Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 42

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 289-295).


XLII

« Cependant il me faut faire ce pourquoi je suis venu, se dit-il en reprenant courage ; mais comment m’y prendre ? » Il chercha des yeux une autorité quelconque et vit, derrière la foule, un petit homme sec, ayant à son uniforme des épaulettes d’officier ; il s’avança vers lui.

— Pardon, monsieur, ne pourriez-vous m’indiquer la section des femmes, et où l’on peut leur parler ? — lui demanda-t-il avec déférence.

— Vous voulez donc aller à la division des femmes ?

— Oui, je désire voir une femme qui est emprisonnée ici, — répondit Nekhludov, toujours avec la même courtoisie affectée.

— Que ne le disiez-vous tout à l’heure, quand on vous l’a demandé dans la première salle. Et qui désirez-vous voir ?

— Je désire voir Catherine Maslova.

— Une détenue politique ? — demanda le sous-directeur.

— Non, elle est simplement…

— Alors une condamnée ?

— Oui, condamnée depuis avant-hier, — répondit doucement Nekhludov, craignant, par une parole trop vive, de s’aliéner la bonne disposition du sous-directeur.

— Si c’est la section des femmes, par ici, — dit le sous-directeur, jugeant par l’extérieur de Nekhludov qu’il méritait une considération particulière.

— Sidorov ! — appela-t-il un sous-officier tout chamarré de médailles, — par ici, conduis monsieur dans la section des femmes.

— À vos ordres.

À ce moment des sanglots qui fendaient l’âme se firent entendre près du grillage.

Tout paraissait étrange à Nekhludov, et plus étrange encore fut pour lui la nécessité de remercier le sous-directeur et le surveillant-chef, et de se sentir l’obligé de ces gens, instruments d’une œuvre aussi cruelle que celle qui s’accomplissait dans cette maison.

Le surveillant fit passer Nekhludov du parloir des hommes dans le corridor, et, par une porte en face, l’introduisit dans le parloir des femmes.

Cette chambre était, comme l’autre, divisée par deux grillages, en trois parties. Bien qu’elle fût sensiblement plus petite, et visiteurs et prisonniers moins nombreux, les cris et le bruit y étaient tout aussi violents. Là encore l’autorité marchait entre les deux grillages. Une surveillante, en uniforme, galons aux manches, liserés bleus et ceinture de même couleur, représentait ici l’autorité. Ici comme dans la division des hommes, les visiteurs, en costumes les plus variés, se cramponnaient au grillage ; de l’autre côté se tenaient les prisonnières, la plupart en tenue de prison, les autres dans leurs vêtements. Pas une place libre sur toute l’étendue du grillage. Plusieurs étaient obligées de se hausser sur la pointe des pieds pour crier par-dessus les têtes de celles qui se trouvaient devant elles ; d’autres s’étaient assises par terre.

Son attention fut attirée par la haute et maigre figure d’une prisonnière, une bohémienne, dont les cheveux crépus sortaient d’un fichu, et qui se tenait presque au milieu de la salle, de l’autre côté de la grille, près d’un poteau. Elle expliquait quelque chose d’une voix perçante, en faisant des gestes rapides, à un visiteur en veste bleue serrée par une ceinture, un tzigane. Près du tzigane, un soldat, assis par terre, s’entretenait avec une prisonnière, puis, collé au grillage, un jeune paysan en lapti, à la barbe blonde, le visage tout rouge, qui, sans nul doute, faisait un effort pour retenir ses larmes. Une prisonnière blonde et jolie, aux yeux bleu-clair lui parlait. C’étaient Fédosia et son mari. À côté se tenait un homme déguenillé, causant avec une femme aux pommettes saillantes et à la chevelure en désordre ; puis deux femmes, un homme ; encore une femme, et en face de chaque visiteur, une prisonnière. Maslova n’était point parmi elles. Mais, cachée derrière les prisonnières, une femme se tenait debout, et Nekhludov, devinant aussitôt que c’était elle, sentit redoubler les battements de son cœur et s’arrêter son souffle. La minute décisive approchait. Il s’avança du grillage et la reconnut. Placée derrière Fédosia aux yeux bleus, elle écoutait en souriant ce que disait celle-ci. Au lieu de la capote de l’avant-veille, elle portait, serrée à la taille par une ceinture, une camisole blanche qui bombait sur la poitrine. De son fichu s’échappaient des boucles de cheveux noirs, comme au tribunal.

