Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/07

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Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 121-140).

CHAPITRE VII


I


— Que Votre Excellence daigne entrer, on l’attend là-haut ! — dit à Nekhludov, avec un sourire complaisant, le gros portier de la maison des Korchaguine, en s’avançant vers lui jusque sur le perron. — On est à table. On prie Votre Excellence de monter à la salle à manger.

Le portier fit entrer Nekhludov dans le vestibule ; puis, allant vers l’escalier, il tira le cordon d’une sonnette.

— Est-ce qu’il y a du monde ? — demanda Nekhludov tout en ôtant son pardessus.

— Il y a M. Kolossoff et puis Michel Sergueievitch ; mais, sauf cela, personne, — répondit le portier.

Au haut de l’escalier se montra l’élégante figure d’un valet de chambre en habit, des gants blancs aux mains.

— Que Votre Excellence daigne monter ! On la prie d’entrer.

Nekhludov monta l’escalier, traversa l’immense et somptueuse antichambre, et entra dans la salle à manger. Autour de la grande table était assise toute la famille des Korchaguine, à l’exception de la mère de Missy, la princesse Sophie Vassilievna, qui prenait toujours ses repas dans sa chambre. Le vieux Korchaguine occupait le haut de la table : il avait à sa droite le médecin de la maison, à sa gauche son ami Ivan Ivanovitch Kolossof, ancien fonctionnaire, à présent membre du conseil d’administration d’une banque. Puis venaient, à gauche, Miss Redort, l’institutrice de la petite sœur de Missy, et cette sœur elle-même, une enfant de quatre ans ; à droite, en face d’elle, le frère de Missy, Petia, collégien de la septième classe, qui se préparait à passer ses examens, et un jeune étudiant, son répétiteur. Plus loin, vis-à-vis l’un de l’autre, étaient assis Michel Sergueievitch Téléguine ou Mitia, fils d’un premier mariage de la princesse Korchaguine, et une parente pauvre, Catherine Alexievna, vieille fille et slavophile ; et enfin, au bas de la table, Missy, avec une place vide entre elle et la vieille demoiselle.

— Ha ! voilà qui est bien ! Arrivez vite, nous n’en sommes encore qu’au poisson ! — dit le vieux Korchaguine en levant sur Nekhludov ses yeux injectés de sang.

— Etienne ! — cria-t-il ensuite au majestueux maître d’hôtel ; et il lui fit signe d’avoir à conduire Nekhludov à la place qui lui était réservée.

Nekhludov connaissait depuis longtemps le vieux Korchaguine, et bien souvent déjà il l’avait vu à table : mais, ce soir-là, son visage rouge et congestionné, sa bouche sensuelle, son gros cou, l’ensemble de sa figure, et jusqu’à la façon dont il passait un coin de sa serviette dans le revers de son gilet, tout cela le frappa désagréablement. Il se rappela aussitôt, malgré lui, tout ce qu’on lui avait dit de la dureté de cet homme, qui, dans le temps où il était gouverneur de province, avait fait fusiller une foule de malheureux, et même en avait fait pendre un bon nombre.

— On va tout de suite s’occuper de servir Votre Excellence ! — dit Etienne en prenant dans un des tiroirs du buffet une grande cueiller[1] à soupe, pendant que l’élégant valet de chambre se plaçait derrière la chaise vide, et que Missy rarrangeait, sur l’assiette de Nekhludov, un des plis de la serviette artistement dressée en forme d’éventail.

Mais Nekhludov dut d’abord faire le tour de la table et serrer la main de chacun des convives. Chacun se leva de sa chaise pour lui tendre la main, à l’exception des dames et du vieux Korchaguine. Et cette promenade autour de la table, et ces poignées de main données à des personnes à quelques-unes desquelles il n’avait même jamais adressé la parole, tout cela lui parut, ce soir-là, particulièrement ridicule et désagréable.

Il s’excusa de venir si tard ; et déjà il s’apprêtait à s’asseoir à sa place, entre Missy et Catherine Alexievna, quand le vieux Korchaguine exigea que, à défaut d’un petit verre d’eau-de-vie, il prît au moins des hors-d’œuvre. Nekhludov dut s’approcher de la petite table où étaient les hors-d’œuvre, le homard, le caviar, le fromage, les anchois. Il s’imaginait n’avoir pas faim ; mais le fait est qu’ayant goûté au caviar il se mit à dévorer avec avidité.

— Hé bien ! avez-vous sapé les bases ? — lui demanda Kolossov, reprenant ironiquement l’expression employée peu de temps auparavant par un journal réactionnaire, dans un article destiné à montrer les dangers de l’institution du jury. — Vous avez acquitté des coupables, condamné des innocents, hein, n’est-ce pas ?

— Sapé les bases ! Sapé les bases ! — répéta le vieux prince en se tordant de rire. Il éprouvait une confiance illimitée dans l’esprit et la science de son ami, dont il partageait pleinement les opinions libérales.

Mais Nekhludov, au risque de paraître impoli, ne répondit rien. Il s’assit devant son assiette, se servit du potage, et continua de manger avec un extrême appétit.

