Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 72-83).


XI

Quand la lecture de l’acte d’accusation fut terminée, le président, après avoir pris avis de ses assesseurs, se tourna vers Kartinkine, d’un air qui disait clairement : à présent, nous allons tout connaître d’une façon certaine, dans les moindres détails.

— Le paysan Simon Kartinkine, dit-il en se penchant vers sa gauche.

Simon Kartinkine se leva, les mains sur la couture de sa capote, et pencha tout son corps en avant, sans cesser d’agiter ses muscles maxillaires.

— Vous êtes accusé d’avoir, le 17 janvier 188*, de complicité avec Euphémie Botchkova et Catherine Maslova, volé, dans la valise du marchand Smielkov, une somme d’argent qui était sa propriété, puis de vous être procuré de l’arsenic, d’avoir conseillé à Catherine Maslova de le verser dans le vin du marchand Smielkov, ce qu’elle a fait et ce qui a occasionné la mort dudit Smielkov. Vous reconnaissez-vous coupable ? conclut le président, en s’inclinant à droite.

— C’est absolument impossible, parce que notre affaire est de servir les clients…

— Vous direz cela plus tard. Vous reconnaissez-vous coupable ?

— Aucunement. J’ai seulement…

— Vous direz cela plus tard. Vous reconnaissez-vous coupable ? réitéra le président d’une voix calme, mais ferme.

— Je ne puis pas le faire parce que…

De nouveau l’huissier s’approcha de Simon Kartinkine et l’arrêta d’un chut ! tragique.

D’un air qui voulait dire que cette partie de l’affaire était entendue, le président, tenant un papier dans sa main levée haut, changea son coude de place et s’adressa à Euphémie Botchkova.

— Euphémie Botchkova, vous êtes accusée d’avoir, le 17 janvier 188*, de complicité avec Simon Kartinkine et Catherine Maslova, volé une somme d’argent et une bague dans la valise du marchand Smielkov, puis, vous étant partagé le produit du vol, d’avoir fait avaler au marchand Smielkov, pour dissimuler votre crime, du poison dont il est mort. Vous reconnaissez-vous coupable ?

— Je ne suis coupable de rien, — répondit l’accusée d’une voix ferme et hardie. — Je ne suis pas même entrée dans la chambre… Et puisque cette saleté y est entrée, c’est elle qui a tout fait.

— Vous direz cela plus tard, — fit de nouveau le président de sa voix tranquille et ferme. — Alors vous ne vous reconnaissez pas coupable ?

— Je n’ai pas pris d’argent, je n’ai rien donné à boire, je ne suis pas même entrée dans la chambre. Si j’y étais entrée, je l’aurais jetée dehors.

— Vous ne vous reconnaissez pas coupable ?

— Jamais.

— Très bien.

— Catherine Maslova, — dit ensuite le président en s’adressant à l’autre prévenue, — vous êtes accusée, après être venue de la maison publique dans une chambre de l’Hôtel de Mauritanie, avec la clef de la valise du marchand Smielkov, d’avoir dérobé dans cette valise de l’argent et une bague, — disait-il, comme s’il eût récité une leçon apprise par cœur, en penchant en même temps l’oreille vers l’assesseur de gauche, qui faisait remarquer que, dans l’énumération des pièces à conviction, il manquait un bocal, — d’avoir dérobé dans cette valise de l’argent et une bague, — répéta le président, — et après avoir partagé les objets volés, étant revenue avec le marchand Smielkov à l’Hôtel de Mauritanie, d’avoir donné à boire à Smielkov du vin contenant un poison, et dont la mort s’est suivie. Vous reconnaissez-vous coupable ?

— Je ne suis coupable de rien, — répondit-elle vivement. — Ainsi que je l’ai dit dès le commencement, je le dis encore : je n’ai rien pris, rien pris, rien pris ; et c’est lui-même qui m’a donné la bague.

— Vous ne vous reconnaissez pas coupable d’avoir pris les deux mille six cents roubles ? demanda le président.

— Je dis que je n’ai rien pris, rien que les quarante roubles.

— Et d’avoir versé la poudre dans le verre du marchand Smielkov, vous en reconnaissez-vous coupable ?

— Je l’avoue. Mais on m’avait dit, et je le croyais, que cette poudre était pour endormir et qu’elle ne produirait aucun mal. Je le croyais. Je le jure devant Dieu que je le croyais, — dit-elle.

— Ainsi vous ne vous reconnaissez pas coupable d’avoir dérobé l’argent et la bague du marchand Smielkov, — dit le président. — Mais, par contre, vous avouez que vous avez versé la poudre ?

— Je l’avoue ; mais je croyais que c’était une poudre pour endormir. Je la lui ai donnée seulement pour qu’il s’endorme ; je ne l’ai pas voulu et ne l’ai pas pensé.

