Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 97-105).


XIV

À Pétersbourg, Nekhludov avait à s’occuper de trois affaires : le pourvoi en cassation de Maslova, au Sénat ; le recours en grâce de Fedosia Birukov, à la Chambre des requêtes ; puis, sur la prière de Véra Bogodoukovskaia, il devait s’enquérir à la direction de la gendarmerie, ou à la troisième section de la police, des moyens d’obtenir la mise en liberté de Choustova, et demander pour une mère l’autorisation de voir son fils, détenu à la forteresse, au sujet duquel Véra Bogodoukovskaia lui avait envoyé un mot. Il considérait ces deux affaires, comme une seule, la troisième. Une quatrième affaire l’intéressait encore : celle des sectaires arrachés à leurs familles pour être déportés au Caucase, uniquement parce qu’ils avaient lu et commenté l’Évangile. Nekhludov s’était promis à soi-même, plus encore qu’aux intéressés, de faire tout son possible pour les tirer de là.

Depuis sa dernière visite à Maslennikov, et surtout depuis son voyage à la campagne, Nekhludov éprouvait par tout son être une répulsion profonde pour le milieu qui, jusqu’à ce jour, avait été le sien, pour ce milieu où sont cachées avec tant de soin toutes les souffrances qui accablent des millions d’êtres humains, et cela à seule fin d’assurer à un petit nombre le confort et les plaisirs ; pour ce milieu où, du fait qu’on ne permet pas de voir ces souffrances, on ne voit pas non plus la cruauté et la criminalité de sa propre vie. Nekhludov ne pouvait plus, sans gêne et sans remords, conserver ses relations avec les gens de ce milieu. Et pourtant il y était amené par les habitudes de sa vie ancienne, par ses relations de parenté, d’amitié, et surtout par son désir de venir en aide à Maslova et à tous ceux dont il connaissait les souffrances, ce qui l’obligeait à demander l’appui et les services des personnes de ce milieu que non seulement il n’estimait point, mais pour lesquelles il n’avait que répulsion et mépris.

En arrivant à Pétersbourg, il descendit chez sa tante, la sœur de sa mère, la comtesse Tcharskaia, femme d’un ancien ministre. Nekhludov se trouvait ainsi au cœur même de ce monde aristocratique, qui lui était devenu si étranger. Il en était contrarié, mais il ne pouvait faire autrement. Descendre à l’hôtel, c’était offenser sa tante ; or cette tante avait des relations puissantes et pouvait lui être au plus haut degré utile pour toutes les affaires dont il avait à s’occuper.

— Eh bien ! qu’ai-je appris sur ton compte ? quel est ce miracle ? lui demanda la comtesse Catherine Ivanovna dès le matin de son arrivée, en lui faisant servir le café. Vous posez pour un Howard ! Tu secours les criminels ! Tu visites les prisons ! Tu corriges les prisonniers !

— Certes non, je n’y songe pas.

— Tant mieux ! Mais, quelque aventure romanesque ? Allons, raconte.

Nekhludov fit le récit de ses relations avec Maslova et raconta tout ce qui s’était passé.

— Je me souviens ! La pauvre Hélène m’avait vaguement parlé de tout cela, après ton séjour chez les vieilles demoiselles. N’avaient-elles pas imaginé de te faire épouser leur pupille ? (La comtesse Catherine Ivanovna avait toujours méprisé les tantes paternelles de Nekhludov.) Alors c’est elle ? Elle est encore jolie ?

Catherine Ivanovna était une femme d’une soixantaine d’années, bien portante, gaie, active bavarde. De haute taille, très corpulente, on remarquait sur sa lèvre les traces d’une moustache brune. Nekhludov l’aimait ; depuis son enfance il était habitué à venir puiser près d’elle l’énergie et la bonne humeur.

Non, ma tante, tout cela est terminé. Je voudrais seulement lui venir en aide, premièrement parce qu’elle a été injustement condamnée, que j’en suis fautif, et parce que je suis coupable de tout son sort. Je suis donc tenu de faire pour elle tout mon possible.

— Mais on m’a dit que tu voulais l’épouser ?

— C’est vrai, je l’ai voulu, mais elle ne veut pas.

Catherine Ivanovna plissa son front, et, les prunelles baissées, examina son neveu, en silence, et avec étonnement. Soudain son visage se transforma et parut joyeux.

— Eh bien ! elle est plus spirituelle que toi. Ah ! quel godiche tu es ! Et vraiment tu l’épouserais ?

— Absolument.

— Après tout ce qu’elle a été.

— Justement. N’est-ce point par ma faute ?

— Tu n’es qu’un niais ! opina la tante en continuant à sourire ; un effroyable niais, mais je t’aime justement à cause de ton insondable niaiserie, répéta-t-elle, évidemment ravie du mot, qui, à son avis, définissait parfaitement l’état intellectuel et moral de son neveu. Tu sais, c’est venu fort à propos, continua-t-elle, justement, Aline a ouvert un superbe refuge de Madeleines ! J’y suis allée un jour. Elles sont répugnantes ! Après j’ai dû me laver. Mais Aline s’est dévouée à son refuge corps et âme. Alors voilà, nous l’amènerons chez elle. Si quelqu’un peut l’amender, c’est Aline seule.

