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Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/05

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Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 56-86).

CHAPITRE V


I


Oui, c’était bien Katucha !

Et Nekhludov se rappela les circonstances où il l’avait connue.

Quand il l’avait vue pour la première fois, il venait de finir sa troisième année d’université, et s’était installé chez ses tantes pour préparer à loisir sa thèse. Il passait d’ordinaire ses étés avec sa mère et sa sœur dans le château que possédait sa mère aux environs de Moscou. Mais, cette année-là, sa sœur s’était mariée, et sa mère était allée prendre les eaux à l’étranger. Nekhludov n’avait pu l’accompagner, ayant à écrire sa thèse ; et c’est ainsi qu’il s’était décidé à passer l’été chez ses tantes. Il savait que, dans leur retraite, il trouverait le calme nécessaire pour son travail, sans que rien vînt l’en distraire ; il savait aussi que ses tantes l’aimaient beaucoup, et lui-même il les aimait, il aimait la simplicité de leur vie à l’ancienne mode.

Il était alors dans la disposition enthousiaste d’un jeune homme qui, pour la première fois, reconnaît de ses propres yeux toute la beauté et toute l’importance de la vie ; qui, tout en se rendant compte de la gravité de l’œuvre imposée à l’homme dans cette vie, conçoit la possibilité pour lui de travailler immédiatement à sa réalisation, et qui se voue à cette réalisation non seulement avec l’espoir, mais avec la certitude d’atteindre au plus haut degré de la perfection telle qu’il l’imagine. Il avait lu, peu de temps auparavant, les écrits sociologiques de Spencer et de Henry George, et l’impression qu’il en avait reçue avait été d’autant plus forte que les questions qu’il y voyait traitées le touchaient directement, sa mère étant propriétaire d’un domaine considérable. Son père, en vérité, n’avait pas eu de fortune, mais sa mère avait apporté en dot environ dix mille arpents de terre, dont la plus grande partie, un jour, devait lui revenir. Et voici que, pour la première fois, il découvrait tout ce qu’avait de cruel et d’injuste le régime de la propriété territoriale particulière !

Et comme, par nature, il était de ceux pour qui le sacrifice accompli au nom d’un besoin moral constitue une vraie jouissance, il avait aussitôt décidé de renoncer pour sa part au droit de propriété territoriale, et de donner aux paysans tout ce que, dès lors, il possédait, c’est-à-dire le petit domaine qu’il avait hérité de son père. C’était d’ailleurs dans le même esprit qu’était conçue sa thèse : il y avait pris pour sujet la Propriété foncière.

La vie qu’il menait, à la campagne, chez ses tantes, était des plus régulières. Il se levait très tôt, parfois dès cinq heures du matin, il allait se baigner dans la petite rivière qui coulait au pied des collines, puis il revenait vers la vieille maison, à travers les prés encore tout mouillés de rosée. Après son déjeuner, tantôt il travaillait à sa thèse, tantôt, au lieu de lire ou d’écrire, il sortait de nouveau et errait par les champs jusque vers onze heures. Avant le dîner, il faisait un somme dans un coin du jardin ; pendant le dîner, il amusait et charmait ses tantes par son intarissable gaieté ; puis il montait à cheval ou se promenait en barque ; et, le soir, ou bien il se remettait à lire, ou bien il restait dans le salon avec ses tantes et apprenait d’elles à faire des réussites. Et souvent, la nuit, surtout dans les nuits de lune, il ne pouvait pas dormir, tenu en éveil par la juvénile joie de vivre qui était en lui ; il marchait alors dans le jardin, jusqu’à l’aube, laissant libre cours à sa rêverie.

Telle avait été, calme et heureuse, sa vie durant le premier mois de son séjour chez ses tantes ; et pas une fois, durant tout ce mois, il n’avait même fait attention à la jeune fille qui vivait auprès de lui, à demi pupille de ses tantes, à demi femme de chambre, à cette souple, légère, Katucha, avec ses yeux noirs. Élevé sous l’aile de sa mère, il gardait encore, à dix-neuf ans, l’innocente ingénuité d’un enfant. Il ne rêvait des femmes qu’au point de vue du mariage ; et toutes celles qui, suivant lui, ne pouvaient pas se marier avec lui, n’étaient pas pour lui des femmes, mais simplement des « gens ».

Or, dans ce même été, la veille de l’Ascension, une dame du voisinage vint en visite chez les deux vieilles demoiselles, accompagnée de ses enfants et d’un jeune peintre de race paysanne, un ami de son fils. Après le thé, les jeunes gens organisèrent une partie de courses sur un pré qui s’étendait devant la maison, et dont l’herbe avait été récemment fauchée. Katucha fut invitée à prendre part au jeu, et un moment arriva où Nekhludov eut à courir avec elle. Elle était charmante, et, comme tout le monde, il avait plaisir à la voir ; mais l’idée ne lui venait pas qu’entre elle et lui pût s’établir aucune relation plus intime.

Ils devaient courir en se tenant par la main, suivant la règle du jeu : et c’était le jeune peintre qui devait essayer de les rattraper. « Oh ! pensa celui-ci, j’aurai de la peine à rejoindre ces deux-là ! » Il courait cependant fort bien, sur ses jambes de moujik, courtes et un peu tordues, mais solidement musclées.

— Une ! Deux ! Trois ! — Il donna le signal en frappant trois fois ses mains l’une contre l’autre. Katucha, souriante, se rapprocha de Nekhludov, lui prit la main, d’un robuste mouvement de sa petite main, et s’élança légèrement sur la gauche ; on entendait le froufrou de son jupon empesé.

Nekhludov, lui aussi, était bon coureur. Et comme il tenait, lui aussi, à ne pas se laisser attraper par le peintre, il eut vite fait de devancer Katucha et de se trouver au bout du pré. Arrivé là, il se retourna et vit que le peintre poursuivait Katucha ; mais elle, jouant des jambes, lui échappait et s’éloignait toujours davantage vers la gauche. Il y avait là un bouquet de sureaux derrière lequel on avait convenu qu’on ne courrait pas ; mais Katucha y courut, pour ne pas être prise, et Nekhludov, son partenaire, se mit en devoir de l’y aller rejoindre.

Il avait oublié que, tout contre le bouquet de sureaux, se trouvait un fossé recouvert d’orties. Il trébucha, se piqua les mains, s’humecta de la rosée qui déjà avait paru sur les feuilles, à l’approche du soir, et il tomba dans le fossé ; mais aussitôt il se releva en riant, et, d’un saut, se trouva derrière les sureaux.

Katucha, sans cesser de sourire de ses grands yeux noirs, s’élança au-devant de lui. Ils se rencontrèrent et se tendirent la main.

— Qu’est-ce que c’est donc ? Vous avez buté ? — lui demanda-t-elle en fixant sur lui ses grands yeux souriants, tandis que, d’une main, elle rajustait les mèches de cheveux qui s’étaient échappées de sa natte.

— J’avais tout à fait oublié ce fossé ! — répondit Nekhludov. Il souriait aussi et continuait à la tenir par la main. Et comme elle se rapprochait de lui, soudain, sans qu’il sût comment, il lui serra fortement la main et la baisa sur la bouche.

D’un mouvement rapide, la jeune fille dégagea sa main et fit quelques pas en arrière. Elle cueillit deux branches de sureau, les appuya contre ses joues brûlantes pour les rafraîchir et, agitant les bras, courut rejoindre les autres joueurs.

Dès ce moment, les relations entre Nekhludov et Katucha changèrent. Les deux jeunes gens se trouvèrent désormais dans la situation où se trouvent un jeune garçon et une jeune fille, également naïfs, innocents, et qui se sentent attirés l’un vers l’autre.