— Très bien, — dit le président, visiblement satisfait des résultats obtenus. — Alors racontez-nous comment la chose s’est passée, — continua-t-il en s’adossant à son fauteuil, et posant ses mains sur la table. — Dites tout ce qui s’est passé. Vous pouvez adoucir votre situation par un aveu sincère.

Maslova continuait à fixer le président, mais se taisait.

— Allons, dites-nous comment les choses se sont passées.

— Comment elles se sont passées ? — dit brusquement Maslova. — Je suis arrivée à l’hôtel ; on m’a conduit dans la chambre où il se trouvait, déjà très gris. — Elle prononça le mot il avec les yeux largement ouverts et une expression de terreur. — Je voulus m’en aller, mais il ne m’a pas laissée.

Elle se tut de nouveau, comme si elle eût perdu le fil de son récit, ou qu’un autre souvenir eût traversé sa mémoire.

— Et après ?

— Après ? Après je suis restée, et puis je suis repartie.

À ce moment le substitut se leva à demi, s’appuyant avec affectation sur un de ses coudes.

— Vous désirez poser une question ? — demanda le président, et sur la réponse affirmative du substitut, le président lui fit comprendre du geste qu’il pouvait interroger.

— Voici la question que je voudrais poser : Antérieurement la prévenue connaissait-elle Simon Kartinkine ? — demanda le substitut sans regarder Maslova.

Et, la question posée, il pinça les lèvres et fronça les sourcils.

Le président répéta la question. Maslova jeta sur le substitut des regards d’effroi.

— Simon ? Oui, je le connaissais, — dit-elle.

— Il me faudrait encore savoir quelles étaient les relations de l’accusée et de Kartinkine ? Se voyaient-ils souvent ?

— Quelles étaient nos relations ? Il m’invitait pour les voyageurs de l’hôtel, mais ce n’étaient pas des relations, — répondit Maslova promenant son regard inquiet alternativement du président au substitut.

— Je voudrais savoir pourquoi Kartinkine recommandait seulement Maslova aux voyageurs, à l’exclusion d’autres filles ? — demanda le substitut, les yeux à demi-clos, avec un sourire méphistophélique.

— Je ne sais pas. Comment pourrais-je le savoir, — répondit Maslova, lançant autour d’elle, un regard effrayé, qu’elle arrêta un instant sur Nekhludov. — Il recommandait celles qu’il voulait.

« M’aurait-elle reconnu ? » songea Nekhludov avec effroi, sentant tout le sang lui monter au visage ; mais Maslova ne l’avait pas distingué des autres et, vite, avait reporté sur le substitut ses regards effrayés.

— Ainsi la prévenue nie avoir eu aucune relation intime avec Kartinkine ? Très bien. Je n’ai rien autre chose à demander.

Et le substitut, retirant vivement son coude du pupitre, se mit à écrire quelque chose. En réalité il n’écrivait rien et se bornait à repasser sa plume sur les lettres de ses notes ; mais il avait vu qu’après avoir posé chaque question, les procureurs et les avocats notaient pour leurs discours certains points destinés ensuite à écraser leurs adversaires

Le président ne s’adressa pas tout de suite à la prévenue, car il demandait à ce moment au juge aux lunettes son approbation sur l’ordre des questions préparées et notées d’avance.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-il, poursuivant son interrogatoire.

— Je rentrai à la maison, — continua Maslova, avec déjà un peu plus de courage et en regardant seulement le président, — je donnai l’argent à la patronne et me couchai. À peine m’étais-je endormie que la fille Bertha me réveilla en me disant : « Descends, ton marchand est revenu ». Je ne voulais pas descendre, mais madame me l’ordonna. Il était là, — de nouveau elle prononça ce mot il avec une terreur évidente, — il était au salon, offrait à boire à toutes les filles, voulait commander encore du vin et n’avait plus d’argent. La patronne ne voulut pas lui faire crédit. Alors il m’envoya dans sa chambre d’hôtel, me dit où était son argent et combien je devais prendre. Et je suis partie.

Le président poursuivait à voix basse sa conversation avec l’assesseur de gauche et n’avait rien écouté du récit de Maslova, mais, pour laisser croire, cependant, qu’il avait tout entendu, il répéta les derniers mots :

— Vous êtes partie, et après ? — dit-il.

— Je suis arrivée à l’hôtel, et j’ai fait exactement ce qu’il m’avait ordonné. Je suis allée dans la chambre, mais je n’y suis pas entrée seule ; j’ai appelé Simon Mikhaïlovitch et celle-là, — dit-elle, montrant Botchkova.

— Elle ment : pour être entrée, je ne suis pas entrée, commença Botchkova ; mais on l’interrompit.

— C’est en leur présence que j’ai pris quatre billets rouges, — continua Maslova d’un air sombre, sans regarder Botchkova.

— En prenant ces quarante roubles, l’accusée n’a-t-elle pas vu combien il y avait d’argent dans la valise ? — demanda de nouveau le substitut.

À cette question du procureur, Maslova tressaillit de nouveau. Elle ne savait pas comment ni pourquoi, mais elle sentait qu’il lui voulait du mal.

