Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 40

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 276-280).


XL

Et personne dans l’assistance, depuis le prêtre et le directeur jusqu’à Maslova, n’avait songé un instant que ce même Jésus, dont le prêtre venait de répéter tant de fois le nom, avec un sifflement, dont on avait chanté les louanges en termes si extravagants, que ce nommé Jésus a interdit précisément ce qui se faisait ici ; qu’il a interdit non seulement ce verbiage inepte et cette sorcellerie blasphématoire pratiquée sur le pain et le vin par le pasteur d’ouailles, mais qu’il a défendu aux hommes, de la façon la plus formelle, d’appeler les autres maîtres ; qu’il a interdit les prières dans les temples, ordonnant à chacun de prier dans la solitude ; défendu les temples eux-mêmes, disant qu’il était venu pour les détruire et qu’il faut prier non dans les temples, mais en esprit et en vérité ; qu’il a interdit surtout, non seulement de juger les hommes, de les emprisonner ; de les martyriser, de les dégrader, de leur infliger toutes sortes de supplices, comme on le faisait ici, mais encore toutes violences, disant qu’il était venu pour libérer les prisonniers.

Aucun des assistants n’avait songé que ce qui se commettait ici était le plus énorme blasphème et une raillerie envers ce même Christ, au nom duquel tout cela se commettait. Personne n’avait songé que la croix dorée, à médaillons émaillés, apportée par le prêtre et baisée par les fidèles, n’était autre chose que la reproduction de la potence sur laquelle Christ fut supplicié, précisément parce qu’il avait interdit ces mêmes actes qui se commettaient ici, en son nom. Personne n’avait songé que les prêtres, qui s’imaginent manger la chair et boire le sang du Christ sous les apparences du pain et du vin, en effet, mangent sa chair et boivent son sang, et cela, non sous les apparences des petits morceaux de pain et du vin, mais parce que non seulement ils induisent en erreur les humbles avec lesquels Christ s’est identifié, mais encore leur font perdre le plus grand bien et les jettent dans les plus cruelles souffrances en leur cachant la révélation de la vérité qu’il leur avait apportée.

Le prêtre procédait à la cérémonie avec une conscience tranquille, parce que, dès l’enfance, on lui avait inculqué que c’est la véritable et unique croyance, professée par tous les saints, et acceptée aujourd’hui par toutes les autorités spirituelles et temporelles. Il croyait non à la transformation du pain en chair, ni que la terminologie ecclésiastique était utile à l’âme, ni qu’il avait mangé une parcelle de Dieu ; — il lui était impossible d’y croire, — mais il croyait qu’il fallait croire en cela. Et, ce qui le confirmait principalement dans cette idée, c’était d’avoir, depuis dix-huit ans, tiré des bénéfices de l’accomplissement de son sacerdoce, d’avoir pu assurer l’existence de sa famille, envoyer son fils au collège et sa fille au pensionnat religieux. La croyance du sacristain était identique et plus ferme encore, car il avait oublié complètement l’essence des dogmes de sa religion, et savait seulement que la prière pour les morts, les heures, les messes basses et les messes chantées, que tous ces services avaient un prix déterminé payé volontiers par les vrais chrétiens ; aussi clamait-il ses « miserere, miserere », lisait-il et chantait-il tout ce que comportait le service, avec cette même assurance tranquille qu’apportent d’autres hommes, à vendre du bois, de la farine, des pommes de terre. Le directeur de la prison et les surveillants, bien qu’ils ne se fussent jamais douté et n’eussent jamais cherché à savoir en quoi consistaient les dogmes de cette croyance, ou ce que signifiaient les cérémonies religieuses, tenaient cette croyance pour nécessaire, puisque l’autorité supérieure, et le tzar lui-même, y croient. En outre, ils sentaient vaguement, sans pouvoir l’expliquer, que cette croyance justifiait leurs fonctions cruelles. Sans cette religion, il leur eût été difficile, impossible même, d’employer leurs efforts à martyriser les hommes, en pleine sérénité de conscience, comme ils le faisaient à présent. Le directeur de la prison était un homme foncièrement bon, et il n’eût pu vivre de cette façon s’il n’eût trouvé un appui dans cette religion. Et il était demeuré immobile et impassible, il avait fait force saluts et signes de croix, il avait cherché à s’attendrir quand on avait chanté les « Chérubins », et, quand avait commencé la communion des enfants, il s’était avancé pour soulever lui-même un gamin qui communiait et l’avait soutenu dans ses bras.

Quant aux prisonniers, sauf quelques-uns qui voyaient clairement toute la supercherie et qui, dans leur for intérieur, raillaient cette religion, la majorité croyait que ces icônes dorées, ces cierges, ces coupes, ces chasubles, ces croix, ces litanies incompréhensibles : « Jésus le plus doux », « miserere », recélaient une foi mystérieuse quelconque, grâce à laquelle on pouvait acquérir de grands biens dans cette vie et dans la vie future. Bien que la plupart eussent, à plusieurs reprises et en vain, expérimenté cette obtention des biens terrestres au moyen des prières, des messes, des cierges, et que leurs prières n’eussent point été exaucées, néanmoins, chacun était fermement convaincu que cet insuccès était dû au hasard et que cette institution, approuvée par les savants et par les évêques, était une institution sérieuse, importante et utile, sinon dans cette vie, du moins dans l’autre.

Maslova croyait de même. Comme les autres, elle éprouvait durant l’office un sentiment à la fois de recueillement et d’ennui. Elle était debout, au milieu de la foule, derrière la séparation, et ne pouvait voir personne, sauf ses compagnes ; mais quand les communiantes s’avancèrent, elle s’avança aussi avec Fedosia et aperçut le directeur, les surveillants et, derrière eux, un homme à barbiche et aux cheveux blonds, — c’était le mari de Fedosia, qui tenait ses yeux tendrement fixés sur sa femme — et alors, Maslova, tout en priant, se signant et saluant comme les autres, s’absorba dans sa conversation avec Fedosia et dans la contemplation de son mari.