Aussitôt que Katucha entrait dans la chambre où était Nekhludov, aussitôt que de loin il apercevait sa robe rose et son tablier blanc, c’est comme si tout pour lui, aussitôt, s’ensoleillait : tout lui paraissait intéressant, gai, important ; la vie lui devenait une joie. Et elle, de son côté, elle éprouvait la même impression. Et ce n’était pas seulement la présence, l’approche de Katucha qui agissait ainsi sur Nekhludov : la pensée même de l’existence de Katucha le remplissait de bonheur ; et elle, de son côté, elle rayonnait de bonheur à la pensée qu’il existait. Et si, par hasard, Nekhludov avait reçu de sa mère une lettre qui l’avait chagriné ; si son travail ne marchait pas bien, s’il ressentait un accès de ces tristesses vagues que connaissent tous les jeunes gens, il songeait à Katucha, et toute sa peine aussitôt s’enfuyait.

Katucha avait beaucoup à faire dans la maison, mais elle travaillait vite ; et, dans ses instants de loisir, elle aimait à lire. Nekhludov lui prêta des romans de Dostoïevsky et de Tourguenef ; l’Antchar, de Tourguenef, surtout, l’enchanta.

Plusieurs fois par jour, ils échangeaient quelques paroles en se rencontrant dans le corridor, sur le perron, et dans la cour ; et parfois ils se rejoignaient à l’office, en compagnie de la vieille gouvernante des deux demoiselles, Matrena Pavlovna : Nekhludov y venait goûter et prendre le thé. Et ces entretiens, en présence de Matrena Pavlovna, leur étaient à tous deux d’une exquise douceur. Mais quand, au contraire, ils étaient seuls dans la salle, la conversation n’allait pas aussi bien. Tout de suite leurs yeux se mettaient à parler de choses tout autres, et infiniment plus intéressantes pour eux, que ce que disaient leurs lèvres ; et leurs lèvres se taisaient, et un sentiment de gêne les envahissait, et ils se hâtaient de se séparer.

Ces relations nouvelles se prolongèrent entre eux tout le temps que Nekhludov resta chez ses tantes. Et les tantes s’aperçurent de ces relations : elles s’en inquiétèrent et crurent même devoir en informer, dans une de leurs lettres, leur belle-sœur, la mère du jeune homme. La tante Marie Ivanovna craignait que Dimitri n’eût une liaison galante avec Katucha : crainte bien vaine, car Nekhludov n’avait aucune idée d’une liaison de ce genre. Il aimait Katucha, mais d’un amour absolument ingénu ; et cet amour même aurait suffi à le préserver d’une chute, aussi bien qu’elle. Non seulement il ne désirait point la posséder, mais il n’en eût pas admis la possibilité. La seconde tante, Sophie Ivanovna, d’un tour d’esprit plus poétique, craignait que Dimitri, avec son caractère entier et résolu, n’eût un jour la pensée d’épouser la jeune fille, malgré ses origines et sa condition. Et cette crainte était, en fait, beaucoup plus fondée que celle de l’autre tante. Car, lorsque Marie Ivanovna, ayant mandé son neveu près d’elle, se mit à lui faire entendre, avec mille précautions, que ses relations avec Katucha lui déplaisaient, et quand elle eut ajouté, par manière d’argument, que c’était mal agir de rendre amoureuse de soi une jeune fille avec laquelle on ne pouvait pas se marier, il répondit, d’un ton décidé :

— Et pourquoi donc ne pourrais-je pas me marier avec Katucha ?

En réalité, jamais il n’avait songé à la possibilité de ce mariage. Il était tout imprégné de ce sentiment d’exclusivisme aristocratique qui défend aux hommes de sa condition de prendre pour femmes des jeunes filles telles que Katucha. Mais, à la suite de son entretien avec sa tante, il s’avisa que, en somme, on pouvait se marier avec Katucha. Et cette pensée fut même bien près de lui plaire. Avec l’élan de sa jeunesse, il aimait les opinions radicales. Il avait plaisir à se dire : « Après tout, Katucha est une femme comme les autres. Si je l’aime, pourquoi ne l’épouserais-je pas ? »

Il ne s’arrêta pas, cependant, à cette pensée, car, tout en sentant qu’il aimait Katucha, il avait la certitude qu’il trouverait plus tard, dans la vie, une autre femme qui lui était destinée, une femme qu’il aimerait plus encore, et dont il serait plus aimé. Et il était convaincu que ce qu’il éprouvait pour Katucha n’était qu’une image réduite de ce qu’il éprouverait plus tard, quand il aurait rencontré cette femme extraordinaire, — résumé de toute perfection, — que l’avenir ne pouvait manquer de lui tenir en réserve.

Mais le jour de son départ, lorsqu’il vit Katucha debout sur le perron à côté de ses tantes, lorsqu’il vit fixés tendrement sur lui les grands yeux noirs de la jeune fille, tout remplis de larmes, il eut l’impression nette que, ce jour-là, s’achevait pour lui quelque chose de très beau, de très précieux, et qui jamais ne se renouvellerait plus. Et il se sentit pris d’une profonde tristesse.

— Adieu, Katucha, et merci pour tout ! — lui dit-il tout bas, derrière le dos de ses tantes, avant de monter dans la voiture qui devait l’emmener.

— Adieu, Dimitri Ivanovitch ! — dit-elle de sa voix chantante. Après quoi, faisant effort pour retenir les larmes qui commençaient à couler de ses yeux, elle s’enfuit dans l’antichambre afin de pouvoir pleurer à son aise.


II


Trois années se passèrent sans que Nekhludov revît Katucha. Et quand, après ces trois années, il la revit, pendant un arrêt qu’il fit chez ses tantes en allant rejoindre son régiment, — car il venait d’être nommé officier dans la garde, — c’était désormais un homme tout autre que celui qui naguère avait eu avec la jeune fille ces naïves relations d’amour.

Naguère il était un jeune homme loyal et désintéressé, toujours prêt à s’abandonner tout entier à ce qu’il croyait être le bien ; à présent, il n’était plus qu’un égoïste et un débauché, ne se préoccupant que de son plaisir personnel. Naguère, le monde lui apparaissait comme une énigme qu’il s’efforçait de déchiffrer avec un enthousiasme joyeux ; à présent, tout, dans le monde, était pour lui simple et clair ; tout lui semblait subordonné aux conditions de sa vie personnelle. Naguère, il tenait pour important et nécessaire de communier avec la nature et avec les hommes qui avaient vécu, pensé et senti avant lui, les philosophes et les poètes du passé ; à présent, il tenait pour important et nécessaire d’être en communion avec ses camarades et de se conformer aux habitudes mondaines de sa caste.

Naguère, il voyait dans la femme une créature mystérieuse et charmante, dont le charme venait de son mystère même ; à présent, la femme, toute femme, — à l’exception de ses parentes et des femmes de ses amis,— avait à ses yeux un sens très précis et très défini : elle n’était pour lui que l’instrument d’une jouissance que déjà il connaissait, et qui lui plaisait entre toutes. Naguère, il n’avait nul besoin d’argent ; il dépensait à peine la troisième partie de la pension que lui donnait sa mère ; il pouvait renoncer à l’héritage paternel et le donner aux paysans : à présent, il n’avait plus assez des 1.500 roubles par mois que sa mère lui donnait ; et déjà des explications désagréables s’étaient plus d’une fois produites, entre sa mère et lui, pour des questions d’argent.

Et cette transformation si profonde, qui s’était accomplie en lui, venait simplement de ce qu’il avait cessé de croire en lui-même et s’était mis à croire dans les autres. Et s’il avait cessé de croire en lui-même pour se mettre à ne plus croire que dans les autres, la cause en était dans ce que vivre en croyant en soi-même lui paraissait trop difficile : pour vivre en croyant en soi-même, en effet, il lui fallait se décider non pas au profit de sa personne égoïste, uniquement préoccupée du plaisir, mais au contraire presque toujours contre les intérêts de cette personne ; tandis que, à vivre en croyant dans les autres, il n’avait besoin de rien décider, tout se trouvant décidé d’avance et toujours décidé au profit de sa personne. Bien plus, en croyant en soi, il s’exposait sans cesse à la désapprobation des hommes ; tandis qu’en croyant dans les autres il était certain de s’attirer l’éloge du monde qui l’entourait.