— Je n’ai pas compté ; j’ai vu qu’il n’y avait que des billets de cent roubles.

— Ainsi l’accusée a vu des billets de cent roubles ; je n’ai plus rien à demander.

— Alors, vous avez rapporté l’argent ? — reprit le président en consultant sa montre.

— Je l’ai rapporté.

— Ensuite ? fit le président.

— Ensuite, il m’a fait de nouveau venir dans sa chambre, dit Maslova.

— Eh bien, et comment lui avez-vous fait prendre la poudre ? demanda le président.

— Comment ? Je l’ai versée dans l’eau-de-vie tout simplement.

— Et pourquoi la lui avez-vous donnée ?

Elle ne répondit pas et soupira lourdement.

— Il ne me lâchait toujours pas, et j’en étais fatiguée. Alors, je suis sortie dans le corridor et j’ai dit à Simon Mikhaïlovitch : « S’il voulait me laisser partir. Je suis fatiguée ». Alors Simon Mikhaïlovitch m’a dit : « Nous aussi, il nous ennuie. Donnons-lui une poudre, il s’endormira et tu pourras t’en aller ». J’ai dit : « Bien », et j’ai pensé que c’était une poudre qui ne faisait pas de mal. Il m’a donné un paquet. Je suis rentrée dans la chambre ; il était couché dans l’alcôve et m’a commandé de lui donner du cognac. Alors j’ai pris sur la table la bouteille de fine-champagne ; j’ai rempli deux verres : un pour lui, l’autre pour moi ; dans son verre j’ai vidé la poudre, et la lui ai donnée. Je ne la lui aurais pas donnée si j’avais su ce que c’était.

— Et comment êtes-vous entrée en possession de la bague ? demanda le président.

— Lui-même me l’a donnée.

— Quand vous l’a-t-il donnée ?

— Aussitôt que je fus dans sa chambre, je voulus m’en aller ; alors il m’a frappée à la tête et m’a brisé mon peigne. Je me suis fâchée et voulus partir. Pour me faire rester, il a retiré la bague de son doigt et me l’a donnée.

En ce moment le substitut se souleva de nouveau et, avec le même air de fausse bonhomie, demanda l’autorisation de poser encore quelques questions ; ayant reçu cette permission, il inclina la tête sur son col brodé d’or et demanda :

— Je voudrais savoir combien de temps l’accusée est demeurée dans la chambre du marchand Smielkov ?

De nouveau Maslova se sentit prise d’effroi et, promenant du substitut au président un regard inquiet, elle répondit très vite :

— Je ne me souviens pas combien de temps.

— Bon, mais l’accusée a peut-être oublié également si elle n’est pas entrée dans un autre endroit de l’hôtel, en sortant de la chambre du marchand Smielkov.

Maslova réfléchit un moment.

— Je suis entrée dans la chambre voisine qui était vide, répondit-elle.

— Et pourquoi y êtes-vous entrée ? demanda le substitut qui s’oublia au point de s’adresser directement à elle.

— C’était pour me rajuster en attendant un fiacre.

— Kartinkine est-il ou non entré également dans cette chambre avec l’accusée ?

— Il y est entré aussi.

— Et pourquoi y est-il entré ?

— Il restait dans la bouteille de la fine-champagne que nous avons bue ensemble.

— Ah ! vous avez bu ensemble. Très bien.

— La prévenue a-t-elle parlé de quelque chose avec Simon, et de quoi ?

Maslova tout à coup s’assombrit, devint pourpre et répondit vivement :

— De quoi ai-je parlé ? Je n’ai parlé de rien. Tout ce qu’il y a eu je l’ai dit ; et je ne sais plus rien. Faites de moi ce que vous voudrez Je ne suis pas coupable, voilà tout.

— Je n’ai plus rien à demander, dit le substitut au président, avec un haussement d’épaules ; et il s’empressa de noter, dans le canevas de son discours, que la prévenue avouait elle-même être entrée dans une chambre, seule avec Simon.

Il y eut un silence.

— Vous n’avez plus rien à ajouter ?

— J’ai tout dit, répondit-elle en soupirant ; et elle se rassit.

Le président nota alors quelque chose sur ses papiers, écouta une communication qui lui fut faite à l’oreille par le juge de gauche et déclara la séance suspendue pendant dix minutes ; puis il se leva en hâte et quitta la salle. L’assesseur qui lui avait parlé était le juge à longue barbe et aux gros bons yeux ; il se sentait l’estomac un peu détraqué et il avait exprimé le désir de faire du massage et de prendre certaines gouttes. C’est ce qu’il avait dit au président et pourquoi celui-ci avait suspendu la séance.

Après les juges, les jurés, les avocats, les témoins se levèrent également, et, avec la conscience d’avoir déjà accompli en grande partie une œuvre importante, ils se dispersèrent de divers côtés.

Nekhludov sortit dans la salle du jury et s’assit devant la fenêtre.