« Le moment approche », — se dit-il. — « Mais comment l’appeler ? Ne viendra-t-elle pas d’elle-même. »

Mais elle ne venait pas. Elle s’attendait à la visite de Clara et ne pouvait soupçonner que cet homme fût là pour elle.

— Qui désirez-vous voir ? — demanda la surveillante qui marchait entre les grillages s’approchant de Nekhludov.

— Catherine Maslova, — répondit avec effort Nekhludov.

— Maslova, quelqu’un pour toi ! — cria la surveillante.

Maslova se retourna, leva la tête, fit bomber sa poitrine, avec cette expression d’empressement que Nekhludov lui avait connue, et, se glissant entre deux prisonnières, elle s’approcha du grillage, et se mit à regarder Nekhludov avec un mélange d’étonnement et d’interrogation, sans le reconnaître.

Mais, tout de suite à sa mise, elle reconnut un homme riche et lui sourit.

— Vous êtes venu pour moi ? — demanda-t-elle en collant contre la grille ses yeux rieurs, louchant un peu.

— J’ai voulu… — Nekhludov s’arrêta, ne sachant s’il devait lui dire « vous » ou « toi » ; il se décida pour le « vous ». Il ne parlait pas plus haut qu’à l’ordinaire :

— J’ai voulu vous voir… Je…

— « Ne m’en compte pas », — criait près de lui un visiteur en loques, — « l’as-tu pris ou non ? »

— « On te dit qu’il se meurt, quoi de plus ? » — criait-on de l’autre côté.

Maslova ne put rien entendre des paroles de Nekhludov, mais à l’expression de son visage tandis qu’il parlait, elle se le rappela tout d’un coup. Toutefois elle doutait. Néanmoins sur ses lèvres le sourire s’effaça et un pli de souffrance barra son front.

— On n’entend pas ce que vous dites, — cria-t-elle, le front plissé de plus en plus.

— Je suis venu…

« Oui, je fais mon devoir, j’expie », pensait Nekhludov.

À cette pensée des larmes lui remplirent les yeux et la gorge, et, s’accrochant des doigts à la grille, il se tut, faisant un effort pour ne pas éclater en sanglots.

— « J’ai dit moi : Pourquoi allais-tu où il ne fallait pas… » — criait-on à côté de lui.

— « Aussi vrai que Dieu m’entend, je n’en sais rien », — répondit une prisonnière de l’autre côté.

En voyant son émotion Maslova le reconnut.

— Je ne suis pas bien sûre de vous reconnaître, — cria-t-elle sans le regarder ; et ses joues s’empourprèrent, et son visage s’assombrit davantage.

— Je suis venu te demander pardon, — prononça-t-il à haute voix, d’un trait, comme une leçon apprise.

Ayant crié ces paroles il fut saisi de honte et regarda autour de lui. Mais aussitôt la pensée lui vint que c’est tant mieux s’il a honte, car il doit avoir honte. Et à haute voix, il continua :

— Pardonne-moi ; je suis très coupable envers… cria-t-il.

Immobile, elle ne le quittait pas de ses yeux loucheurs.

Il n’eut pas la force d’achever sa phrase, et, faisant un effort pour réprimer les sanglots qui secouaient sa poitrine, il s’éloigna du grillage.

Le sous-directeur, celui-là même qui avait fait conduire Nekhludov dans la section des femmes, évidemment intéressé par lui, s’était rendu dans le parloir où était Nekhludov ; quand il le vit s’écarter du grillage il lui demanda pourquoi il ne parlait pas avec la femme qu’il était venu voir. Nekhludov se moucha, s’efforça de reprendre contenance et répondit :

— Il est impossible de parler à travers ce grillage, on n’entend rien.

Le sous-directeur réfléchit.

— Eh bien, on pourrait faire venir la prisonnière ici, pour quelques instants.

— Marie Karlovna ! — cria-t-il à la surveillante, — faites venir ici Maslova.