un peu fané. Le rose Pompadour des tentures a blanchi. Les ganses des rideaux ont éteint leurs lumières d’argent. Dans les trumeaux, sous des festonnées de fleurs, les glaces au tain humide réfléchissent les objets comme dans un brouillard. Sur son piédouche de nacre, pose la pendule Céladon, les aiguilles arrêtées sur l’heure de l’adieu. Deux vases de jaspe au long col s’élancent aux coins de la cheminée, dominant la silencieuse hilarité de magots chinois, dont les grimaces attristent. Sur les panneaux s’enguirlandent une poursuite de petits Amours. La poussière donne aux toiles la mélancolie des choses délaissées. Les Cupidons peints, ralentissant leur course, semblent mener le deuil blanc d’un de leurs frères, — amour de chair, celui-là, — nourri de baisers & de mignardises, & mort un jour entre nous deux, il y a dix ans, dans ce boudoir.


Alors elle était belle, heureuse, adorée. Son âme avait aimanté mon âme. Elle sollicitait comme une énigme. Ses yeux glauques, profonds, invitants, — à la fois lumineux & sombres, avaient un changeant mystère. D’une boréale blancheur, sa peau ne s’avivait pas aux pommettes. Une luxuriante chevelure blonde coiffait d’or fluide sa tête pâle. Elle s’entourait des étoffes qui flattaient son teint, & sa toison flave semblait éclore de sa robe neigeuse, comme d’un lys blanc — une étamine fauve.

Son amour était de glace comme son corps ; mais de cette glace polaire si froide qu’elle fait l’illusion d’une brûlure. Ses dédains attiraient comme des avenances. Ses refus étaient encore des caresses, — charme étrange, insaisissable & pénétrant de cette passion hivernale. Et lentement, aux tiédeurs d’Avril, avait battu le cœur de la fille de givre ; & toutes ces virginités d’hermine, toutes ces blancheurs de banquise subissaient enfin le dégel rose du baiser.

Alors, s’éternisait le tête-à-tête, dans l’intimité du boudoir. C’était une églogue moderne, — sur un sofa. Sa parole ailée volait au ciel de la fantaisie, mignonne, pépiante & colorée comme un oiseau-mouche. Je lui lisais les vers amoureux de Sully-Prud’homme & de Coppée, tandis que sur l’exquise édition Lemerre, tamisé par les ramages des rideaux, le soleil jouait en fleurs de lumière. Puis, un jour, secouant notre kief, un départ brusque, un adieu balbutié, une séparation qui devait durer un mois, — qui dura dix ans.


Et maintenant, je la revois par hasard, presque vieille. Sa robe feuille-morte s’attendrit des mélancolies d’octobre. Son buste aux florentines cambrures, épaissi par l’âge, a perdu la sveltesse de son jet, l’attache délicate du cou, la ligne harmonieuse des épaules. Aux tempes, se plisse une patte d’oie. Les fossettes deviennent des rides. Rouges, les paupières clignotent sur des yeux sans regard. La peau laiteuse est couperosée. Le pourpris des lèvres bleuit. La chevelure blonde, aux annelures d’or, fonce & paraît brune. Autrefois chaud & bien posé, son contralto a des notes tremblées d’ancien virginal. Honteuse d’être ainsi déchue, elle se roidit. D’un ton dégagé, elle récite une banalité mondaine. Mais la voix s’étrangle, mouillée de pleurs. Et nous nous retrouvons, la main dans la main, sur le sofa. Nous parlons de notre amour avec une douceur recueillie, — comme on parle des aimés qui sont morts. Comme il est berçant, le rappel des choses ! Nous revivons tout : le nonchaloir des divans ; l’inassouvie contemplation de nous-mêmes ; l’égrènement perlé des rires ; l’envol apparié de nos fantaisies, et, — dans les pays artificiels, sous un ciel rose, à travers les prairies idéalement vertes, nos recherches de l’inconnu, ce trèfle à cinq feuilles. Puis, l’exil & ses rancœurs, l’absence & ses lancinantes blessures ! Ce boudoir, elle l’a clos de ses mains fébriles, le soir de l’adieu. Elle a défendu d’y jamais entrer. Comme relique d’amour, elle a voulu emporter sa robe blanche, la préférée. Et, quand elle a perdu l’espoir du retour, elle a renfermé la toilette dans un coffre d’ébène, oblong & noir comme un cercueil, et, navrée, il lui a semblé qu’elle s’ensevelissait elle-même.

Le jour baisse, le soleil sombre à l’horizon, & le boudoir s’obscurcit. De tous ces souvenirs remués s’exhale un parfum troublant, comme d’un vieux sachet d’ylang-ylang. Une tendresse nous pénètre, et je prie la pauvre ridée de remettre la robe d’autrefois.


Elle me sourit tristement & s’éloigne. Je reste seul. Il me semble que j’ai rêvé. Le temps s'est arrêté il y a dix ans, comme la pendule.


Tout à coup, — un pas léger retentit, & dans l’encadrement noir de la porte, vague, une forme pâle apparaît.

Un dernier rayon de soleil perce les rideaux, et lui fait un sillage de lumière. Et, comme elle s’avance, un cri m’échappe. Sa taille s’est affinée. Son buste a repris la désinvolture rhythmique de la jeunesse. Au front, aux tempes, plus de rides. S’éclairant d’elle-même, la peau éblouit. Les yeux, bleus et verts, attirent, noient. Et sur les lames blanches de la robe, & sur le grain blanc des épaules, se tord puissamment la lourde crinière fauve, — que le soleil couchant poudre d’étincelles.

Et tu m’es rendue, ô mienne ! Une clarté qui vient de toi, plus intense que celle du jour, illumine. Le boudoir revit & s’emparadise. Les tentures rosissent comme des chairs ; les glaces se renvoient de claires images ; la pendule sonne ; les magots grimacent un éclat de rire ; les argents & les ors chantent leur gamme luisante ; & les petits dieux des panneaux, las de leur deuil blanc, dans un fouillis d’ailes et de carquois, se précipitent. Tout fête la résurrection. Tu m’es rendue. Absence, exil, vieillesse, — mensonges ! Et l’amour seul est vrai, l’amour enjouvence, l’amour divinise ! D’un souvenir, il rajeunit. Une larme humecte les feuilles mystiques du passé, et les feuilles jaunes ont une reverdie ! — Tels s’épanouissent dans la mort, d’eau pure arrosés, les pétales secs de la fleur de Jéricho.