Ainsi, quand Nekhludov se préoccupait de la vérité, de la destinée de l’homme, de la richesse et de la pauvreté, tous ceux qui l’entouraient jugeaient ces préoccupations déraisonnables et souvent ridicules ; sa mère, ses tantes, l’appelaient, avec une douce ironie, « notre cher philosophe » ; et quand, au contraire, il lisait des romans, quand il racontait des anecdotes scabreuses, quand il rapportait des détails sur le vaudeville que venait de jouer le Théâtre-Français, tout le monde l’approuvait et le trouvait charmant. Quand, croyant de son devoir de modérer ses besoins, il portait un veston de l’année précédente, ou s’abstenait de boire du vin, tout le monde l’accusait de se singulariser, de chercher, par vanité, à paraître original ; mais quand, au contraire, il dépensait pour ses plaisirs plus d’argent qu’il n’en avait, quand il chassait, quand il offrait des dîners fins, tout le monde l’approuvait ; et comme il s’était mis en tête d’orner son cabinet avec un luxe particulier, chacun s’était empressé de lui donner des objets de prix. Quand il était chaste, et exprimait le désir de le rester jusqu’à son mariage, toute sa famille tremblait pour sa santé ; et sa mère, que la seule pensée qu’il pût se marier avec Katucha remplissait de terreur, sa mère, loin de s’attrister, s’était presque réjouie en apprenant qu’il venait de ravir une certaine dame française à un de ses camarades. Enfin, quand Nekhludov avait donné aux paysans le petit bien qui lui venait de son père, et cela parce qu’il considérait comme injuste de posséder de la terre, sa décision avait terrifié sa famille et lui avait valu, de la part de son entourage, des reproches et des railleries sans fin. On n’avait pas cessé de lui répéter que le don qu’il avait fait aux paysans, au lieu de les enrichir, les avait appauvris, qu’ils avaient établi dans leur village trois cabarets, et avaient complètement renoncé au travail. Mais quand, au contraire, Nekhludov, étant entré dans la garde et se trouvant admis dans la société la plus aristocratique, avait commencé à dépenser tant d’argent que sa mère avait dû prendre une avance sur son capital, la vieille princesse s’était bien un peu fâchée, mais au fond de son cœur elle s’était réjouie, trouvant naturel et bon que la jeunesse jetât sa gourme, sans parler du plaisir qu’elle avait à voir son fils se dissiper en si brillante compagnie.

Dans les premiers temps, Nekhludov avait lutté contre cette nouvelle manière de vivre ; mais la lutte lui était très difficile parce que tout ce qu’il tenait pour bon, quand il croyait en soi-même, était considéré par les autres comme mauvais et déraisonnable, tandis que, inversement, tout ce qui lui semblait mauvais passait pour excellent aux yeux de son entourage. De telle sorte que Nekhludov avait fini par céder : il avait cessé de croire en lui-même et s’était mis à croire dans les autres. Et d’abord ce renoncement à soi-même lui avait coûté ; mais cette première impression n’avait pas duré ; il avait commencé à fumer, à boire du vin, et il avait même fini par ressentir un vrai soulagement à la pensée qu’il n’avait plus désormais à s’inquiéter que du jugement des autres.

Et dès lors Nekhludov, avec sa nature passionnée, s’était livré tout entier à cette vie nouvelle, que menait tout son entourage ; et il avait complètement étouffé en lui la voix qui réclamait quelque chose de différent. Ce changement avait commencé en lui quand il était arrivé à Saint-Pétersbourg : il s’était achevé lors de son entrée dans le corps de la garde.

— Nous sommes prêts à sacrifier notre vie ; et, par suite, la vie que nous menons, cette vie insouciante et gaie, non seulement est excusable, mais est encore indispensable pour nous. Aussi serions-nous insensés d’en mener une autre !

Ainsi raisonnait inconsciemment Nekhludov, durant cette période de sa vie ; et il jouissait de se sentir affranchi de toutes les contraintes morales qu’il s’était imposées dans sa jeunesse ; et il ne cessait point de s’entretenir dans un véritable état de folie égoïste.

C’est dans cet état qu’il se trouvait lorsque, trois ans après sa première rencontre avec Katucha, et au moment où il allait partir pour la guerre contre les Turcs, il revint de nouveau dans la maison de ses tantes.


III


Nekhludov avait plusieurs motifs pour s’arrêter chez ses tantes. D’abord leur domaine se trouvait sur la route qu’il devait suivre pour rejoindre son régiment ; puis les deux vieilles demoiselles lui avaient instamment demandé de venir les voir en passant ; mais surtout il avait lui-même tenu à revoir Katucha. Peut-être avait-il d’avance, au fond de son âme, un mauvais dessein à l’égard de la jeune fille, un dessein que lui dictait l’homme nouveau qui était né en lui ; mais en tout cas il ne se l’avouait pas, et l’unique dessein qu’il s’avouait était de se retrouver dans les lieux où il avait été si heureux avec elle, et de la revoir, et de revoir ses tantes, personnes un peu ridicules, mais bonnes et aimables, et qui l’avaient toujours entouré d’une atmosphère de tendresse et d’admiration.

Il arriva dans les derniers jours de mars, un matin de vendredi saint, en plein dégel, sous une pluie battante, de sorte qu’en approchant de la maison il se sentait mouillé et transi, mais vaillant et très en train, comme il était toujours à cette époque de sa vie.

« Pourvu qu’elle y soit encore ! » — pensait-il en pénétrant dans la cour, toute remplie de neige fondue, et en apercevant la vieille maison de briques qu’il connaissait si bien. — « Si je pouvais la voir apparaître, là, sur le seuil, pour me recevoir ! »

Sur le seuil apparurent deux servantes, pieds nus, les jupes retroussées, portant des seaux, et évidemment occupées à laver le plancher. Mais de Katucha nulle trace ; et Nekhludov vit seulement s’avancer au-devant de lui le vieux Tikhon, le valet de chambre, en tablier lui aussi, qui venait, sans doute, de s’interrompre de quelque nettoyage. Dans le salon, il fut reçu par Sophie Ivanovna, vêtue d’un manteau jaune et coiffée d’un bonnet.

— Ah ! comme c’est gentil à toi d’être venu ! — dit Sophie Ivanovna en l’embrassant. — Marie est un peu souffrante ; elle s’est fatiguée, ce matin, à l’église. Nous nous sommes confessées.

— Bonjour, tante Sonia, — dit Nekhludov en lui baisant la main. — Excusez-moi, je vous ai mouillée !

— Va vite te changer dans ta chambre ! Tu es tout trempé. Et voilà que tu as déjà des moustaches !… Katucha ! Katucha ! vite, qu’on lui prépare du café !

— Tout de suite ! — répondit, du corridor, une voix chantante. Et le cœur de Nekhludov battit joyeusement. C’était elle ! Elle était encore là ! Et, au même instant, le soleil se montra entre les nuages.

Gaîment Nekhludov suivit Tikhon, qui le conduisit dans la même chambre où il avait autrefois logé. Il aurait bien voulu questionner le vieux valet sur Katucha, lui demander comment elle allait, ce qu’elle devenait, si elle était fiancée. Mais Tikhon était à la fois si respectueux et si digne, il insistait si fort pour verser lui-même l’eau de l’aiguière sur les mains de Nekhludov, que celui-ci n’osa point le questionner sur la jeune fille, et se borna à lui demander des nouvelles de ses petits-enfants, du vieux cheval, du chien de garde Polkan. Tout le monde était en vie, tout le monde allait bien, à l’exception de Polkan, qui avait pris la rage l’année précédente.

