Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 35

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 248-253).


XXXV

Pendant la première suspension, Nekhludov se leva et sortit dans le couloir, avec l’intention de ne plus revenir au tribunal. Qu’ils fassent de lui ce qu’ils voudront, mais il ne veut pas participer plus longtemps à cette comédie.

Il demanda où était le cabinet du procureur et s’y rendit aussitôt. D’abord, le garçon de bureau refusa de le laisser entrer, alléguant que le procureur était maintenant trop occupé, mais Nekhludov passa outre, ouvrit la porte, et, s’adressant à l’employé qui vint à sa rencontre, le pria d’avertir le procureur qu’il est juré et qu’il a besoin de le voir pour une affaire très importante. Son titre de prince et sa mise élégante le servirent. L’employé alla l’annoncer au procureur, et Nekhludov fut introduit. Le procureur, visiblement mécontent de l’insistance qu’avait mise Nekhludov à le voir, le reçut debout.

— Que puis-je pour vous ? lui demanda-t-il d’un ton sévère.

— Je suis juré, je m’appelle Nekhludov, et j’ai absolument besoin de voir la condamnée Maslova, — répondit d’un trait Nekhludov, rougissant et sentant qu’il accomplissait là un acte qui aurait sur toute sa vie une influence décisive.

Le procureur était un homme de taille moyenne, très brun, aux cheveux courts, grisonnants, avec des yeux très vifs et une barbiche pointue sur un menton proéminent.

— Maslova ?… Oui, je connais. Accusée d’empoisonnement, — dit le procureur avec calme. — Pourquoi vous faut-il la voir ?

Puis, comme s’il désirait adoucir la première impression, il ajouta :

— Je ne puis vous autoriser sans être instruit du motif.

— J’ai besoin de la voir pour une affaire très importante pour moi, — dit Nekhludov en rougissant de nouveau.

— Bien ! — fit le procureur, qui leva les yeux et fixa attentivement Nekhludov. — Son procès est-il déjà venu ou non ?

— Elle a été jugée hier, et condamnée irrégulièrement à quatre ans de travaux forcés. Elle est innocente !

— Bien ! — reprit le procureur, sans paraître faire aucune attention à cette affirmation de Nekhludov, touchant l’innocence de Maslova. — Condamnée hier, elle doit, avant la signification du jugement, se trouver encore dans la maison de détention préventive. Il y a des jours réservés pour voir les détenus. Je vous engage à vous adresser là.

— C’est que j’ai besoin de la voir le plus vite possible, — dit Nekhludov, avec un tremblement de sa mâchoire inférieure, et sentant venu le moment décisif.

— Mais pourquoi, donc avez-vous besoin de la voir tout de suite ? — demanda le procureur vaguement inquiet, et les sourcils froncés.

— Parce qu’elle est innocente et qu’on l’a condamnée au bagne. C’est moi qui suis cause de tout, — ajouta Nekhludov d’une voix frémissante, et sentant qu’il disait ce qu’il fallait taire.

— Comment cela ? — questionna le procureur.

— C’est moi qui l’ai séduite. Je l’ai mise dans la situation où elle est maintenant. Si je n’avais pas agi ainsi, elle n’aurait pas eu à répondre d’une accusation pareille.

— Tout de même je ne vois pas quel lien a cela avec votre désir.

— C’est que je veux la suivre… et l’épouser ! — déclara Nekhludov. Et comme toujours quand il parlait de cette résolution, les larmes parurent dans ses yeux.

— Ah, vraiment ? — fit le procureur. — Le cas est exceptionnel en effet. N’est-ce pas vous qui êtes membre du zemstvo de Krasnopersk ? — demanda le procureur, comme se souvenant d’avoir entendu parler déjà de ce Nekhludov qui venait l’informer d’une résolution aussi étrange.

— Pardonnez… mais je ne vois pas que cela ait aucun rapport avec ma demande, — objecta Nekhludov d’un ton vexé.

— Assurément non, répondit le procureur avec un imperceptible sourire et sans se troubler, mais votre désir est si extraordinaire… si différent des formes habituelles…

— Eh bien, puis-je obtenir cette autorisation ?

— L’autorisation ! Oui, certainement. Je vais vous la délivrer sur-le-champ. Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

Il s’assit à son bureau et se mit à écrire :

— Asseyez-vous, je vous en prie !

Nekhludov resta debout.

Quand le procureur eut fini d’écrire l’autorisation, il la remit à Nekhludov, tout en l’observant curieusement.

— Je dois vous dire encore une chose, — reprit Nekhludov, — c’est que je ne puis pas continuer d’être juré.

— Il vous faudra alors, comme vous le savez, alléguer des motifs suffisants devant le tribunal.

— Les motifs sont que je trouve tous les jugements non seulement inutiles, mais immoraux.

— Bien, — dit le procureur avec ce même imperceptible sourire, signifiant que de telles déclarations lui étaient connues, et qu’il s’en était amusé plusieurs fois déjà. — Vous comprenez sans peine qu’en ma qualité de procureur je ne puisse être de votre avis sur ce point. C’est pourquoi je vous conseille de faire cette déclaration au tribunal, qui la discutera, la reconnaîtra recevable ou non et, dans ce dernier cas, vous infligera une amende. Adressez-vous au tribunal.

— J’ai dit ce que j’avais à dire et n’irai nulle part, — répliqua Nekhludov avec humeur.

— Je vous salue, — fit alors le procureur, évidemment impatient de se débarrasser au plus vite de son étrange visiteur.

— Qui était chez vous ? — lui demanda, quelques instants après, un juge qui avait croisé Nekhludov à la porte.

— Nekhludov, vous savez bien, celui qui, autrefois, dans le zemstvo de Krasnopersk, s’était fait remarquer par ses propositions extravagantes ! Figurez-vous qu’étant juré, il a retrouvé sur le banc des accusés une fille ou une femme, condamnée au bagne, et, séduite par lui, prétend-il ; et maintenant il veut l’épouser !

— Pas possible ?

— Il vient de me le dire, et si vous saviez avec quelle exaltation !

— On dirait vraiment qu’il se passe quelque chose d’anormal dans le cerveau des jeunes gens d’à présent !

— Mais celui-là n’a plus l’air tout jeune…

— Dites donc mon cher, en a-t-il sorti, hein, votre fameux Ivachenkov. Cet animal a juré de nous faire mourir. Il parle, il parle, on n’en voit pas la fin !

— On devrait simplement lui retirer la parole ; à un tel degré c’est de l’obstruction…