Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 8

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 52-57).


VIII

Ayant consulté ses papiers et posé quelques questions à l’huissier et au greffier, qui y répondirent affirmativement, le président ordonna d’introduire les prévenus. Aussitôt, la porte, derrière la grille, s’ouvrit, et deux gendarmes, la casquette sur la tête et le sabre au clair, entrèrent ; trois prévenus les suivaient : d’abord l’homme roux, le visage taché de rousseurs, puis deux femmes. L’homme était en capote de prisonnier, trop longue et trop large pour lui. En entrant, il tenait ses grands doigts allongés sur la couture de son vêtement, pour maintenir ainsi ses manches trop longues, qui lui retombaient sur les mains. Ni les juges ni le public n’attiraient ses regards ; il les fixait obstinément sur le banc qu’il contournait. Après en avoir fait le tour, il s’assit tout au bout, laissant place aux autres, fixa les yeux sur le président, et se mit à agiter ses muscles maxillaires, comme s’il eût murmuré quelque chose. Il était suivi d’une femme, pas jeune, également vêtue d’une capote de prison. Un fichu de prisonnière lui couvrait la tête ; son visage était d’une pâleur terne ; ses yeux rouges, sans cils ni sourcils. Cette femme semblait parfaitement calme. En arrivant à sa place, sa jupe s’étant accrochée, elle la dégagea soigneusement, sans se presser, la rajusta et s’assit.

La troisième des accusés était Maslova.

Dès son entrée, les yeux de tous les hommes présents dans la salle se tournèrent vers elle et s’arrêtèrent longuement sur son visage blanc, aux yeux noirs brillants et sur sa haute poitrine, saillante sous sa capote. Même le gendarme, devant lequel elle passa, la suivit des yeux jusqu’au moment où elle s’assit ; et quand elle fut assise, il détourna brusquement son visage, comme s’il avait commis une action repréhensible, se secoua, et fixa les yeux sur la fenêtre qui se trouvait devant lui.

Quand les prévenus furent assis, et Maslova à sa place, le président se tourna vers le greffier.

La procédure habituelle commença : appel des jurés, constatation des manquants, condamnation à une amende, examen des excuses présentées par certains, remplacement des absents par des suppléants. Puis le président roula des billets, les plaça dans le bocal en verre et, après avoir relevé légèrement les manches brodées de son uniforme, découvrant ainsi un avant-bras très velu, il se mit, avec des gestes de prestidigitateur, à retirer les billets, l’un après l’autre, à les dérouler et à les lire. Puis, il abaissa ses manches et invita le prêtre à faire prêter serment aux jurés.

Ce prêtre, un petit vieillard au visage jaune, bouffi, en soutane brune, avec une croix d’or sur la poitrine et une petite décoration épinglée sur le côté de sa soutane, en se traînant péniblement sur ses jambes enflées, s’approcha du pupitre placé sous l’icone.

Les jurés se levèrent et le suivirent en foule.

— Approchez, dit le pope, touchant de sa main potelée la croix suspendue sur sa poitrine, en attendant l’arrivée de tous les jurés.

Dans les ordres, depuis quarante-six ans, il se préparait, comme l’avait fait dernièrement l’archiprêtre de la cathédrale, à célébrer dans trois ans son jubilé. Ses fonctions au tribunal dataient de l’inauguration de la juridiction des assises, et il était fier d’avoir fait prêter serment à plusieurs dizaines de mille de personnes, et d’employer sa vieillesse au bien de l’Église, de l’État et de sa famille, à laquelle il comptait bien léguer, outre sa maison, au moins trente mille roubles en titres. Il ne lui venait pas en tête que son travail dans le tribunal, qui consistait à faire jurer sur cet Évangile qui défend expressément tout serment, était un travail malhonnête, et, loin de lui peser, cette fonction lui plaisait, parce qu’elle lui procurait l’occasion de faire la connaissance de personnages de marque. Ainsi, ce jour-là, il avait été ravi de faire la connaissance du célèbre avocat, qui lui inspirait un grand respect parce que, dans le seul procès contre la vieille dame au chapeau à grandes fleurs, il avait reçu dix mille roubles.