Nekhludov était en train de changer de vêtements, lorsqu’il entendit un pas léger dans le corridor ; et l’on frappa à la porte. Nekhludov reconnut et le pas et la manière de frapper ; elle seule marchait, elle seule frappait de cette façon ! Il se hâta de jeter sur ses épaules son manteau tout trempé ; puis il cria : « Entrez ! »

C’était elle, Katucha, toujours la même, mais plus jolie encore, plus charmante qu’autrefois. Comme autrefois, ses yeux noirs brillaient avec un sourire ingénu ; et, comme autrefois, elle avait un tablier blanc d’une propreté exquise. Elle venait lui apporter, de la part de ses tantes, un savon parfumé dont on avait à l’instant décacheté l’enveloppe, et aussi deux serviettes, une grande de toile fine, et une autre de coton rugueux pour les mains. Et le savon, à peine sorti de son enveloppe, et les serviettes, et Katucha elle-même, tout cela était également propre, frais, intact, charmant.

— Heureuse arrivée à vous, Dimitri Ivanovitch ! — dit-elle, non sans effort ; et une rougeur envahit son visage. — Je te salue !… Je vous salue !… — Il ne savait s’il devait lui dire « tu » ou « vous » ; et lui aussi il se sentit rougir. — Vous allez bien ?

— Mais oui, Dieu merci ! Ce sont vos tantes qui vous envoient votre savon préféré, à la rose, — reprit-elle, en déposant le savon sur la table, et en étalant les serviettes sur le dossier d’une chaise.

— Dimitri Ivanovitch a apporté le sien ! — fit remarquer Tikhon, d’un ton solennel, en désignant du doigt à la jeune fille le grand nécessaire aux fermoirs d’argent que Nekhludov avait ouvert sur la table, et qui était rempli d’une foule de flacons, de brosses, de poudres, de parfums et d’instruments de toilette.

— Dites bien à mes tantes que je les remercie. Et comme je suis heureux d’être venu ! — ajouta Nekhludov, sentant que, dans son âme, tout était soudain redevenu doux et clair comme autrefois.

Pour toute réponse, elle sourit, et elle sortit de la chambre.

Les deux tantes, qui avaient toujours adoré Nekhludov, l’accueillirent cette fois avec plus d’empressement encore que de coutume. Dimitri allait à la guerre : il pouvait être blessé, tué ! Cela bouleversait les deux vieilles demoiselles.

Nekhludov n’avait eu d’abord l’intention que de rester durant une journée ; mais, dès qu’il revit Katucha, il décida de passer encore près d’elle le jour de Pâques, et il télégraphia à son camarade Chembok, à qui il avait donné rendez-vous à Odessa, pour le prier de venir plutôt le rejoindre chez ses tantes.

Dès le premier instant où il avait revu Katucha, Nekhludov avait senti se réveiller en lui ses impressions d’autrefois. Comme autrefois, il ne pouvait sans émotion voir le tablier blanc de la jeune fille ; il ne pouvait entendre sans plaisir sa voix, son rire, le bruit de ses pas ; il ne pouvait subir de sang-froid le regard de ses yeux noirs, surtout quand elle souriait ; comme autrefois, il ne pouvait, sans être troublé, voir comment elle rougissait en sa présence. De nouveau, il se sentait amoureux, mais non plus de la même façon qu’autrefois, où son amour était pour lui un mystère, où il n’osait pas s’avouer à lui-même qu’il était amoureux, où il était convaincu qu’on ne pouvait aimer qu’une fois ; maintenant il savait qu’il était amoureux, et il s’en réjouissait, et il savait aussi, tout en essayant de n’y point penser, en quoi consistait cet amour et ce qui en pouvait résulter.

En Nekhludov, comme en tout homme, il y avait deux hommes. Il y avait l’homme moral, disposé à ne chercher son bien que dans le bien des autres ; et il y avait l’homme animal, ne cherchant que son bien individuel et prêt à sacrifier pour lui le bien du monde entier. Et dans l’état de folie égoïste où il se trouvait à ce moment de sa vie, l’homme animal avait pris le dessus en lui, au point d’étouffer complètement l’autre homme. Mais, quand il eut revu Katucha, et que ses anciens sentiments pour elle se furent de nouveau éveillés en lui, l’homme moral releva la tête et réclama ses droits. De sorte que, durant toute cette journée et la suivante, une lutte incessante se livra au-dedans de lui. Il savait, dans le secret de son âme, que son devoir était de partir ; il savait qu’il faisait mal de prolonger son séjour chez ses tantes ; il savait que rien de bon ne pourrait en résulter ; mais il éprouvait tant de plaisir et de bonheur qu’il refusait d’entendre la voix de sa conscience, et qu’il restait.

Le samedi soir, veille de Pâques, le prêtre, avec le diacre et le sacristain, vint bénir les pains, suivant l’usage ; ils avaient eu grand’peine, racontaient-ils, à traverser en traîneau les mares produites par le dégel, le long des trois verstes qui séparaient l’église de la maison des vieilles demoiselles. Nekhludov assista à la cérémonie, avec ses tantes et tous les domestiques. Il ne cessait pas de considérer Katucha, qui se tenait près de la porte, le vase d’encens en main. Et, ayant échangé trois baisers, suivant la coutume, avec le prêtre, puis avec ses tantes, il était sur le point de rentrer dans sa chambre, lorsqu’il entendit dans le corridor la voix de Matréna Pavlovna, la vieille gouvernante, disant qu’elle se préparait à se rendre à l’église avec Katucha, pour assister à la messe de nuit et à la bénédiction des pains. — « J’irai, moi aussi ! » se dit Nekhludov.

Impossible de songer à faire le trajet en voiture, ni en traîneau. Nekhludov fit seller le vieux cheval qui, jadis, lui servait pour ses promenades ; il revêtit son brillant uniforme, endossa son manteau d’officier ; et, sur la vieille bête trop nourrie, alourdie, et qui ne cessait pas de hennir, dans la nuit, à travers la neige et la boue, il se rendit à l’église du village.


IV


Cette messe de nuit devait rester toujours, pour Nekhludov, un des plus doux et des plus forts souvenirs de sa vie.

Quand, après une longue course dans les ténèbres qu’éclairait seulement, par places, la blancheur de la neige, il pénétra enfin dans la cour de l’église, le service était déjà commencé.

Les paysans, reconnaissant dans le cavalier le neveu de Marie Ivanovna, le conduisirent dans un endroit sec ou il pût descendre, emmenèrent son cheval, et lui ouvrirent la porte de l’église. L’église était déjà pleine de monde.

Sur la droite se tenaient les hommes. Les vieux, en vestes qu’eux-mêmes avaient cousues, les jambes entourées de bandes de toile blanche ; les jeunes, en vestes de drap neuves, une écharpe claire autour des reins, de grandes bottes aux pieds. Sur la gauche se tenaient les femmes, la tête couverte de fichus de soie, vêtues de camisoles de velours, avec des manches rouge vif et des jupes bleues, vertes, rouges, les pieds chaussés de souliers ferrés. Les plus vieilles s’étaient placées dans le fond, modestement, avec leurs fichus blancs et leurs vestes grises. Et entre elles et les femmes plus jeunes s’étaient rangés les enfants, en grande toilette.

Les hommes faisaient des signes de croix ; les femmes, surtout les vieilles, les yeux obstinément fixés sur l’icône entourée de cierges, appuyaient tour à tour, d’une pression vigoureuse, leurs doigts repliés sur leur front, leurs deux épaules, et leur ventre, tandis que leurs lèvres ne cessaient de murmurer des prières. Les enfants, imitant les grandes personnes, priaient avec zèle, surtout quand ils sentaient les regards de leurs parents arrêtés sur eux. L’iconostase d’or étincelait de lumière, ayant autour d’elle de grands cierges enveloppés d’or. Le candélabre, lui aussi, était tout garni de cierges. Et des deux chœurs s’élevaient les chants joyeux des chanteurs de bonne volonté ; le mugissement des basses s’alliait au soprano aigu des enfants.

