Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 115-120).


XVI

Au retour de l’église, Nekhludov soupa avec ses tantes et, pour se fortifier, suivant une habitude contractée au régiment, il but de l’eau-de-vie et du vin ; puis il regagna sa chambre et s’endormit tout habillé.

Un coup frappé à la porte le réveilla. La façon de frapper lui indiqua que c’était elle. Il sauta à bas de son lit en se frottant les yeux.

— Katucha, est-ce toi ? Entre, dit-il en se levant.

Elle entre-bâilla la porte.

— On vous appelle pour manger, dit-elle.

Elle portait la même robe blanche, mais n’avait plus le nœud dans ses cheveux. Elle le regardait dans les yeux, le visage rayonnant, comme si elle lui eût annoncé quelque chose d’extraordinairement heureux.

— Tout de suite, répondit-il en prenant un peigne pour remettre ses cheveux en ordre.

Elle resta encore une minute. Ayant remarqué cela, il jeta son peigne et, brusquement, s’élança vers elle. Mais au même moment, elle se retourna d’un mouvement rapide et glissa, de son pas léger, sur le passage du corridor.

« Quel imbécile j’ai été de ne la point retenir », se dit Nekhludov.

Et il courut après elle dans le corridor.

Il ne savait lui-même ce qu’il voulait d’elle. Mais il avait eu l’impression, quand elle était entrée dans sa chambre, qu’il devait faire ce que tous font en pareille occasion, et il ne l’avait pas fait.

— Katucha, arrête-toi, lui dit-il.

Elle se retourna.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle en s’arrêtant.

— Rien, seulement…

Et, faisant un effort sur lui-même, se rappelant comment les hommes de sa condition agissent en pareil cas, il passa son bras autour de la taille de Katucha.

Elle s’arrêta et le fixa dans les yeux.

— Il ne faut pas, Dmitri Ivanovitch, il ne faut pas, dit-elle, devenue toute rouge et sur le point de pleurer ; puis, de sa petite main forte et rugueuse elle écarta son bras.

Nekhludov la lâcha et soudain éprouva une sensation non seulement de malaise et de honte, mais de répugnance pour soi-même. Alors il eût dû croire en lui-même ; mais il ne comprit pas que cette honte et cette répugnance étaient le jaillissement de ce qu’il y avait de meilleur en son âme, au contraire il lui sembla que sa sottise seule parlait en lui et qu’il était de son devoir de faire comme tout le monde.

Il la poursuivit de nouveau, la reprit par la taille et l’embrassa dans le cou. Ce baiser ne ressemblait point à ceux donnés deux fois déjà : le premier, inconscient, derrière le massif de lilas, puis ceux du matin, à l’église. Celui-ci était terrible, et elle le sentit.

— Que faites-vous donc ? s’écria-t-elle.

À sa voix, il semblait qu’il eût détruit quelque chose d’infiniment précieux, et elle s’enfuit à toutes jambes.

Il gagna la salle à manger. Ses tantes, en grande toilette, le médecin et une voisine en étaient aux hors-d’œuvre. Tout se passait comme à l’ordinaire, mais dans l’âme de Nekhludov grondait la tempête. Il ne comprenait rien à ce qu’on lui disait, répondait de travers et ne pensait qu’à Katucha, à son dernier baiser, quand il l’avait saisie dans le corridor. Il ne pouvait plus penser à rien d’autre. Quand elle entra dans la salle, il ne leva pas les yeux sur elle, mais tout son être sentait sa présence, et il devait faire un effort sur soi pour ne pas la regarder.

Aussitôt après le repas, il retourna dans sa chambre où, très ému, il marcha longtemps de long en large, l’oreille tendue aux bruits de la maison et guettant ses pas. Non seulement l’animal qui était en lui avait relevé la tête, mais il avait étouffé l’être spirituel qui le gouvernait lors de son premier séjour, et ce matin encore à l’église ; et maintenant cette redoutable bête humaine régnait seule dans son âme. Nekhludov ne cessait d’épier Katucha, malgré cela il ne put se trouver seul avec elle une seule fois de la journée. Probablement qu’elle l’évitait. Cependant, vers le soir, elle fut obligée de rentrer dans une chambre voisine de la sienne. Le médecin ayant consenti à rester jusqu’au lendemain, Katucha avait reçu l’ordre de lui préparer une chambre pour la nuit. Au bruit de ses pas, Nekhludov, marchant doucement et retenant sa respiration, comme s’il allait commettre un crime, se glissa derrière elle dans la chambre.

Ses deux mains passées dans une taie, afin d’y introduire l’oreiller, elle se retourna vers lui et sourit, non plus de ce sourire joyeux et confiant de jadis, mais d’un sourire craintif, angoissé. Ce sourire semblait lui dire que ce qu’il faisait était mal. Nekhludov s’arrêta un instant. À ce moment la lutte était encore possible. Quoique faiblement, il entendait la voix de son véritable amour qui lui parlait d’elle, de ses sentiments, de sa vie. Mais une autre voix lui disait : « Prends garde, tu vas laisser échapper ton bonheur, ton plaisir. » Et cette dernière voix étouffa la première. Il s’approcha résolument d’elle. Le terrible et irrésistible instinct bestial s’empara de lui.

Sans lâcher son étreinte, Nekhludov la fit asseoir sur le lit, et, sentant qu’il fallait faire encore quelque chose, s’assit près d’elle.

— Dmitri Ivanovitch, mon chéri, je vous en supplie, laissez-moi, murmura-t-elle d’une voix suppliante. Voici Matréna Pavlovna ! — s’écria-t-elle en se dégageant brusquement.

Quelqu’un, en effet, s’approchait de la porte.

— Alors j’irai te rejoindre la nuit, — lui chuchota Nekhludov. — Tu seras seule ?

— Que dites-vous ? C’est impossible ! Il ne faut pas, dirent ses lèvres ; mais toute sa personne émue, troublée, disait autre chose.

C’était bien Matréna Pavlovna qui s’approchait de la porte. Elle entra dans la chambre apportant des couvertures ; elle jeta à Nekhludov un regard de reproche et gronda Katucha qui avait oublié de prendre la couverture qu’il fallait.

Nekhludov sortit sans mot dire. Il n’éprouvait même pas de honte. Il avait lu un blâme dans le regard de Matréna Pavlovna, et elle avait, il le savait, le droit de le blâmer, car ce qu’il faisait était mal ; mais maintenant l’instinct bestial, supplantant son ancien amour, le dominait, régnait seul sur lui, et n’admettait aucun autre sentiment. Il savait maintenant ce qu’il fallait faire pour satisfaire cet instinct et ne songeait plus qu’aux moyens d’y parvenir.

De toute la soirée il ne put tenir en place : tantôt il entrait chez ses tantes, revenait dans sa chambre, sortait sur le perron. Sa seule pensée était de la revoir ; mais elle l’évitait, surveillée d’ailleurs par Matréna Pavlovna.