— Laissez-le donc se rassasier ! — dit en souriant Missy avec une familiarité qui montrait le caractère particulièrement amical de leurs relations.

Kolossov, d’ailleurs, avait déjà oublié sa question. D’un ton violent et à très haute voix, il discutait l’article du journal réactionnaire sur l’institution du jury. Et Michel Sergueievitch, lui donnant la réplique, signalait les monstrueuses erreurs d’un autre article récent, publié dans le même journal.

Missy était, comme toujours, parfaitement distinguée. Elle avait une toilette d’une élégance discrète et sobre, mais irréprochable.

— Vous devez être épuisé de faim et de fatigue ! — dit-elle à Nekhludov quand il eut achevé d’avaler son potage.

— Mais non, pas trop ! Et vous ? Êtes-vous allée voir ces tableaux ?

— Non, nous avons remis la visite à plus tard. Nous sommes allés jouer au tennis chez les Salomonov. Et, vous savez, c’est vrai que Mister Crooks joue admirablement !

Nekhludov était venu chez les Korchaguine pour se distraire. Ses visites chez eux lui avaient, du reste, toujours été agréables, tant pour le ton de luxe et de richesse qui régnait dans la maison et qui charmait ses goûts de raffiné, que pour l’atmosphère de caressante flatterie dont, inconsciemment, il s’y sentait entouré. Mais, ce soir-là, par un hasard singulier, tout dans cette maison se trouva lui déplaire : tout, depuis le portier, l’énorme vestibule, les fleurs, les valets de chambre en habit, l’ornementation de la table, jusqu’à Missy elle-même, qu’il ne put s’empêcher de juger affectée et antipathique. Il était choqué et du ton suffisant et grossier de Kolossov, et de son libéralisme, et de la figure sensuelle et vicieuse du vieux Korchaguine, et des citations françaises de la vieille demoiselle slavophile, et des mines maussades de l’institutrice et du précepteur ; et tout spécialement l’avait choqué la façon familière dont Missy avait parlé de lui, au lieu de le désigner par ses prénoms comme le reste des convives.

Nekhludov était toujours ballotté entre deux sentiments contraires au sujet de Missy. Tantôt, la voyant, pour ainsi dire, dans une pénombre, il découvrait en elle toutes les perfections : elle lui paraissait franche, et belle, et intelligente, et pleine de naturel. Et tantôt, comme s’il passait tout d’un coup de la pénombre au grand jour, il était forcé de se rendre compte de ses imperfections. C’est dans cette dernière disposition qu’il se sentait ce soir-là. Il distinguait toutes les rides de son front, il distinguait les deux fausses dents qu’elle avait dans la bouche, il reconnaissait la trace du fer à friser dans les boucles de ses cheveux, il voyait saillir les os de ses coudes ; et surtout il était frappé de la largeur des ongles de ses doigts, qui lui rappelaient les doigts épais du vieux Korchaguine.

— Quel jeu assommant, ce tennis ! — dit Kolossov. — Le jeu de paume, de notre temps, était bien plus gai !

— Mais non, c’est que vous ne connaissez pas le tennis ! Il n’y a rien de plus follement entraînant ! — s’écria Missy.

Et Nekhludov eut l’impression qu’elle avait prononcé le mot « follement » avec une affectation insupportable.

Un débat s’engagea où prirent part aussi Michel Sergueievitch et la vieille demoiselle. Seuls le répétiteur, l’institutrice et les enfants se taisaient, et, manifestement, s’ennuyaient.

— Allons, disputez-vous une bonne fois ! — dit enfin, en riant aux éclats, le prince Korchaguine.

Sur quoi, prenant à pleine main sa serviette, il la posa toute fripée sur la table, et se leva, tandis qu’un valet de chambre s’empressait pour reculer sa chaise. Tout le monde se leva à sa suite et s’avança vers une petite table où étaient rangés des bols et des verres d’eau tiède parfumée. Les convives se rincèrent la bouche, tout en poursuivant leur discussion entre deux gorgées.

— N’est-ce pas que c’est moi qui ai raison ? — demanda Missy à Nekhludov, après avoir affirmé à Michel Sergueievitch que rien ne révélait le caractère des gens aussi bien que le jeu. Elle avait tout de suite reconnu sur le visage de son ami cette expression concentrée et sévère qui, plusieurs fois déjà, l’avait inquiétée chez lui ; et elle était résolue à en découvrir la cause.

— En vérité, je n’en sais rien : jamais encore je n’ai réfléchi à cette question, — répondit Nekhludov.

— Voulez-vous que nous montions chez maman ? — dit alors la jeune fille.

— Mais parfaitement, très volontiers ! — répondit-il en allumant une cigarette ; mais le ton de sa réponse signifiait clairement qu’il se serait fort bien dispensé de cette corvée.

Elle se tut, jeta sur lui un regard interrogateur, et son inquiétude s’accentua encore.

« On dirait vraiment que je ne suis venu ici que pour y répandre l’ennui ! » se disait pendant ce temps Nekhludov ; et, s’efforçant d’être aimable, il se mit en devoir d’ajouter quelques mots sur le plaisir qu’il aurait à présenter ses hommages à la princesse, si toutefois sa visite ne la dérangeait pas.