Lorsque tous les jurés eurent gravi les degrés de l’estrade, le prêtre, en inclinant de côté sa tête chauve et blanche, la fit passer dans l’ouverture graisseuse de son étole, remit en ordre ses rares, cheveux, et, se tournant vers les jurés :

— Levez la main droite et disposez vos doigts comme ceci, dit-il de sa lente voix de vieillard, en même temps que sa main potelée, à fossettes sur chaque doigt, se soulevait, les doigts pliés comme pour prendre une prise. Maintenant répétez avec moi, dit-il, et il commença s’arrêtant entre chaque mot : Je promets et je jure, par le Dieu tout-puissant, devant le saint Évangile et la croix vivifiante de Notre-Seigneur, que l’affaire dans laquelle…

— Ne baissez pas la main, tenez-la ainsi, fit-il observer à un jeune homme qui avait laissé retomber la sienne… que l’affaire dans laquelle…

Le monsieur représentatif, aux favoris, le colonel, le marchand et d’autres tenaient, comme avec un plaisir particulier, la main haute, immobile et les doigts pliés ; d’autres, au contraire, y mettaient peu d’entrain, plutôt de la mollesse. Certains proféraient très haut la formule du serment, d’un air qui semblait dire : Je parlerai, je parlerai. D’aucuns répétaient tout bas, restaient en retard, et, prenant peur, se hâtaient de rattraper les autres ; d’autres encore, comme s’ils craignaient de lâcher quelque chose, tenaient fermement leur prise d’un geste provocant ; les autres écartaient les doigts puis les rapprochaient de nouveau. Tous paraissaient gênés, sauf le vieux prêtre, convaincu qu’il accomplissait une œuvre grave et très utile. Après le serment, le président invita les jurés à se choisir un chef. Ils se levèrent de nouveau, gagnèrent la salle des délibérations, où presque tous se mirent aussitôt à fumer des cigarettes. Quelqu’un proposa de donner la présidence au monsieur représentatif, et tous y consentirent ; ils jetèrent leurs cigarettes et rentrèrent dans la salle. Le chef du jury déclara au président qu’il était l’élu, et tous, de nouveau en se marchant sur les pieds, se rassirent en deux rangs sur leurs sièges aux hauts dossiers.

Tout se passa sans accroc, rapidement et non sans solennité ; cette régularité et cette solennité faisaient évidemment plaisir aux personnes qui y avaient leur part, les confirmant dans la conscience qu’elles accomplissaient une œuvre sociale grave et importante. C’était aussi le sentiment éprouvé par Nekhludov.

Les jurés étant assis, le président leur fit un discours sur leurs droits, leurs obligations, leurs responsabilités. En parlant, il changeait sans cesse de pose : tantôt il s’accoudait soit du bras gauche, soit du bras droit ; tantôt il s’adossait à son fauteuil ; tantôt il s’appuyait sur le bras de son siège, ou encore égalisait ses feuilles de papier sur la table, soulevait le coupe-papier, jouait avec un crayon.

Les droits des jurés, selon ses paroles, étaient : poser des questions aux prévenus, par l’intermédiaire du président ; avoir un crayon et du papier ; examiner les pièces à conviction. Leurs obligations étaient : juger non faussement, mais suivant la justice ; leur responsabilité consistait dans l’observation du secret de leurs délibérations ; et si, dans l’exercice de leurs fonctions de jurés, ils communiquaient avec des étrangers, ils seraient passibles d’une peine.

Tous écoutèrent cela avec recueillement. Le marchand répandait autour de lui un relent de vin et, retenant de bruyantes éructations, hochait la tête à chaque phrase du président, en signe d’approbation.