Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 45

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 309-319).


XLV

La résolution de Nekhludov était de changer sa vie extérieure : louer son grand appartement, congédier son personnel et aller vivre à l’hôtel. Mais Agraféna Petrovna lui démontra qu’il n’y avait pour lui aucune raison plausible de changer son train de vie avant l’hiver, car, en été, personne ne voudrait louer l’appartement, et, jusque-là il fallait bien vivre et loger les meubles quelque part. De sorte que tous les efforts de Nekhludov pour modifier son existence (il eut voulu vivre simplement, en étudiant), n’aboutissaient à rien. Non seulement, chez lui, le train de vie continua comme par le passé, mais on s’y mit à décrocher, inventorier, épousseter les effets de laine et les fourrures, travail auquel prirent part le concierge et son aide, la cuisinière et Korneï lui-même. D’abord on retira des gardes-robes et suspendit à des cordes, quantité d’habits, d’uniformes, de vieilles fourrures bizarres, dont jamais personne ne pouvait faire usage ; on décloua les tapis, transporta les meubles d’une pièce à l’autre ; le portier, avec son aide, procéda à une foule de nettoyages, et l’odeur de naphtaline envahit bientôt toutes les pièces. En traversant la cour et regardant par les fenêtres, Nekhludov s’étonna de découvrir l’énorme quantité de choses inutiles qu’il avait gardées dans son appartement. Leur unique raison d’être et leur destination, — songeait Nekhludov, — est de permettre à Agraféna Pétrovna, à Korneï, au concierge, à son aide, et à la cuisinière de se donner de l’exercice.

« Du reste, il n’est pas nécessaire de changer mon train de vie, tant que le sort de Maslova ne sera pas décidé », — pensait Nekhludov. — « Puis ce serait trop difficile. Le changement se fera de soi-même : on lui rendra la liberté ou on la déportera en Sibérie, et moi j’irai avec elle. »

Au jour convenu, Nekhludov alla chez l’avocat Fanarine. Celui-ci habitait un grand et somptueux hôtel, qui lui appartenait, orné de plantes rares, avec de splendides rideaux aux fenêtres et, en général, un ameublement riche, témoignant de l’argent gagné sans peine, ainsi que cela se voit chez les gens trop vite enrichis. Dans le salon, Nekhludov trouva, comme chez un médecin, des clients qui attendaient leur tour, mélancoliquement assis devant des tables et cherchant quelque consolation dans la lecture des journaux illustrés. Le secrétaire de l’avocat, installé au salon devant un haut pupitre, reconnut aussitôt Nekhludov, s’avança vers lui et lui dit qu’il allait avertir le patron de sa présence. À ce moment la porte du cabinet de Fanarine s’ouvrit, et l’avocat sortit, en conversation animée avec un homme pas jeune, trapu, rubicond, aux grosses moustaches, vêtu d’un costume tout neuf. À l’expression de leurs visages à tous deux, on devinait qu’ils venaient de conclure une excellente affaire, mais pas très propre.

— C’est votre propre faute, petit père, — disait en souriant Fanarine.

— Je voudrais bien aller en paradis, malheureusement mes péchés m’enlisent.

— Bon, bon, nous le savons.

Et tous deux se mirent à rire avec affectation.

— Ah ! prince, donnez-vous la peine d’entrer, — dit Fanarine, en apercevant Nekhludov ; et après un rapide et dernier salut au marchand qui se retirait, il introduisit Nekhludov dans son cabinet de réception, meublé sévèrement. — Je vous en prie, fumez donc, — reprit-il en s’asseyant en face de Nekhludov et en dissimulant la joie qu’il éprouvait encore de son excellente affaire.

— Merci, je suis venu pour l’affaire de Maslova.

— Oui, oui, parfaitement. Quelles canailles, ces gros bourgeois, — dit-il. — Figurez-vous que le gaillard qui sort d’ici a douze millions de capital. Et il parle « d’enlisement ». Et s’il peut seulement vous subtiliser un billet de vingt-cinq roubles, il l’arrachera plutôt avec ses dents.

« Il parle « d’enlisement », et toi tu dis un « billet de vingt-cinq roubles », — pensa Nekhludov, et il ressentit une involontaire répulsion pour cet homme qui, par ses manières dégagées, semblait vouloir rappeler à Nekhludov qu’ils étaient tous deux du même bord, alors qu’avec d’autres clients il était tout à fait du camp opposé.

— Excusez-moi, mais cette canaille m’a donné sur les nerfs. J’avais besoin de me soulager un peu, — reprit-il comme pour excuser sa digression. — Et maintenant, voyons votre affaire… J’ai étudié soigneusement le dossier et « n’en ai pas approuvé la teneur », comme dit un personnage de Tourgueniev, c’est-à-dire que cet avocaillon a été au-dessous de tout, il a laissé échapper tous les motifs de cassation.