— Mais non, au contraire, maman sera enchantée. Et vous pourrez fumer chez elle aussi bien qu’ici. Ivan Ivanovitch doit déjà y être monté.

La maîtresse de la maison, la princesse Sophie Vassilievna, passait sa vie couchée sur sa chaise-longue. Depuis huit ans déjà elle ne mangeait plus à table. Elle ne se plaisait que dans sa chambre, parmi les velours, les dorures, les bronzes, les laques, et les fleurs. Jamais elle ne sortait. Et elle ne voyait absolument, comme elle aimait à le répéter, que « ses amis », c’est-à-dire les personnes qui, pour une raison ou une autre, se distinguaient à ses yeux de l’ordinaire des hommes. Nekhludov faisait naturellement partie du nombre de ces « amis », à la fois parce qu’il passait pour un jeune homme intelligent, et parce que sa mère avait eu des relations avec les Korchaguine, et aussi, et surtout, parce que Sophie Vassilievna désirait lui faire épouser sa fille.

La chambre de la vieille princesse était précédée d’un grand et d’un petit salon. Dans le grand salon, Missy, qui marchait devant Nekhludov, s’arrêta brusquement, et, empoignant d’un geste nerveux le dossier d’une chaise, elle leva les yeux sur le jeune homme.

Missy avait le plus grand désir de se marier, et Nekhludov était pour elle un beau parti. En outre, il lui plaisait ; et puis elle s’était accoutumée à la pensée de l’avoir à elle, — non pas de lui appartenir, mais de l’avoir à elle. Et elle poursuivait ce dessein avec une ruse inconsciente, mais tenace. Elle dit donc à Nekhludov, à brûle-pourpoint, en le fixant dans les yeux, pour l’obliger à s’expliquer franchement :

— Je vois que quelque chose vous est arrivé. Dites-moi ce que c’est.

Nekhludov se rappela son aventure de la cour d’assises. Il fronça les sourcils et rougit.

— Oui, quelque chose m’est arrivé, — répondit-il, ne voulant pas mentir, — quelque chose d’étrange, d’imprévu, et de grave.

— Qu’est-ce que c’est ? vous ne voulez pas me le dire ?

— Je ne le puis pas à présent. Excusez-moi ! Il m’est arrivé une chose à laquelle j’ai encore besoin de réfléchir, — ajouta-t-il : et il rougit davantage.

— Ainsi, vous ne voulez pas me le dire ?

Un muscle de son visage tressaillit. Elle repoussa le dossier de la chaise où elle s’appuyait.

— Non, je ne le puis pas ! — répondit Nekhludov, tout en sentant que, par cette réponse, il accentuait encore, vis-à-vis de lui-même, l’extraordinaire gravité de ce qui venait de lui arriver.

— Soit ! Eh bien, allons vite chez maman !

Elle secoua la tête, comme pour chasser une pensée déplaisante, et reprit sa marche d’un pas plus rapide.

Nekhludov crut s’apercevoir qu’elle faisait un effort pour ne pas pleurer. Il eut honte et se reprocha de l’avoir chagrinée ; mais il savait que la moindre faiblesse le perdrait, c’est-à-dire le lierait à jamais, et c’est de quoi, ce soir-là, il avait peur plus que tout au monde. Il continua donc de se taire, et parvint ainsi, avec la jeune fille, jusqu’à la chambre de la princesse Korchaguine.


II


La princesse Sophie Vassilievna venait d’achever son dîner, un dîner très délicat et très abondant, qu’elle mangeait toujours seule, afin que personne ne la vît dans cette occupation trop prosaïque. Près de sa chaise-longue, sur un petit guéridon, le café était servi ; elle le buvait par légères gorgées, en fumant des cigarettes parfumées.

La princesse Sophie Vassilievna était une vieille dame très maigre, très longue, avec de longues dents et de grands yeux noirs. Son âge ne l’empêchait pas de se donner encore les airs d’une jeune femme.

Toute sorte de bruits couraient sur ses relations avec son médecin. Et Nekhludov, qui jamais jusqu’alors n’avait fait attention à ces racontars, ne put se défendre de se les rappeler lorsque, en entrant dans la chambre, il aperçut, assis tout près de la vieille dame, le corpulent médecin, avec sa barbe huileuse élégamment taillée. Sa vue lui causa une impression de dégoût.

Au pied de la chaise-longue, sur un tabouret, était assis Kolossov. Il s’occupait à mêler son sucre dans son café. Un petit verre de liqueur était placé devant lui sur le guéridon.

Missy, qui était entrée dans la chambre avec Nekhludov, n’y resta qu’un instant.

— Quand maman sera fatiguée et vous mettra dehors, vous viendrez me rejoindre, n’est-ce pas ? — dit-elle à Kolossov et à Nekhludov, en souriant gaîment à ce dernier, comme si rien d’anormal ne s’était passé entre eux.

Après quoi elle sortit de la chambre, glissant légèrement sur le tapis moelleux.