Nekhludov s’avança dans l’église. Au milieu se tenait l’aristocratie. Il y avait là un propriétaire avec sa femme et son fils, ce dernier habillé en matelot ; il y avait le stanovoï, le télégraphiste, un marchand chaussé de bottes à hautes tiges, la staroste avec sa médaille, et, à droite de l’ambon, derrière la femme du propriétaire, se tenait Matrena Pavlovna, vêtue d’une robe de couleurs changeantes, les épaules recouvertes d’un châle rayé. Katucha était près d’elle. Elle était en robe blanche avec un corsage plissé. Une ceinture bleue entourait sa taille, et Nekhludov vit qu’elle avait mis un nœud rouge dans ses cheveux noirs.

Tout avait un air de fête ; tout était solennel, gai et beau : et le prêtre avec sa chasuble d’argent traversée d’une croix d’or, et le diacre et le sacristain avec leurs étoles brodées d’or et d’argent, et les chants joyeux des chantres amateurs, et la façon dont, à tout instant, le prêtre levait un cierge pour bénir l’assistance, et la façon dont tout le monde répétait, d’instant en instant : « Christ est ressuscité ! Christ est ressuscite ! » Tout cela était beau, mais plus belle que tout cela était Katucha, avec sa robe blanche et sa ceinture bleue, et son nœud rouge dans ses cheveux noirs.

Nekhludov sentait que, sans se retourner, elle le voyait. Il passa près d’elle pour aller vers l’autel. Il n’avait rien à lui dire, mais il imagina pourtant de lui dire, en passant près d’elle :

— Ma tante vous prévient qu’on ne soupera qu’après la seconde messe.

Le jeune sang de Katucha, comme toujours quand elle apercevait Nekhludov, se répandit sur son visage, et ses yeux noirs s’arrêtèrent sur lui, souriants et heureux.

— Oui, je sais, — répondit-elle.

Dans cet instant, le sacristain, qui traversait la foule pour faire la quête, passa près de Katucha et, sans la voir, la frôla de son étole. Il avait voulu, par déférence, s’écarter devant Nekhludov, et c’est ainsi qu’il avait frôlé Katucha. Mais Nekhludov fut stupéfait de voir que ce sacristain ne comprenait pas que tout ce qui se faisait dans l’église, tout ce qui se faisait dans le monde, ne se faisait que pour Katucha, et qu’elle seule ne pouvait pas rester inaperçue, puisqu’elle était le centre de l’univers entier. C’est pour elle que brillait de l’or de l’iconostase, pour elle que brûlaient les cierges du candélabre ; c’est pour elle que s’élevaient tous ces chants joyeux : « La Pâque du Seigneur ! hommes, réjouissez-vous ! » Et tout ce qu’il y avait de bon et de beau sur la terre n’était que pour elle. Et Katucha, sans doute, devait comprendre que tout cela était pour elle. C’est ce que sentait Nekhludov quand il voyait les formes gracieuses de la jeune fille, dessinées par la robe blanche, et ce visage plein d’une joie recueillie, dont l’expression lui disait que tout ce qui chantait en lui devait chanter aussi en elle.

Dans l’intervalle qui séparait la première messe de la seconde, Nekhludov sortit de l’église. La foule s’écartait devant lui et le saluait. Les uns le reconnaissaient, d’autres demandaient : « Qui est-ce ? » Sur le parvis il s’arrêta. Les mendiants l’entourèrent : il leur distribua toute la petite monnaie qu’il put trouver dans ses poches, et il se mit à descendre l’escalier de la cour.

Déjà la nuit était devenue plus claire, mais le soleil ne paraissait pas encore. La foule, sortant de l’église, envahissait le parvis et la cour ; mais Katucha ne se montrait toujours pas, et Nekhludov revint en arrière, pour l’attendre.

La foule continuait à sortir ; les dalles résonnaient sous les clous des chaussures. Un vieillard à la tête branlante, l’ancien cuisinier de Marie Ivanovna, arrêta Nekhludov, l’embrassa trois fois ; puis sa femme, une petite vieille toute ridée, lui tendit un œuf peint en jaune safran[1]. Derrière eux s’approcha en souriant un jeune et musculeux moujik, vêtu d’une veste neuve avec une ceinture verte.

— Christ est ressuscité ! — dit-il avec un bon sourire dans ses yeux ; et, passant ses bras au cou de Nekhludov, il le baisa trois fois en pleine bouche, lui chatouillant le visage de sa petite barbe frisée, en même temps qu’il l’imprégnait de son odeur de moujik.

Pendant que Nekhludov, après s’être laissé embrasser par le moujik, recevait de lui un œuf peint en couleur cannelle, il vit sortir de l’église la robe changeante de Matrena Pavlovna, et puis la chère petite tête noire avec le nœud rouge.

Katucha l’aperçut tout de suite, à travers la foule qui les séparait ; et il vit que, de nouveau, elle rougissait.

Arrivée sur le parvis, elle s’arrêta pour donner des sous aux mendiants. Un des mendiants, un malheureux qui avait une grande plaie rouge à la place du nez, s’approcha d’elle. Elle prit quelque chose dans sa robe ; puis, s’avançant vers lui, sans aucun signe de répulsion, trois fois elle l’embrassa. Et tandis qu’elle embrassait le mendiant, ses yeux rencontrèrent ceux de Nekhludov. C’était comme s’ils lui eussent demandé : « Est-ce bien ce que je fais là ? — Mais oui, bien-aimée, tout est bien, tout est beau, je t’aime ! »

Les deux femmes descendirent les marches, et Nekhludov alla au-devant d’elles. Il n’avait pas l’intention de leur souhaiter la Pâque, mais il ne pouvait s’empêcher d’approcher de Katucha.

— Christ est ressuscité ! — dit Matrena Pavlovna avec un signe de tête, et un sourire, et une voix qui donnaient à entendre que, ce jour-là, tous étaient égaux ; après quoi, s’étant essuyé la bouche avec son mouchoir, elle la tendit au jeune homme.

— En vérité, il est ressuscité ! — répondit Nekhludov, et il l’embrassa.

Il jeta un regard sur Katucha ; elle rougit de nouveau, et s’avança tout contre lui.

— Christ est ressuscité, Dimitri Ivanovitch !

— En vérité, il est ressuscité ! — dit-il. — Ils s’embrassèrent deux fois et s’arrêtèrent, comme pour se demander s’il fallait continuer ; puis aussitôt, comme s’ils avaient décidé qu’il le fallait, ils s’embrassèrent une troisième fois ; et tous deux sourirent.

— Vous n’allez pas chez le prêtre ? — demanda Nekhludov.

— Non, nous allons attendre ici, Dimitri Ivanovitch, — dit-elle, parlant avec effort.

Sa poitrine se soulevait fiévreusement ; et sans cesse elle le regardait dans les yeux, de ses yeux timides, innocents, et tendres.

Dans l’amour entre l’homme et la femme, il y a toujours une minute où cet amour atteint son plus haut degré, où il n’a plus rien de réfléchi ni rien de sensuel, ou il est l’entière union de deux êtres en un seul. C’est cette minute que Nekhludov avait connue, dans cette nuit de Pâques. Lorsque maintenant, assis dans la salle du jury, il essayait de se rappeler toutes les circonstances où il avait vu Katucha, c’est cette minute qui ressuscitait devant lui, effaçant tout le reste : la petite tête noire soigneusement peignée, avec son nœud rouge, la robe blanche au corsage plissé, la taille mince et la poitrine encore à peine formée, et cette rougeur, et ces yeux noirs brillants, et, dans toute la personne de Katucha, l’expression manifeste de la pureté, comme aussi d’un amour innocent et profond non seulement pour lui, Nekhludov, mais pour tout ce qu’il y avait de beau au monde, et non seulement pour ce qu’il y avait de beau, mais pour tout ce qui existait, pour ce mendiant défiguré qu’elle venait d’embrasser. Cet amour, il le sentait en elle, cette nuit-là, parce qu’il le sentait en lui-même ; et il sentait que cet amour les fondait tous deux en un seul être.