— Alors, que décidez-vous ?

— À l’instant. Dites-lui, — déclara-t-il à son secrétaire qui venait d’entrer, — que ce sera comme j’ai dit : s’il a le moyen, c’est entendu ; sinon, rien de fait.

— Il prétend qu’il ne peut pas accepter.

— Alors rien de fait, répéta l’avocat ; et, tout à l’heure gai et aimable, son visage devint, tout à coup, taciturne et malveillant.

— On prétend que les avocats gagnent de l’argent sans rien faire, — reprit-il en retrouvant de nouveau son sourire. — Figurez-vous que j’ai tiré un banqueroutier d’un procès presque perdu d’avance, et voilà qu’à présent tous ses pareils viennent me relancer. Et si vous saviez quelle peine cela me donne. Oui, nous aussi, comme dit un écrivain, nous laissons un morceau de notre chair dans l’encrier.

— Pour en revenir à votre affaire ou mieux à l’affaire qui vous intéresse, je vous disais donc, poursuivit-il, qu’elle a été conduite en dépit du bon sens ; il n’y a guère de motifs sérieux de cassation, mais enfin on peut toujours essayer ; et voici un projet de pourvoi que j’ai préparé pour vous.

Il prit un papier sur sa table et commença à le lire tout haut, en glissant rapidement sur les formules de procédure, pour appuyer au contraire sur certains passages : « Pourvoi d’une telle, etc., etc.… devant le département criminel de cassation au Sénat, etc. etc.… contre le verdict de la cour d’assises, etc.… qui a reconnu la femme Maslova coupable de meurtre par empoisonnement sur la personne du marchand Smielkov, et, en vertu de l’article 1454 du Code pénal, l’a condamnée, etc., etc., … aux travaux forcés, etc. ».

Il s’arrêta ; évidemment malgré sa longue habitude, il se complaisait dans la lecture de son œuvre. « Ce verdict nous paraît entaché d’illégalités de procédure et d’erreurs graves exigeant qu’il soit rapporté », — poursuivit-il. — « En premier lieu, le président a interrompu tout au début la lecture du procès-verbal de l’autopsie du marchand Smielkov » — primo.

— Oui, mais cette lecture était réclamée par le ministère public ; remarqua Nekhludov avec surprise.

— Cela ne fait rien ; la défense, elle aussi, pouvait avoir à s’appuyer sur ce document.

— Mais ce document était sans utilité pour personne.

— Peu importe, c’est toujours un motif. Continuons : «En second lieu, le président a arrêté le défenseur de Maslova », — reprit-il, — « au point de sa plaidoirie où il jugeait bon de caractériser la personnalité de l’accusée et exposait les motifs secrets de la déchéance de Maslova, ce que le président a déclaré étranger à l’affaire ; or, ainsi que le Sénat l’a indiqué à plusieurs reprises, dans les affaires criminelles la définition psychologique du caractère, et, en général de la physionomie morale de l’accusé est d’une influence primordiale pour la solution juste de la question de la responsabilité ». Secundo, — fit-il, les yeux levés sur Nekhludov.

— Mais il parlait très mal et de façon inintelligible, — remarqua Nekhludov encore plus étonné.

— Mais c’est un sot, il ne pouvait que dire des bêtises, — répondit Fanarine en riant, — mais quand même c’est un motif. Ensuite : « En troisième lieu, le président, contrairement à l’énoncé catégorique du premier paragraphe de l’article 801 du Code de procédure criminelle, n’a pas expliqué aux jurés, dans son résumé, de quels éléments juridiques est composée la conception de la culpabilité, il ne leur a pas dit qu’ils ont le droit, après avoir reconnu comme prouvé le fait que Maslova a versé le poison au marchand Smielkov, de la déclarer non responsable parce qu’elle n’avait pas eu l’intention de lui donner la mort. Avertis par le président de la possibilité d’une pareille restriction, l’acte de Maslova n’était plus considéré comme un meurtre, et devenait un homicide par imprudence », c’est le motif principal.

— Oui, mais c’était à nous de le comprendre. C’est notre faute.

— Enfin, en quatrième lieu, — continua l’avocat, — il y a contradiction évidente dans la réponse des jurés. Maslova était accusée d’empoisonnement prémédité sur la personne du marchand Smielkov, dans un but de lucre qui apparaissait comme le seul mobile du crime ; or les jurés ont écarté le vol et la participation de Maslova dans ce vol. En conséquence ils avaient donc l’intention d’écarter également toute intention de meurtre de la part de l’accusée ; c’est donc uniquement par un malentendu, né de la lacune du résumé du président, que leur réponse a motivé une interprétation inexacte ; et c’est pourquoi on a pu appliquer à cette réponse des jurés les articles 816 et 808 du Code de procédure criminelle ; le devoir du président était de leur signaler l’erreur et de les renvoyer dans leur salle de délibérations aux fins d’une nouvelle réponse sur la question de la culpabilité de l’accusée, » lut Fanarine.