— Hé ! bonjour, cher ami ! Asseyez-vous là et racontez ! — dit la princesse Sophie Vassilievna, avec son sourire apprêté, artificiel, mais imitant à merveille le sourire naturel. Nous parlions précisément de vous. Ces messieurs disaient que vous étiez revenu de la cour d’assises en très mauvaise humeur. De telles séances doivent être si pénibles pour des hommes de cœur ! — ajouta-t-elle en français.

— Oui, certainement, — répondit Nekhludov. — On y sent bien souvent sa propre inf…, je veux dire qu’on sent qu’on n’a pas, soi-même, le droit de juger les fautes des autres…

— Comme c’est vrai ! — s’écria la vieille dame d’un ton destiné à laisser voir que la justesse de la réflexion de Nekhludov l’avait émerveillée ; car elle avait pour habitude de flatter toujours ses interlocuteurs.

— Eh bien ! et votre tableau, où en est-il ? — reprit-elle. Vous savez qu’il m’intéresse énormément ! Si j’étais plus forte, il y a longtemps déjà que je serais allée chez vous pour le voir.

— Je l’ai tout à fait abandonné ! — lui répondit sèchement Nekhludov, pour qui la fausseté de ses flatteries était aussi visible, ce soir-là, que sa vieillesse, soigneusement cachée. Et il avait beau s’efforcer d’être aimable, tous ses efforts restaient inutiles.

— Mais c’est un crime ! Savez-vous que Répine lui-même m’a dit qu’il y avait chez notre ami un vrai talent ? — dit-elle en se tournant vers Kolossov et en lui désignant Nekhludov.

« Comment n’a-t-elle pas honte de mentir ainsi ! » songeait Nekhludov.

Cependant la vieille dame, lorsqu’elle eut constaté que Nekhludov n’était vraiment pas en train, et qu’il n’y avait pas à espérer de pouvoir causer agréablement avec lui, se rejeta de nouveau sur Kolossov. Elle lui demanda son opinion sur une pièce nouvelle qu’on venait de jouer. Elle la lui demanda d’un ton qui semblait dire que son opinion trancherait aussitôt tous les doutes, et que chacune de ses paroles aurait la valeur d’un oracle.

Kolossov fut très dur pour la pièce nouvelle, et profita de cette occasion pour exposer toutes ses idées sur l’art. La princesse Sophie Vassilievna se montrait, comme toujours, effarée de la justesse de ses observations ; si parfois elle se risquait à défendre l’auteur de la pièce, ce n’était que pour s’avouer vaincue dès l’instant suivant, ou pour trouver un juste milieu. Et Nekhludov regardait et écoutait ; et ce qu’il voyait et ce qu’il entendait différait tout à fait de ce qui se passait devant lui.

Regardant et écoutant tour à tour la vieille dame et Kolossov, Nekhludov constatait d’abord que ces deux personnes n’avaient rien à faire avec la pièce dont elles parlaient, qu’elles n’avaient rien à faire l’une avec l’autre, et que leur conversation avait simplement pour objet de satisfaire un besoin physique : le besoin d’activer la digestion en remuant les muscles de la langue et du gosier. Il constatait ensuite que Kolossov, ayant bu de l’eau-de-vie, du vin, du café et de la liqueur, était un peu ivre : ivre non pas à la façon des gens qui n’ont pas l’habitude de boire, mais à la façon de ceux qui boivent régulièrement. Kolossov ne divaguait pas, ne disait pas de sottises ; mais il se trouvait dans un état anormal d’excitation et de contentement de soi-même. En troisième lieu, Nekhludov constatait que la vieille dame, au plus fort de l’entretien, ne cessait pas de jeter des regards inquiets vers la fenêtre, par où entrait à présent un rayon oblique de soleil couchant, qui risquait de laisser voir trop clairement les rides de son visage.

— Comme vous avez raison ! — répondit-elle à une observation de Kolossov, tout en pressant le timbre d’une sonnerie électrique.

Un moment après, le médecin se leva, et, sans rien dire, en familier de la maison, il sortit de la chambre. Et Nekhludov vit que Sophie Vassilievna, tout en continuant l’entretien, le suivait des yeux.

— Philippe, ayez la bonté de baisser ce rideau ! — dit-elle au beau valet de chambre qui était accouru à son coup de sonnette.

— Oui, vous avez raison, il manque de mysticisme ; et sans mysticisme il n’y a pas de poésie, — poursuivit-elle en s’adressant à Kolossov, pendant que ses yeux noirs épiaient les mouvements du valet de chambre occupé à baisser le rideau.

— Le mysticisme et la poésie, n’est-ce pas ? sont nécessaires l’un à l’autre. Le mysticisme sans poésie, c’est de la superstition ; la poésie sans mysticisme, c’est de la prose !

Mais brusquement elle s’interrompit dans sa dissertation :

— Mais non, Philippe ! vous voyez bien que c’est l’autre rideau !

Et elle s’affaissa sur la chaise-longue, comme épuisée de l’effort que lui avaient coûté ces paroles ; puis aussitôt, pour se calmer, portant à sa bouche sa main toute chargée de bagues, elle alluma une cigarette parfumée.

