Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 93-99).


XIII

Trois années s’écoulèrent avant que Nekhludov ne revît Katucha. Et quand il la revit, pendant un arrêt qu’il fit chez ses tantes, en allant rejoindre l’armée, il venait d’être nommé officier et était déjà un homme tout différent de celui qui, trois ans auparavant, avait passé l’été chez elles.

Alors, il était un jeune homme loyal, généreux, prêt à se sacrifier tout entier à ce qu’il pensait être le bien ; aujourd’hui il n’était plus qu’un égoïste raffiné, un débauché n’aimant que son plaisir. Alors, le monde divin lui apparaissait comme un mystère qu’il s’efforcait de pénétrer avec un joyeux enthousiasme ; maintenant, tout dans cette vie était, pour lui, simple et clair et se définissait par les conditions de la vie dans laquelle il se trouvait. Alors il tenait pour nécessaire et importante la communion avec la nature et avec les hommes qui avaient vécu, pensé et senti avant lui (philosophie, poésie) ; à présent il tenait pour nécessaires et importantes les institutions humaines et la communion avec ses camarades. Alors, à ses yeux, la femme était une créature mystérieuse et charmante, puisant son charme dans son mystère même ; à présent la femme, excepté ses parentes ou les femmes de ses amis, avait selon lui un sens très défini : la femme était le meilleur instrument d’un plaisir éprouvé déjà. Alors, il n’avait point besoin d’argent, à peine dépensait-il le tiers de la pension que lui faisait sa mère, il pouvait renoncer à la propriété de son père et la donner aux paysans ; maintenant il trouvait insuffisants les 1.500 roubles mensuels que lui donnait sa mère, et il avait avec elle de pénibles explications d’argent. Alors, il considérait son être spirituel comme son véritable moi ; aujourd’hui il considérait comme son moi son être bien portant, vigoureux et bestial.

Et ce changement terrible s’était opéré en lui, simplement parce qu’il avait abandonné sa croyance en lui-même et s’était mis à croire aux autres. Il avait cessé de croire en lui-même et s’était mis à croire aux autres parce que vivre en croyant en soi-même lui semblait trop difficile : car pour vivre en croyant en soi-même, il fallait résoudre chaque question non en faveur de son moi animal, uniquement soucieux de plaisir, mais presque toujours contre lui ; au contraire, à vivre en croyant dans les autres, il n’y avait rien à décider, tout se trouvant décidé d’avance contre son moi moral, à l’avantage de son moi animal. En outre, sa croyance en soi l’exposait sans cesse à la désapprobation des hommes ; au contraire, en croyant dans les autres, il recevait l’approbation de ceux qui l’entouraient.

Ainsi, quand Nekhludov pensait, lisait, parlait de Dieu, de la vérité, de la richesse, de la misère, tous ceux qui l’entouraient le jugeaient déraisonnable, souvent ridicule, et, avec une bienveillante ironie, sa mère, sa tante, l’appelaient notre cher philosophe ; quand il lisait des romans, racontait des histoires scabreuses, fréquentait le Théâtre Français et racontait joyeusement les farces qui s’y jouaient, chacun le louait, l’approuvait. Se croyait-il tenu de limiter ses besoins, et portait-il un manteau défraîchi, ou s’abstenait-il de boire du vin, tout le monde le traitait d’original, agissant par vanité et désir de se singulariser ; mais, dépensait-il beaucoup d’argent soit pour la chasse, soit pour aménager luxueusement un cabinet de travail, chacun louait son bon goût et lui donnait des objets de prix. Était-il chaste et exprimait-il le désir de le rester jusqu’à son mariage, sa famille entière tremblait pour sa santé ; et loin de s’attrister, sa mère s’était réjouie en apprenant qu’il était vraiment un homme et venait d’enlever à l’un de ses camarades certaine dame française. Mais elle ne pouvait songer sans terreur à ce qui aurait pu se passer avec Katucha et aux velléités qu’il avait eues de l’épouser.