Ah ! s’il avait pu en rester à ce sentiment, éprouvé la nuit de Pâques !

— Oui, tout ce qui s’est passé d’affreux entre nous n’est venu qu’après cette nuit de Pâques ! — songeait-il, assis devant la fenêtre dans la salle du jury.


V


En revenant de l’église, Nekhludov soupa avec ses tantes. Pour se remettre de sa fatigue, suivant une habitude prise au régiment, il but plusieurs verres de vin et d’eau-de-vie. Puis, rentré dans sa chambre, il s’étendit sur son lit, sans se dévêtir, et s’endormit aussitôt. Un coup frappé à la porte le réveilla. À la façon de frapper, il reconnut que c’était elle. Il sauta à bas de son lit en se frottant les yeux :

— Katucha, est-ce toi ? Entre ! — dit-il.

Elle entr’ouvrit la porte.

— On vous appelle pour le déjeuner, — dit-elle.

Elle portait la même robe blanche, mais sans le nœud dans les cheveux. Elle le regardait dans les yeux, et son visage rayonnait, comme si elle lui avait annoncé quelque chose d’extraordinairement joyeux.

— Tout de suite, j’y vais, — répondit-il.

Elle resta une minute encore, sans rien dire. Et brusquement, Nekhludov s’élança vers elle. Mais au même instant elle se retourna, d’un mouvement léger, et s’enfuit dans le corridor.

— Quel sot je suis de ne pas l’avoir retenue ! — se dit Nekhludov. Et il sortit de sa chambre pour la rattraper.

Ce qu’il voulait d’elle, lui-même ne le savait pas. Mais il avait l’impression que, quand elle était entrée dans sa chambre, il aurait dû faire ce que tout le monde faisait en pareille circonstance, et qu’il ne l’avait pas fait.

— Katucha, arrête-toi ! — lui dit-il.

Elle se retourna.

— Qu’y a-t-il ? — demanda-t-elle en cessant de courir.

— Il n’y a rien ; seulement…

Et, faisant effort sur lui-même, et se rappelant comment se comportaient tous les hommes de sa classe, il lui passa le bras autour de la taille.

Elle s’arrêta tout à fait, et le fixa dans les yeux.

— Ce n’est pas bien, Dimitri Ivanovitch, ce n’est pas bien ! — dit-elle, devenant toute rouge et prête à pleurer. Puis, de sa petite main robuste, elle écarta le bras qui l’avait enlacée.

Nekhludov la lâcha. Il sentit tout à coup une impression non seulement de malaise et de honte, mais de répugnance pour lui-même. Il aurait dû croire en lui-même, à cet instant décisif ; mais il ne comprit pas que cette honte et cette répugnance étaient l’expression du fond de son âme ; et, au contraire, il se figura que c’était sa sottise qui parlait en lui, et que son devoir était de faire comme tout le monde.

De nouveau, il poursuivit Katucha ; de nouveau, il la prit par la taille ; et il lui glissa un baiser dans le cou.

Ce baiser n’avait plus rien de commun avec ceux qu’il lui avait donnés les deux fois précédentes : une première fois derrière le bouquet de sureaux, la seconde fois à l’église, le matin même de ce jour. Son baiser d’à présent avait quelque chose de terrible ; et elle le sentit.

— Que faites-vous ? — s’écria-t-elle d’une voix effrayée. Puis, prenant son élan, elle s’enfuit à toutes jambes. Nekhludov se rendit dans la salle à manger. Ses tantes, en grande toilette, le médecin, et une voisine étaient déjà à table. Tout se passait comme à l’ordinaire, mais dans l’âme de Nekhludov la tempête grondait. Il ne comprenait rien de ce qu’on lui disait, répondait de travers, et ne pensait toujours qu’à Katucha, se rappelant la sensation de ce baiser qu’il lui avait pris. Soudain il entendit son pas dans le corridor ; et dès ce moment il n’entendit plus rien d’autre. Quand elle entra dans la salle, il ne leva pas les yeux sur elle, mais de tout son être il sentait, aspirait sa présence.

Après le dîner, il rentra aussitôt dans sa chambre. Secoué d’émotion, longtemps il marcha de long en large, prêtant l’oreille à tous les bruits de la maison, dans l’attente du pas de Katucha. L’animal, qui vivait en lui, à présent non seulement avait relevé la tête, mais avait complètement foulé aux pieds l’être aimant et loyal qu’avait été Nekhludov durant son premier séjour, qu’il avait été encore le matin de ce même jour, à l’église. Seul, désormais, l’animal régnait dans son âme.

Mais, bien qu’il ne cessât point d’épier la jeune fille, pas une fois, de toute la journée, il ne put se trouver seul avec elle. Évidemment, elle l’évitait. Vers le soir, cependant, elle fut obligée d’entrer dans une chambre voisine de celle qu’il occupait. Le médecin avait consenti à rester jusqu’au lendemain, et Katucha avait reçu l’ordre de lui préparer une chambre pour la nuit. Quand il entendit ses pas, Nekhludov, marchant sans bruit et retenant son souffle, comme s’il se préparait à commettre un crime, se glissa dans la chambre où elle était entrée.

Katucha avait passé ses deux mains dans une taie d’oreiller et s’apprêtait à y introduire l’oreiller, lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir. Elle se retourna vers Nekhludov et lui sourit ; mais ce n’était plus son sourire confiant et joyeux d’auparavant : c’était un sourire plaintif, épouvanté. Il semblait dire à Nekhludov que ce qu’il faisait là était mal, qu’il ne devrait pas le faire. Et en vérité, pendant une minute, Nekhludov s’arrêta ; la lutte des deux hommes en lui faillit s’engager de nouveau. Une dernière fois, et faiblement, il entendit la voix de son véritable amour pour elle, qui lui parlait d’elle, de ses sentiments à elle, de sa vie à elle. Mais une autre voix lui dit aussitôt : « Prends garde, tu vas laisser échapper ton plaisir ! » Et cette autre voix étouffa la première. D’un pas résolu il marcha vers la jeune fille. Et un sentiment bestial, irrésistible, s’empara de lui.

La tenant embrassée d’une étreinte nerveuse, il l’assit sur le lit et s’assit près d’elle.

— Dimitri Ivanovitch, mon chéri, par grâce, laissez-moi ! — dit-elle d’une voix suppliante. — Voici Matréna Pavlovna qui vient ! — ajouta-t-elle en se dégageant brusquement.

Et en effet quelqu’un venait.

— Écoute ! j’irai te rejoindre la nuit, — lui murmura Nekhludov. — Tu seras seule, n’est-ce pas ?

— Qu’avez-vous ? Pourquoi ? Non, non, ce n’est pas bien ! — dit-elle. Mais c’étaient seulement ses lèvres qui disaient cela ; et toute sa personne émue, soulevée, démentait ses lèvres.

Matréna Pavlovna entra dans la chambre. Elle apportait des serviettes, pour le médecin. Elle jeta un regard de reproche à Nekhludov et gronda Katucha, qui avait oublié de prendre les serviettes.

Nekhludov se hâta de sortir. Mais il n’éprouvait plus aucune honte. Il avait bien vu, au regard de Matréna Pavlovna, qu’elle le soupçonnait, et il savait qu’elle avait raison de le soupçonner ; il savait aussi que ce qu’il faisait était mal ; mais l’instinct bestial, qui avait pris en lui la place de son ancien amour pour Katucha, désormais le dominait, régnait seul en lui. Et, sentant qu’il devait satisfaire cet instinct, il ne songeait plus qu’aux moyens de le satisfaire.