Le robuste et élégant valet inclina légèrement la tête, en signe de repentir. Mais Nekhludov crut apercevoir dans ses yeux un éclair qui ne dura qu’une seconde, et qui signifiait :

— Hé ! que le diable t’emporte, vieille folle, avec tes manières !

Et Philippe se mit respectueusement à remplir les ordres de la fragile et éthérée princesse Sophie Vassilievna.

— Quant à Darwin, — reprit alors Kolossov en s’agitant sur son tabouret, — j’avoue qu’il y a beaucoup de vrai dans sa doctrine ; mais parfois il va trop loin. Parfaitement !

— Et vous, est-ce que vous croyez à l’hérédité ? — demanda la princesse à Nekhludov, dont le silence lui était pénible.

— L’hérédité ? Non, je n’y crois pas ! — répondit-il au hasard, sans pouvoir se détacher des étranges images que lui présentait son imagination. Et, de nouveau, il se tut.

Sophie Vassilievna lui lança un regard perçant.

— Mais je vous retiens, et j’oublie que Missy vous attend ! — dit-elle. — Allez la rejoindre ; elle a l’intention de vous jouer un morceau qu’elle vient d’apprendre, du Schumann. Vous verrez, c’est très intéressant !

« Elle n’a l’intention de rien me jouer du tout ! Tout cela, ce sont des mensonges qu’elle invente on ne sait pas pourquoi ! » songea Nekhludov en se levant, et en déposant ses lèvres sur la main blanche, osseuse, et couverte de bagues, de Sophie Vassilievna.

Dans le salon, il rencontra Catherine Alexievna, la vieille demoiselle, qui l’arrêta au passage :

— C’est égal, je vois que les fonctions de juré ont sur vous une influence déprimante ! — lui dit-elle, parlant en français comme d’habitude.

— C’est vrai ! Excusez-moi ! Je ne me sens pas en train, ce soir, et je n’ai pas le droit d’infliger mon ennui aux autres, — répondit Nekhludov.

— Et pourquoi donc n’êtes-vous pas en train ?

— Cela, je vous demanderai la permission de ne pas vous le dire !

— Avez-vous donc oublié que vous nous avez déclaré, l’autre soir, qu’il fallait toujours dire la vérité, et que vous en avez même profité pour nous dire à tous des vérités cruelles ? Pourquoi ne voulez-vous pas dire la vérité aujourd’hui ?

— Tu te souviens, n’est-ce pas, Missy ? — ajouta Catherine Alexievna en se tournant vers la jeune fille, qui venait d’entrer.

— C’est que, ce soir-là, nous plaisantions, — répondit Nekhludov d’un ton sérieux. — En plaisantant, la chose est possible. Mais dans la réalité nous sommes si misérables… ou, du moins, je suis si misérable… qu’il n’y a pas à songer pour moi à dire la vérité.

— Vous avez tort de vous reprendre ! Dites plutôt que nous tous nous sommes des misérables, — reprit gaîment Catherine Alexievna, sans paraître remarquer le sérieux de Nekhludov.

— Rien n’est pire que de s’avouer qu’on n’est pas en train, — interrompit Missy. — Moi, jamais je ne me l’avoue à moi-même ; et c’est pour cela que je suis toujours en train. Allons, venez avec moi, nous allons essayer de dissiper votre mauvaise humeur !

Nekhludov éprouva un sentiment pareil à celui que doivent éprouver les chevaux quand on s’apprête à leur mettre le mors et à les atteler. Et jamais encore il n’avait eu une telle peur de se laisser atteler.

Il finit par s’excuser, en disant qu’il avait besoin de rentrer chez lui.

Missy, quand il lui tendit la main pour prendre congé, retint sa main plus longtemps qu’à l’ordinaire.

— N’oubliez pas que ce qui est grave pour vous l’est en même temps pour vos amis ! — dit-elle. — Vous viendrez demain ?

— J’espère pouvoir venir, — répondit Nekhludov.

Il se sentait honteux, sans savoir si c’était pour lui ou pour elle. Et il s’empressa de sortir, voulant cacher sa honte.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Comme cela m’intrigue ! — dit Catherine Alexievna quand il eut quitté le salon. — Il est tout changé ! Quelque affaire d’amour propre ! Notre cher Dimitri est si susceptible !

— Bah ! nous avons, tous, nos bons et nos mauvais jours ! — répondit Missy d’un ton indifférent.

Mais son visage avait une expression tout autre que celle qu’elle avait fait voir à Nekhludov. Et, au-dedans de soi, elle se disait :

— Pourvu que celui-là aussi ne se dérobe pas ! Après tout ce qui s’est passé entre nous, ce serait bien mal de sa part !

Si l’on avait demandé à Missy ce qu’elle entendait par ces mots : « Tout ce qui s’est passé entre nous ! » elle n’aurait pu répondre rien de précis. Et cependant elle avait l’impression très nette que Nekhludov non seulement avait éveillé en elle des espérances, mais qu’il lui avait presque promis de l’épouser. Ce qui s’était passé entre eux, ce n’étaient pas des paroles précises, mais des regards, des sourires, des allusions, des silences. Et cela avait suffi pour qu’elle le considérât comme lui appartenant : et la pensée de le perdre lui était très cruelle.