De même quand Nekhludov, ayant atteint sa majorité, avait donné aux paysans le petit domaine qu’il avait hérité de son père, parce que la possession de la terre lui semblait une injustice, cet acte avait stupéfié sa mère et sa famille, et tous ses parents lui avaient adressé des reproches et l’avaient accablé de railleries. On lui avait répété à le lasser que, loin de les enrichir, le don fait par lui aux paysans les avait appauvris, qu’ils avaient ouvert trois cabarets dans leur village et avaient cessé de travailler. Mais quand Nekhludov, entré dans la garde, dépensa et perdit au jeu avec ses aristocrates camarades, tant d’argent qu’Hélène Ivanovna dut faire un emprunt sur son capital, elle en fut à peine chagrinée, considérant naturel et même bon, que cette petite vérole soit vaccinée dans la jeunesse et en bonne société.

Au début, Nekhludov avait résisté à ce nouveau genre de vie ; mais la lutte était trop difficile, parce que tout ce qu’il jugeait bon, alors qu’il croyait en soi-même, était tenu pour mauvais par les autres ; tandis que, au contraire, ce qui lui paraissait mauvais quand il croyait en soi était déclaré excellent par son entourage. Et il avait fini par céder : il avait cessé de croire en lui-même, et s’était mis à croire aux autres. Les premiers temps, ce renoncement de soi-même lui avait été désagréable ; mais cela avait duré peu ; il s’était mis à fumer, à boire du vin, et ce sentiment pénible ayant lui-même disparu, il s’était senti allégé d’un poids.

Alors avec toute la passion de sa nature, Nekhludov s’était livré tout entier à cette vie nouvelle, qui était celle de son milieu, et il avait complètement étouffé en lui la voix qui réclamait autre chose. Cela avait commencé dès son installation à Pétersbourg, et s’était parachevé par son entrée dans l’armée.

En général, le service militaire démoralise les hommes, qu’il place dans des conditions d’oisiveté complète, c’est-à-dire en dehors d’un travail raisonnable et utile, et délivre des devoirs humains, en général, à la place desquels il ne met en avant que l’honneur spécial du régiment, de l’uniforme, du drapeau, et, en même temps d’une part le pouvoir illimité sur d’autres hommes, d’autre part, la soumission servile à ses chefs.

Mais lorsqu’à la dépravation du service militaire lui-même, en général, avec son honneur de l’uniforme, du drapeau, et l’autorisation de la violence et de l’assassinat, vient s’ajouter celle de la richesse et du contact avec la famille impériale, comme cela a lieu pour les régiments de la garde, où servent seulement les officiers riches et nobles, les hommes qui y sont soumis arrivent à un état d’égoïsme insensé, presque fou. C’est dans cet état que se trouvait Nekhludov depuis qu’il était entré dans l’armée et vivait comme ses camarades.

On n’avait rien à faire qu’à revêtir un bel uniforme, bien brossé, non par soi mais par les autres ; un casque et des armes également faits, nettoyés et servis par d’autres ; caracoler sur un superbe cheval, également nourri et dressé par d’autres ; galoper avec ses camarades, brandir son sabre, tirer des coups de feu et apprendre ce métier à d’autres hommes. C’était là toute la besogne, et les plus haut placés, jeunes et vieux, le tsar et son entourage, tous, non seulement approuvaient cette occupation, mais la louaient et s’en montraient reconnaissants. En outre, on considérait comme bon et important de dépenser de l’argent sans songer d’où il provenait, de manger et surtout de boire ensemble dans les clubs d’officiers ou dans les restaurants les plus chers ; puis les théâtres, les bals, les femmes ; de nouveau la galopade, le moulinet du sabre, le caracolage, et encore l’argent jeté à pleines mains, le vin, les cartes et les femmes.

Une pareille vie agit d’une façon aussi dépravante, surtout sur les militaires, parce qu’un civil qui mènerait une vie semblable, au fond de son âme ne pourrait n’en pas avoir honte. Les militaires, au contraire, la considèrent comme absolument indispensable et s’en glorifient, surtout pendant la guerre, comme cela arrivait à Nekhludov entré au service après la déclaration de la guerre contre la Turquie.

« Nous sommes prêts à sacrifier notre vie à la guerre, par conséquent cette vie insouciante et gaie que nous menons est non seulement excusable, mais elle est encore indispensable pour nous. Aussi est-elle la nôtre ».

Tel était, à cette période de sa vie, le raisonnement inconscient de Nekhludov ; il jouissait de s’être affranchi de toutes les contraintes morales auxquelles il s’était astreint dans sa jeunesse, et il laissait se développer en lui un véritable état de folie égoïste.

Et c’est dans cet état qu’il se trouvait quand, après trois ans, il revint chez ses tantes.