De toute la soirée il ne put tenir en place, tantôt entrant chez ses tantes, tantôt revenant dans sa chambre ou sortant sur le perron. Et il n’avait qu’une seule pensée, qui était de revoir Katucha. Mais Katucha l’évitait, et Matréna Pavlovna s’efforçait de ne pas la perdre de vue.


VI


Ainsi se passa toute la soirée, et la nuit arriva. Le médecin alla se coucher, les tantes rentrèrent dans leurs chambres. Nekhludov savait que Matréna Pavlovna, à ce moment, était auprès de ses tantes qu’elle aidait à se déshabiller. Katucha devait être seule, à l’office.

De nouveau, Nekhludov sortit sur le perron. La nuit était sombre, humide, chaude, et tout l’air était rempli de ce brouillard blanc que produit, au printemps, la fonte des neiges. De la rivière, à cent pas de la maison, on entendait venir un bruit étrange : c’était la glace qui craquait.

Nekhludov descendit du perron, et, barbotant dans des mares de neige fondue, il s’avança jusqu’à la fenêtre de l’office. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il en entendait les battements ; sa respiration tantôt s’arrêtait, tantôt s’exhalait en un souffle lourd.

L’office était éclairé de la lueur tremblante d’une petite lampe. Katucha y était seule. Elle était assise près de la table, les yeux fixés dans le vide, devant elle, d’un air pensif. Et longtemps Nekhludov resta à la considérer, curieux de savoir ce qu’elle ferait ensuite. Elle se tint dans la même pose pendant quelques minutes, puis leva les yeux, sourit, fit un signe de tête comme si elle se parlait à elle-même ; après quoi, d’un geste saccadé, elle mit ses deux mains sur la table ; et de nouveau elle commença à regarder devant elle.

Il restait là à la considérer, écoutant malgré lui et les battements de son cœur et le bruit étrange qui venait de la rivière. Là-bas, en effet, sur la rivière, le même travail se poursuivait sans interruption, dans le brouillard : tantôt quelque chose ronflait, tantôt craquait, tantôt s’éboulait, tantôt résonnait comme un verre qui se brise.

Nekhludov restait devant la fenêtre, épiant sur le visage fatigué et pensif de Katucha les traces de cet autre travail qui se poursuivait en elle ; et il avait pitié d’elle, mais, chose singulière, cette pitié ne faisait que le renforcer dans son désir de la posséder. Ce désir, dès cet instant, l’avait envahi tout entier.

Il frappa à la fenêtre. Comme sous l’effet d’un choc électrique, elle frémit de tout son corps, et la terreur se peignit sur ses traits. Puis elle se leva en sursaut, s’élança vers la fenêtre, et colla son visage à la vitre. L’expression de terreur ne disparut pas lorsque, s’étant mis les deux mains au-dessus des yeux pour mieux voir, elle reconnut Nekhludov. Son visage avait une mine sérieuse que jamais encore le jeune homme ne lui avait connue. Elle ne sourit que quand il lui eut souri ; et elle ne sourit que par soumission pour lui, car il vit bien que, dans son âme, il n’y avait point de sourire, mais au contraire la seule épouvante.

Il lui fit signe de la main pour l’engager à venir le rejoindre dans la cour. Elle secoua la tête : non, elle ne sortirait pas ! et elle resta devant la fenêtre. Une fois de plus il colla son visage contre la vitre, voulant lui crier de sortir ; mais, au même instant, elle se retourna vers la porte. Quelqu’un, évidemment, l’avait appelée.

Nekhludov s’éloigna de la fenêtre. Le brouillard était devenu si épais que, à cinq pas de la maison, on ne voyait pas les fenêtres, ni rien qu’une grande masse sombre, d’où jaillissait la lueur rouge d’une lampe. Sur la rivière, c’était toujours le même ronflement, le même frottement, le même craquement, le même tintement de la glace. À travers le brouillard, soudain, un coq chanta ; d’autres lui répondirent dans la cour ; d’autres, plus loin, dans la campagne, firent entendre leurs appels alternés, qui finirent par se fondre dans un même grand bruit. Alentour, tout était silencieux : la rivière seule continuait son fracas.

Après avoir fait quelques pas en long et en large, devant la maison, Nekhludov de nouveau se rapprocha de la fenêtre de l’office. À la lumière de la lampe, il vit de nouveau Katucha assise près de la table. Mais à peine s’était-il approché qu’elle leva les yeux vers la fenêtre. Il frappa. Et aussitôt, sans même regarder qui frappait, elle sortit de l’office ; et il entendit la porte grincer en s’ouvrant, puis se refermer. Il courut l’attendre devant le perron, et tout de suite, sans lui dire un mot, il l’enlaça de ses bras. Elle se serra contre lui, leva la tête, et offrit ses lèvres à son baiser. Et ils se tinrent debout, devant le coin de la maison, dans un endroit qui se trouvait sec ; et toujours Nekhludov sentait grandir en lui l’irrésistible désir de la posséder. Mais soudain ils entendirent une fois de plus grincer la porte ; et la voix irritée de Matréna Pavlovna cria, dans la nuit : « Katucha ! » Elle s’arracha de ses bras et courut à l’office. Il entendit se fermer le verrou. Puis tout redevint silencieux ; la lueur rouge de la lampe s’éteignit. Plus rien que le brouillard et le bruit de la rivière.

Nekhludov s’approcha de la fenêtre : il ne put rien voir. Il frappa : personne ne répondit. Il rentra dans la maison par le grand perron, revint dans sa chambre : mais il ne se coucha point. Une demi-heure après, il ôta ses bottes et s’avança, dans le corridor, jusqu’à la chambre où couchait Katucha. En passant devant la chambre de Matréna Pavlovna, il entendit que la vieille gouvernante ronflait tranquillement. Déjà il s’apprêtait à poursuivre son chemin, lorsque soudain Matréna Pavlovna se mit à tousser et se retourna sur son lit. Il fit le mort, et cinq minutes s’écoulèrent ainsi. Lorsque de nouveau tout se tut et qu’il entendit de nouveau le ronflement de la vieille, Nekhludov poursuivit son chemin, s’efforçant d’éviter de faire craquer le plancher. Il se trouva enfin devant la porte de Katucha. Aucun bruit de souffle, à l’intérieur : évidemment elle ne dormait pas. Mais à peine eut-il murmuré : « Katucha ! » qu’elle s’élança vers la porte, et, d’un ton fâché, à ce qui lui sembla, elle lui dit de s’en aller.

— À quoi pensez-vous ? est-ce possible ? Vos tantes vont se réveiller ! — disaient ses lèvres. Mais toute sa personne disait : « Je suis à toi tout entière ! » et c’est cela seulement qu’entendit Nekhludov.

— Je t’en prie, ouvre-moi pour une minute seulement, je t’en supplie ! — Il parlait sans songer à ce qu’il disait. Il y eut un silence ; puis Nekhludov entendit le frottement d’une main qui, dans les ténèbres, cherchait à tâtons le verrou. Le verrou s’ouvrit, et Nekhludov entra dans la chambre. Il saisit dans ses bras la jeune fille, couverte seulement d’une chemise de grosse toile, la souleva, et la porta sur le lit.

— Ah ! que faites-vous ? — murmurait-elle.

Mais lui, sans écouter ses paroles, il la serrait contre lui.

— Ah ! c’est mal, laissez-moi ! — disait-elle, et elle-même se serrait contre lui.

Quand il l’eut quittée, toute tremblante et blême, et ne répondant rien à ses paroles, il sortit sur le perron et y resta debout, s’efforçant de saisir la signification de ce qui venait de se passer.

Au dehors, la nuit était devenue plus claire. Dans le lointain, le fracas du dégel avait encore augmenté : au craquement, au ronflement, au tintement de la glace s’ajoutait maintenant le murmure de l’eau. Le brouillard commençait à descendre, et derrière le brouillard transparaissait, vaguement, le croissant de la lune.