III


« Honte et dégoût, dégoût et honte ! » se disait au même instant Nekhludov, tandis qu’il revenait chez lui, à pied, refaisant un chemin qu’il avait fait bien souvent. L’impression pénible qu’avait éveillée en lui son entretien avec Missy ne parvenait toujours pas à se dissiper. Il sentait que, matériellement, il était libre vis-à-vis de la jeune fille, ne lui ayant jamais fait une déclaration formelle, ne lui ayant rien dit qui pût l’engager, mais que, en réalité, il ne s’en était pas moins engagé envers elle. Il sentait cela ; et il sentait aussi, de toute la force de son être, qu’il lui serait impossible de se marier avec elle.

« Honte et dégoût, dégoût et honte ! » se répétait-il, en pensant non seulement à ses relations avec Missy, mais à toute sa vie et à celle des autres. Ces mots revenaient sans cesse dans son âme, comme un refrain ; il se les répétait encore au moment où il rentra chez lui.

— Je ne souperai pas ce soir, — dit-il à son valet de chambre Kornéï, qui s’était avancé au-devant de lui, dans la salle à manger, et s’apprêtait à le servir. Allez-vous-en !

— À vos ordres ! — répondit le valet de chambre ; mais il ne s’en alla pas et se mit aussitôt à desservir la table. Et Nekhludov ne put s’empêcher de penser qu’il agissait ainsi pour le contrarier. Il aurait voulu que tout le monde le laissât en paix, et voilà que tout le monde, par un fait exprès, s’obstinait à l’importuner !

Enfin le valet de chambre sortit. Nekhludov s’approcha du samovar pour préparer son thé ; mais, en entendant dans l’antichambre les pas pesants d’Agrippine Petrovna, il s’enfuit précipitamment, par peur de la voir. Il passa dans son salon, et ferma la porte à clé derrière lui.

C’est dans ce salon que, cinq mois auparavant, était morte sa mère. Deux lampes à réflecteurs éclairaient la vaste pièce, mettant en lumière deux grands portraits suspendus au mur, les portraits du père et de la mère de Nekhludov. Et celui-ci, en revoyant ces portraits, se rappela les dernières relations qu’il avait eues avec sa mère. Il s’aperçut que celles-là aussi avaient été pleines de fausseté. Là encore, il ne trouvait que honte et dégoût. Il se rappelait comment, dans les derniers temps de la maladie de sa mère, il avait presque souhaité sa mort. Il s’était dit qu’il souhaitait cette mort pour voir la malheureuse délivrée de ses souffrances ; mais maintenant il sentait qu’il l’avait souhaitée pour être délivré, lui-même, de la vue de ces souffrances.

Voulant échapper à l’obsession de ces souvenirs, il s’approcha du portrait, œuvre d’un peintre célèbre, et qui avait jadis été payé 5.000 roubles. La princesse Nekhludov y était représentée en robe de velours noir, la gorge découverte. On voyait que l’artiste avait mis tout son soin à peindre la naissance des seins, l’intervalle qui les séparait, et le cou, et les épaules, que la dame avait fort belles. Et Nekhludov eut de nouveau une impression de dégoût et de honte. Il fut épouvanté de ce qu’il y avait de choquant dans cette façon de représenter sa mère sous l’aspect d’une beauté à demi nue. La chose était d’autant plus choquante que, cinq mois auparavant, dans cette même chambre, la même femme s’était étendue sur un divan, desséchée comme une momie, et répandant une odeur dont toute la maison était infectée. Et Nekhludov se souvint que, la veille de sa mort, elle avait pris sa main dans ses pauvres mains décharnées, l’avait regardé dans les yeux, et lui avait dit : « Ne me juge pas, Mitia, si j’ai péché ! » et que de ses yeux épouvantés avaient jailli des larmes.

— Quelle honte ! — se dit-il, en considérant de nouveau le portrait, où sa mère étalait l’ampleur de sa poitrine avec un sourire emprunté.

Et la nudité de cette poitrine le fit songer à une autre femme qu’il avait vue, quelque temps auparavant, décolletée de la même façon. C’était Missy qui, un soir de bal, l’avait invité à venir la voir dans une nouvelle robe. Et Nekhludov se rappela avec une véritable répugnance le plaisir qu’il avait eu à considérer les jolies épaules et les beaux bras de la jeune fille ; il se rappela que les parents de Missy assistaient à sa toilette : ce père grossier et sensuel, avec son passé de cruauté, et cette mère, de réputation suspecte ! Tout cela était répugnant, à la fois, et honteux. Honte et dégoût, dégoût et honte !

— Non, non, songea-t-il, cela ne peut pas durer. Il faut que je me délivre ! Il faut que je rompe toutes ces relations mensongères et avec les Korchaguine, et avec Marie Vassilievna, et avec les autres !… Oui, m’enfuir, respirer en paix ! M’en aller à l’étranger, à Rome, pour m’occuper de peinture !

Le souvenir lui revint, aussitôt, de ses doutes sur son talent.