— Mais pourquoi le président ne l’a-t-il pas fait ?

— Ah ! ça, je vous le demande aussi ! s’écria Fanarine en riant.

— Alors le Sénat réparera l’erreur ?

— Cela dépendra des sénateurs qui siégeront à ce moment. Nous écrivons plus loin : « Un tel arrêt ne pouvait constituer le tribunal en droit de frapper Maslova d’une peine criminelle ; et l’application à l’accusée du 3e paragraphe de l’article 771 du Code de procédure criminelle est une violation flagrante des principes fondamentaux de notre droit criminel. Pour ce que dessus, j’ai l’honneur de vous solliciter, etc.… la cassation de l’arrêt, en vertu des articles 909, 910, du 2e paragraphe de l’article 912 et de l’article 928 du Code de procédure criminelle, etc., etc., et que soit saisie de l’affaire, aux fins d’un nouvel examen, une autre chambre de juridiction compétente ». Voilà, tout ce qu’on pouvait faire je l’ai fait. Mais franchement nous n’avons guère de chances de réussir. D’ailleurs tout dépendra de la composition du département du Sénat. Si vous disposez de quelques influences, faites-les agir.

— Oui, j’en ai quelques-unes.

— Alors, hâtez-vous, car tous vont aller bientôt soigner leurs hémorroïdes, et ce serait trois mois perdus. Enfin, en cas d’insuccès, il nous restera le recours en grâce. C’est là que tout dépendra d’un travail dans la coulisse. Là encore je suis prêt à vous servir ; non pour manœuvrer dans la coulisse, mais pour rédiger la requête.

— Je vous remercie ; et pour les honoraires…

— En vous remettant le pourvoi mon secrétaire vous les indiquera.

— Je voulais vous demander une chose encore : le procureur m’a délivré une permission écrite pour voir la condamnée dans sa prison, mais on m’a dit là-bas que pour les entrevues en dehors des jours réglementaires, il fallait une autorisation du gouverneur. Est-ce vrai ?

— Oui, je crois. Il est absent pour le moment, c’est son adjoint qui le remplace. Mais c’est un tel crétin qu’il vous sera difficile d’en obtenir quelque chose.

— C’est Maslennikov ?…

— Oui.

— Je le connais, dit Nekhludov, en se levant pour se retirer.

À ce moment, une petite femme affreusement laide, toute jaune, toute osseuse, le nez camard, était entrée d’un pas rapide. C’était la femme de l’avocat, qui, évidemment, n’était pas du tout triste de sa laideur. Elle était mise non seulement d’une façon extraordinairement originale — couverte de soie et de velours de couleurs vives, jaune et vert, — mais la frisure de ses cheveux clairsemés était très compliquée. Triomphalement elle avait fait irruption dans le salon d’attente, accompagnée d’un long monsieur souriant, au visage terreux, en redingote à revers de soie et cravate blanche. C’était un écrivain et Nekhludov le connaissait de vue.

— Anatole, — dit-elle, en entre-bâillant la porte, — viens. Voici Sémen Ivanovitch qui veut nous lire une de ses poésies, et toi tu nous liras ton essai sur Garchine.

Nekhludov voulut se retirer ; mais après avoir échangé quelques mots à voix basse avec son mari, la dame se tourna vers lui :

— Je vous prie, prince. Je vous connais et crois toute présentation inutile ; faites-nous le plaisir d’assister à notre matinée littéraire. Ce sera très intéressant. Anatole lit à la perfection.

— Vous voyez combien mes occupations sont variées, — dit Anatole en souriant ; et un geste désignant sa femme montra qu’on ne pouvait rien refuser à une créature aussi séduisante.

Très poliment mais froidement, Nekhludov remercia la femme de l’avocat du grand honneur, et dit qu’à son vif regret il ne pouvait accepter.

— Quel poseur, dit de lui la femme de l’avocat dès qu’il fut sorti.

Dans le salon, le pourvoi fut remis à Nekhludov par le secrétaire, et celui-ci, à la question des honoraires, l’informa qu’Anatole Petrovitch les avait fixés à mille roubles, tout ceci du reste pour lui être agréable, car Anatole Petrovitch ne se chargeait jamais d’affaires de ce genre.

— Et qui devra signer ce papier ? demanda Nekhludov.

— La condamnée elle-même ; si elle ne peut le faire, Anatole Petrovitch signera pour elle, par procuration.

— Non, je vais le porter à la condamnée et le lui faire signer, dit Nekhludov, heureux de cette occasion de la voir avant le jour fixé.