Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 30-34).


IV

Ayant pris son café, Nekhludov passa dans son cabinet de travail pour s’assurer, d’après l’assignation, de l’heure à laquelle il devait se présenter au tribunal, et puis répondre à la princesse. Pour se rendre à ce cabinet il lui fallait traverser son atelier. Là, sur un chevalet, se trouvait un tableau commencé, et des études étaient appendues aux murs. La vue de ce tableau, auquel il travaillait depuis deux ans, ainsi que de toutes ces études et de l’atelier entier lui rappela le sentiment, éprouvé avec une force particulière ces derniers temps, de son impuissance à progresser en peinture. Il expliquait ce sentiment par un goût artistique trop finement développé ; néanmoins cette conscience lui était désagréable.

Sept ans auparavant il avait quitté l’armée parce qu’il s’était découvert un talent de peintre, et, du haut de sa carrière artistique, il avait considéré avec dédain toutes les autres occupations. Aujourd’hui il s’apercevait qu’il n’en avait pas le droit. Aussi tout souvenir se rapportant à cela lui était-il désagréable. Avec un sentiment pénible il examinait toutes ces commodités et ce luxe de l’atelier, et, tristement, il entra dans son cabinet de travail. Ce cabinet était une grande pièce, très haute, avec toutes sortes d’ornements et d’installations pratiques.

Il s’approcha d’un vaste bureau, et dans le tiroir portant l’étiquette : urgent, il trouva immédiatement la convocation l’invitant à se trouver à onze heures au tribunal. Nekhludov s’assit et écrivit la lettre de remerciement à la princesse. Il l’informait qu’il tâcherait de venir dîner. Mais, le billet écrit, il le déchira, le trouvant trop intime ; il en écrivit un second, le trouva trop froid, presque impoli. Il le déchira également et pressa un bouton sur le mur. Un laquais âgé, la mine sombre, le menton rasé, portant un tablier de toile grise, entra.

— Faites venir un fiacre, s’il vous plait.

— À vos ordres.

— Et dites — on attend ici, de chez les Kortchaguine — que je remercie, et ferai mon possible pour venir.

— À vos ordres.

« Cela n’est pas poli mais je ne puis écrire. Du reste, je la verrai aujourd’hui », songea Nekhludov ; et il sortit s’habiller.

Quand il vint sur le perron, un cocher, qui le connaissait, l’attendait déjà avec une voiture aux roues caoutchoutées.

— Hier soir je suis arrivé chez le prince Kortchaguine comme vous veniez de sortir, dit le cocher en tournant son cou halé et puissant, gainé dans le col blanc de sa chemise, et le portier m’a dit : « Il vient de partir ».

« Même les cochers sont instruits de mes relations avec les Kortchaguine », pensa Nekhludov ; et de nouveau il envisagea la question non résolue, qui l’occupait sans cesse les derniers temps : épouser ou non la jeune princesse Kortchaguine ; et comme pour la plupart des questions qui se présentaient à lui en ce moment, il ne parvenait pas à se décider dans un sens ou dans l’autre.

En faveur du mariage, en général, deux arguments se présentaient. Premièrement : outre le calme du foyer domestique, c’était la possibilité d’une existence honnête, écartant les inconvénients d’une vie sexuelle irrégulière ; deuxièmement et principalement, Nekhludov avait l’espoir de donner, par une famille et des enfants, un sens à sa vie, maintenant sans objet. Tels étaient ses arguments en faveur du mariage, en général. Contre le mariage, en général, il avait cette sorte de crainte de la perte de leur liberté que ressentent les célibataires d’un certain âge, et, aussi cette peur irraisonnée devant la créature mystérieuse qu’est la femme.

En faveur du mariage, précisément avec Missy (la princesse Kortchaguine s’appelait Marie, mais comme c’est l’habitude dans les familles d’une certaine société, on lui avait donné un surnom), la principale raison était son excellente famille, la distinction qu’elle montrait dans ses toilettes, sa manière de parler, de marcher, de rire et qui la différenciait du commun des femmes. Il ne trouvait pas d’autre mot que « distinction » pour définir cette qualité qu’il tenait en haute estime. Deuxièmement, la jeune princesse l’appréciait mieux que qui que ce fût, et, par conséquent, selon lui, le comprenait mieux. Or, de ce fait qu’elle le comprenait, et par suite reconnaissait ses hautes qualités, Nekhludov concluait qu’elle était intelligente et de jugement sûr. Contre le mariage avec Missy, en particulier, il y avait aussi des arguments : premièrement, il était très possible que Nekhludov rencontrât une jeune fille ayant plus de qualités encore que Missy et qui, par suite, serait plus digne de lui ; deuxièmement, comme elle avait vingt-sept ans, elle avait sans doute aimé déjà, et cette pensée était très pénible à Nekhludov. Son orgueil ne pouvait admettre que, même dans le passé, la jeune fille ait pu aimer quelqu’un qui n’était pas lui. Sans doute elle ne pouvait prévoir qu’elle le rencontrerait, mais l’idée seule qu’elle eût pu aimer un autre homme avant lui l’offensait.

Ainsi, il y avait autant d’arguments d’un côté que de l’autre, et, par leur force, ils étaient égaux ; si bien que Nekhludov, riant de lui-même, se comparait à l’âne de Buridan. Néanmoins, il restait hésitant, et ne savait vers laquelle des deux bottes de foin se tourner.

« Au reste, avant d’avoir la réponse de Marie Vassilievna (la femme du maréchal de la noblesse), avant d’en avoir fini absolument de ce côté, je ne puis rien entreprendre », songea-t-il.

Et la conscience qu’il pouvait et devait ajourner sa décision lui était agréable.

« Je penserai à tout cela plus tard », se dit-il, comme sa voiture, roulant silencieusement sur l’asphalte, arrivait au Palais de Justice.

« Maintenant, l’important pour moi est de remplir un devoir social en y apportant le même soin qu’à tout ce que je fais. Et cela est souvent fort intéressant, » songea-t-il, et passant devant le portier, il entra dans le vestibule du tribunal.