— Bah ! qu’importe ! L’essentiel est que je respire en paix. J’irai d’abord à Constantinople, puis à Rome ! Je partirai dès que j’en aurai fini avec la cour d’assises et que j’aurai réglé cette affaire avec l’avocat.

De nouveau se dressa vivante, devant lui, l’image de la prisonnière, avec ses yeux noirs qui louchaient un peu. Comme elle avait pleuré, aux dernières paroles qu’elle avait dites ! Nekhludov, d’un mouvement brusque, jeta la cigarette qu’il venait d’allumer. Il en alluma une autre et se mit à marcher de long en large à travers le salon. Et, l’une après l’autre, il revit en imagination les minutes qu’il avait passées avec Katucha. Il revit la scène de la petite chambre, la passion sensuelle qui l’avait entraîné, et la désillusion qu’il avait éprouvée quand sa passion s’était assouvie. Il revit la robe blanche et le nœud rouge, il revit la messe de nuit.

« Oui, je l’ai aimée, je l’ai vraiment aimée d’un bel et pur amour, cette nuit-là ; et je l’ai aimée aussi avant cette nuit ! Combien je l’ai aimée pendant que je demeurais chez mes tantes pour écrire ma thèse ! »

Et Nekhludov se revit lui-même tel qu’il était alors. Il se sentit inondé d’un parfum de fraîcheur, de jeunesse, de vie pleine et libre ; et la tristesse qui l’accablait en fut encore aggravée.

La différence entre l’homme qu’il avait été alors et celui qu’il était maintenant, cette différence lui parut énorme : aussi grande, sinon davantage, que celle qui existait entre la Katucha de l’église, dans la nuit de Pâques, et la prostituée, la maîtresse du marchand sibérien, qu’il avait eu à juger tout à l’heure. Alors il était un homme courageux et libre, devant qui s’ouvraient des possibilités infinies ; maintenant il se voyait enveloppé de toutes parts dans les liens d’une vie inutile et stupide, à laquelle il n’apercevait aucune issue, ou plutôt de laquelle il n’avait plus la force de vouloir sortir. Il se rappela combien, alors, il était fier de sa franchise, comment il s’était donné pour principe de dire toujours la vérité, et comment, en effet, il la disait, tandis que maintenant il était tout entier plongé dans le mensonge, dans un bizarre et malheureux mensonge que le monde qui l’entourait feignait de prendre pour la vérité. Et à ce mensonge il n’apercevait aucune issue. Il s’y était enfoncé, il s’était accoutumé à lui, il s’en était imprégné.

Comment se délivrer de ses relations avec Marie Vassilievna ? comment arriver à pouvoir de nouveau regarder en face le mari de cette femme, et ses enfants ? Comment rompre son engagement avec Missy ? Comment trancher la contradiction qu’il y avait, pour lui, entre le fait d’avoir proclamé l’injustice de la propriété territoriale et l’exploitation par lui d’un domaine dont il savait que le revenu lui était indispensable pour vivre ? Comment effacer la faute commise contre Katucha ? Les choses, pourtant, ne pouvaient pas rester où elles en étaient. « Je ne puis, se disait Nekhludov, abandonner une femme que j’ai aimée, en me bornant à payer un avocat pour l’arracher aux travaux forcés, à ces travaux forcés que, d’ailleurs, elle n’a pas mérités ! Vouloir effacer ma faute par de l’argent, c’est recommencer la faute que j’ai commise quand j’ai voulu m’acquitter envers Katucha en lui donnant cent roubles ! »

Et il revit aussitôt la minute où, dans le corridor de la maison de ses tantes, ayant réussi à rejoindre Katucha, il lui avait glissé l’argent et s’était enfui. « Ah ! cet argent ! se dit-il avec le même mélange de terreur et de honte qu’il avait ressenti durant cette minute. Aimer une femme, se faire aimer d’elle, la séduire, et puis l’abandonner en lui laissant un billet de cent roubles ! Mais c’est le fait d’un misérable ! Et moi, j’aurais été ce misérable ! — se dit-il encore. — Serait-ce possible ? Serais-je donc vraiment un misérable ? »

« Mais, sans doute ! — lui répondit une voix au dedans de lui. — Tes relations avec Marie Vassilievna, ton amitié avec son mari, tout cela n’est-il pas le fait d’un misérable ? Et ton attitude à l’égard de l’héritage de ta mère ? La façon dont tu profites d’une fortune que tu as toi-même proclamée immorale ? Et toute cette vie inutile et malpropre ? Et, par-dessus tout, ta conduite envers Katucha ? Un misérable, voilà ce que tu es ! Peu importe comment les autres te jugent ; tu peux tromper les autres, mais non te tromper toi-même ! »

Et Nekhludov comprit que l’aversion qu’il avait cru ressentir, depuis quelque temps, — et ce soir-là en particulier, — pour les hommes, pour le vieux prince, pour Sophie Vassilievna, pour Missy, pour sa gouvernante et son valet de chambre, que c’était, en réalité, pour lui-même qu’il la ressentait. Et, par un étrange phénomène, cet aveu de sa bassesse, tout en lui étant pénible, eut pour lui quelque chose de calmant et de consolant.