— Qu’est-ce que tout cela ? est-ce un grand bonheur ou un grand malheur qui m’est arrivé ? — se demandait Nekhludov.

— Bah ! c’est toujours ainsi, tout le monde fait ainsi ! — se dit-il.

Sur quoi, rassuré, il entra dans sa chambre, se coucha, et s’endormit.


VII


Le lendemain, jour de Pâques, l’ami de Nekhludov, Chembok, vint le rejoindre chez ses tantes. Beau, brillant, gai, il ravit littéralement les deux vieilles demoiselles par son éloquence, sa politesse, sa munificence, et par l’affection qu’il témoignait à Dimitri. Sa munificence, pourtant, tout en leur plaisant beaucoup, ne laissa pas de leur paraître un peu exagérée. Elles furent étonnées quand elles le virent donner un rouble à un mendiant aveugle, distribuer, d’un seul coup, quinze roubles de pourboire aux domestiques, et quand elles le virent déchirer sans hésitation un mouchoir de batiste brodé, valant au moins quinze roubles, pour bander le pied d’une servante qui, en sa présence, s’était blessée jusqu’au sang. Les dignes tantes n’avaient encore jamais rien vu de pareil ; et elles ignoraient, en outre, que ce Chembok avait 200.000 roubles de dettes qu’il était bien résolu à ne jamais payer, de telle sorte que vingt-cinq roubles de plus ou de moins n’avaient guère d’importance pour lui.

Chembok ne passa d’ailleurs qu’une journée chez les tantes, et, dès le soir, il repartit avec Nekhludov. Ils ne pouvaient prolonger leur séjour plus longtemps, étant parvenus à l’extrême limite du délai dont ils disposaient.

L’âme de Nekhludov, durant cette première journée, était tout entière au souvenir de la nuit précédente. Deux sentiments contraires y étaient en lutte : d’une part, le jeune homme se plaisait à l’évocation sensuelle de la jouissance éprouvée : — jouissance bien inférieure, pourtant, à ce qu’il avait espéré, — et il s’enorgueillissait aussi d’avoir heureusement atteint son but ; d’autre part, il avait l’impression d’avoir commis une sottise, et une sottise qu’il devait réparer, et cela non point dans l’intérêt de Katucha, mais dans son propre intérêt.

Car, dans l’état de folie égoïste où il se trouvait alors, Nekhludov ne pouvait penser qu’à lui. Il se demandait ce que l’on dirait de lui si l’on apprenait la façon dont il s’était conduit à l’égard de la jeune fille : et il ne songeait nullement à ce que celle-ci pouvait ressentir, ni à ce qui risquait de lui arriver.

Il était très anxieux, par exemple, de savoir si Chembok devinait ses relations avec Katucha. — Voilà donc pourquoi tu t’es subitement pris d’une telle affection pour tes tantes ! — lui dit Chembok dès qu’il eut aperçu la jeune fille. — Ma foi, je crois bien qu’à ta place j’aurais aussi prolongé mon séjour ! Une vraie beauté !

Et Nekhludov pensait encore que, si pénible que fût pour lui de devoir partir avant d’avoir pu rassasier ses désirs, l’obligation où il était de partir avait toutefois un grand avantage : elle avait l’avantage de rompre, d’un seul coup, des relations qui eussent été difficiles à maintenir. Et il pensait encore qu’il avait le devoir de donner à Katucha de l’argent, non point pour elle, non point pour lui venir en aide, mais parce que c’est ainsi que faisait tout homme d’honneur en pareille circonstance. Et, en effet, il résolut de lui donner de l’argent, une somme en rapport avec leur situation à l’un et à l’autre.

Après le dîner, il l’attendit dans le corridor. En le voyant, elle devint toute rouge et voulut s’enfuir, lui désignant, d’un coup d’œil, la porte de la chambre de Matréna, qui était entr’ouverte. Mais il la retint par le bras.

— Je tiens à te demander pardon, — lui dit-il en essayant de lui glisser dans la main une enveloppe où il avait mis un billet de cent roubles. — Tiens…

Elle regarda l’enveloppe, fronça les sourcils, secoua la tête, et repoussa la main tendue du jeune homme.

— Allons, prends ! — murmura-t-il. Il lui enfonça l’enveloppe dans l’ouverture de son corsage. Puis, fronçant à son tour les sourcils, et soupirant, comme s’il s’était blessé, il courut s’enfermer dans sa chambre. Et longtemps ensuite il marcha de long en large, et il soupira, et le souvenir de cette scène le tortura comme eût fait une vraie blessure. Mais que faire ? Tout le monde n’agissait-il pas de même ? N’est-ce pas ainsi qu’avait agi Chembok à l’égard de la gouvernante qu’il avait séduite ? n’est-ce pas ainsi qu’avait agi son oncle Grégoire ? n’est-ce pas d’une façon analogue qu’avait agi son propre père, quand il avait eu d’une paysanne, à la campagne, ce fils naturel qui vivait encore ? Et puisque tout le monde agissait de cette façon, c’est donc de cette façon qu’on devait agir ! Et par de telles raisons il essayait de se rassurer, mais sans jamais y parvenir tout à fait. Le souvenir de sa dernière entrevue avec Katucha brûlait sa conscience.

Dans le fond, dans le coin le plus profond de son cœur, il sentait qu’il avait agi d’une façon si vilaine, si basse, si cruelle, qu’il avait désormais perdu le droit non seulement de juger personne, mais même de regarder personne en face. Et cependant il était forcé de se considérer soi-même comme un homme plein de noblesse, d’honneur et de générosité : ce n’était qu’à ce prix qu’il pouvait continuer à vivre la vie qu’il vivait. Et pour cela il n’y avait qu’un seul moyen : ne point penser à ce qu’il venait de faire. Aussi s’entraîna-t-il à n’y point penser.

L’existence nouvelle qui s’ouvrait devant lui, le voyage, les camarades, la guerre, autant de circonstances qui lui rendaient la chose plus facile. Et, à mesure que le temps coulait, il oubliait davantage, de telle sorte qu’il avait vraiment fini par oublier tout à fait.

Il avait eu cependant un serrement de cœur lorsque, plusieurs mois après son retour de la guerre, étant venu chez ses tantes, il avait appris que Katucha n’était plus chez elles, qu’elle avait quitté la maison peu de temps après son départ, qu’elle avait eu un enfant, et que, au dire des deux vieilles demoiselles, elle était tombée au degré le plus bas de la corruption. À en juger par les dates, l’enfant qu’elle avait mis au monde pouvait être de lui : mais il pouvait aussi ne pas être de lui. Les tantes, en lui racontant cela, avaient ajouté que d’ailleurs Katucha, même avant de les quitter, s’était complètement pervertie : c’était une nature vicieuse et mauvaise, comme sa mère.

Ce jugement porté par les deux tantes plaisait à Nekhludov : il s’en trouvait, en quelque sorte, justifié et absous. Il eut d’abord, toutefois, l’intention de rechercher Katucha et l’enfant ; mais comme, au fond de son cœur, le souvenir de sa conduite continuait à lui être pénible et à lui faire honte, il ne tenta, en fait, aucune des démarches qu’il avait projetées ; et il oublia sa faute plus profondément encore, et il cessa tout à fait d’y penser.

Et voici maintenant qu’un hasard extraordinaire venait lui remettre tout en mémoire, et le forçait à reprendre conscience de l’égoïsme, de la cruauté, de la bassesse qui lui avaient permis, durant ces neuf ans, de vivre tranquillement avec une telle faute sur le cœur ! Mais il était loin encore de consentir à avouer franchement cette conscience de son indignité ; et, dans ce moment, il ne pensait qu’aux moyens d’éviter que tout ne fût découvert, et que Katucha ou son avocat, en révélant tout, ne le montrassent aux yeux de tous tel qu’il avait été.



  1. C’est l’usage, dans le peuple russe, d’échanger des œufs le jour de Pâques en se baisant trois fois sur la bouche.