Plusieurs fois déjà, dans sa vie, il avait procédé à ce qu’il appelait des « nettoyages de conscience ». Il appelait ainsi des crises morales où, sentant comme un ralentissement et parfois même comme un arrêt de sa vie intérieure, il se décidait à balayer les ordures qui obstruaient son âme.

Au sortir de ces crises, Nekhludov ne manquait jamais de s’imposer des règles, qu’il se jurait de suivre toujours désormais. Il écrivait un journal, il recommençait une nouvelle vie, il « tournait une page », d’après son expression. Mais, toutes les fois, le contact du monde l’avait entraîné, et insensiblement il était retombé au même point, ou plus bas encore, qu’il n’avait été avant la crise.

Il avait procédé pour la première fois à un tel « nettoyage » l’été où il était venu passer ses vacances chez ses tantes. La crise avait été alors très vive, une crise d’exaltation juvénile ; et ses suites avaient duré assez longtemps. La seconde crise avait eu lieu lorsque, au moment de la guerre contre les Turcs, il avait rêvé de sacrifier sa vie et s’était fait envoyer sur le théâtre de la guerre. Mais, cette fois-là, les suites de la crise s’étaient effacées très vite. Enfin la dernière crise avait eu lieu lorsqu’il avait quitté l’armée pour se livrer tout entier à la peinture.

Jamais, depuis lors, il n’avait « nettoyé » sa conscience : et de là venait que jamais encore la différence n’avait été aussi grande entre ce que sa conscience lui ordonnait d’être et la vie qu’il menait. Il sentit cela et en fut épouvanté. L’abîme était si grand qu’il lui parut d’abord impossible à combler.

« Tu as déjà plus d’une fois essayé de te corriger et de devenir meilleur, et tu y as échoué ! — disait en lui une voix secrète. — À quoi bon recommencer une nouvelle tentative ? Et, d’ailleurs, tu n’es point seul dans ce cas, tout le monde est comme toi ! »

Mais l’être moral, l’être libre, actif, vivant, le seul être véritable qui soit en chacun de nous, cet être s’était, dès ce moment, révélé en lui. Et il l’écoutait, il ne pouvait se défendre de l’écouter et de croire en lui. Si énorme que fût la différence entre ce qu’il était et ce qu’il aurait voulu devenir, cet être intérieur lui affirmait que tout lui était encore possible.

« Je romprai les liens du mensonge où je suis plongé, quoi qu’il puisse m’en coûter, et j’avouerai tout, et je dirai et ferai la vérité ! décida-t-il. Je dirai la vérité à Missy : je lui dirai que je suis un débauché, que je ne puis me marier avec elle, et que je lui demande pardon de l’avoir troublée ! Je dirai à Marie Vassilievna… Ou plutôt, non, je ne lui dirai rien, mais je dirai à son mari que je suis un misérable, indigne de son amitié. Et à elle, à Katucha, je dirai aussi que je suis un misérable, que j’ai péché contre elle. Et je ferai tout pour adoucir son sort. Oui, je la reverrai, et je lui demanderai de me pardonner… Je lui demanderai pardon comme font les enfants… »

Il s’arrêta un instant et reprit : « Je me marierai avec elle, s’il le faut ! »

Il s’arrêta de nouveau. Son exaltation intérieure grandissait de minute en minute. Soudain, il joignit les mains, comme il faisait dans son enfance ; il leva les yeux et dit :

— Seigneur, viens à mon aide, instruis-moi, pénètre en moi pour me purifier !

Nekhludov priait. Il demandait à Dieu de pénétrer en lui pour le purifier : et cependant le miracle qu’il demandait dans sa prière s’était déjà accompli. Dieu, qui vivait en lui, avait repris possession de sa conscience. Et Nekhludov non seulement sentait la liberté, la bonté, la joie de la vie ; il sentait encore que tout était possible au bien. Tout le bien qu’un homme pouvait faire, il se sentait en état de le faire.

Et des larmes apparaissaient dans ses yeux, des larmes à la fois bonnes et mauvaises : bonnes, parce que c’étaient des larmes de bonheur, provoquées par l’éveil de cet être intérieur qui, durant des années, avait dormi en lui ; mais mauvaises aussi, parce que c’étaient des larmes d’orgueil, d’admiration pour lui-même et pour sa grandeur d’âme.

Il étouffait. Il s’avança vers la fenêtre et l’ouvrit. La fenêtre donnait sur le jardin. La nuit était fraîche, claire, silencieuse. Un bruit de roues résonna au loin, puis tout redevint muet. Sous la fenêtre, l’ombre d’un grand peuplier dénudé se dessinait sur le sable de l’allée et sur le gazon. À gauche, le toit de la remise paraissait tout blanc sous les rayons de la lune. Et Nekhludov considérait le jardin, rempli d’une douce lumière argentée, et la remise, et l’ombre du peuplier ; il aspirait le souffle vivifiant de la nuit.

— Comme il fait beau, mon Dieu ! comme il fait beau ! — disait-il.

Mais c’était dans son âme, surtout, qu’il faisait beau.



  1. Mot de vieux français pour « cuillère ».