— Mais elle est condamnée aux travaux forcés. Je suis venu ici, précisément pour essayer de faire casser le jugement. C’est la première des affaires pour lesquelles je m’adresse à vous.

— Ah vraiment ! Et de qui cela dépend-il ?

— Du Sénat.

— Du Sénat ? Mais mon cher cousin Léon siège au Sénat. Ah ! j’oublie qu’il est dans la section héraldique. Des vrais sénateurs, je n’en connais aucun. Dieu sait d’où sortent ces gens… des Allemands : Ge, Fe, De… tout l’alphabet ! ou bien toutes sortes d’Ivanov, de Sémenov, de Nikitine ; ou bien des Ivanenko, des Simonenko, des Nikitenko, pour varier ! Des gens de l’autre monde. Mais cela ne fait rien, j’en parlerai à mon mari. Lui les connaît. Il connaît toutes sortes de gens. Je lui en parlerai. Mais toi, tu lui expliqueras l’affaire, car moi il ne me comprend jamais ; quoi que je dise, il affirme toujours qu’il ne comprend rien. C’est un parti pris. Tout le monde me comprend, lui seul ne me comprend pas.

À ce moment un valet de chambre apporta une lettre sur un plateau d’argent.

— Justement d’Aline ! Voilà, tu entendras aussi Kizeweter.

— Qui est-ce Kizeweter ?

— Kizeweter ? Viens chez nous ce soir, et tu verras. Il parle si bien que les criminels les plus endurcis se jettent à genoux, et pleurent, et se repentent.

Si étrange et si peu d’accord que cela fût avec son caractère, la comtesse Catherine Ivanovna était une fervente adepte de la doctrine qui fait de la foi en la Rédemption l’essence même du Christianisme. Elle fréquentait les réunions où l’on prêchait cette doctrine alors à la mode et réunissait chez elle ses adeptes. Bien que cette doctrine proscrivit non seulement les rites, les icônes, mais les sacrements même, la comtesse Catherine Ivanovna avait des icônes dans toutes ses chambres, même au-dessus de son lit, et suivait toutes les pratiques orthodoxes, sans trouver à cela la moindre contradiction.

— Ah ! si ta Madeleine pouvait l’entendre, elle se convertirait, reprit la comtesse. Mais toi, reste ce soir à la maison, tu l’entendras. C’est un homme extraordinaire.

— Ma tante, cela ne m’intéresse pas.

— Je t’assure que c’est intéressant ! Ne manque pas de venir. Eh bien ! que désires-tu encore de moi ? Videz votre sac.

— J’ai aussi à faire à la forteresse.

— À la forteresse ? Oh ! là je puis te donner une lettre pour le baron Kriegsmuth. C’est un très brave homme. D’ailleurs, tu le connais : c’est un ancien camarade de ton père. Il donne dans le spiritisme ; mais c’est égal, il est bon. Et qu’as-tu à faire à la forteresse ?

— Demander qu’on permette à une mère de voir son fils qui est enfermé là. Mais on m’a dit que cela dépendait non de Kriegsmuth mais de Tcherviansky.

— Tcherviansky ! Celui-là je ne l’aime pas ! Mais il est le mari de Mariette. On peut agir par elle. Elle fera tout pour moi. Elle est très gentille !

— Je voudrais aussi me renseigner au sujet d’une femme emprisonnée depuis plusieurs mois, sans qu’elle-même sache pourquoi.

— Bast ! Elle doit bien le savoir. Elles le savent très bien. Ces femmes à cheveux courts n’ont que ce qu’elles méritent.

— Quant à cela, nous n’en savons rien : ce que nous savons c’est qu’elles souffrent. Vous, chrétienne, vous croyez à l’Évangile, et vous êtes si impitoyable ?

— Il ne s’agit pas de cela. L’Évangile est l’Évangile, et ce qui est répugnant est répugnant. Ne serait-ce pas pire de feindre la sympathie pour les nihilistes, les femmes surtout, avec leurs cheveux courts, quand, en réalité, je ne puis les souffrir !

— Et pourquoi ne pouvez-vous les souffrir ?

— Tu demandes encore pourquoi, après le 1er mars ?

— Mais toutes n’y ont pas participé.

— Cela ne fait rien ! Pourquoi se mêler de ce qui ne les regarde pas ? Ce n’est pas le rôle des femmes.

— Mais, par exemple, Mariette, vous trouvez qu’elle a le droit de s’occuper des affaires. — dit Nekhludov.

— Mariette ? Mariette est Mariette, mais qu’une Dieu sait quoi, une Khaltupkina quelconque, veuille nous faire la leçon à tous…

— Non pas nous faire la leçon, mais venir en aide au peuple.

— On sait bien sans elles qui il faut aider.

— Mais puisque le peuple souffre. Je reviens de la campagne… Trouvez-vous juste que les paysans se tuent de travail et n’aient pas de quoi manger à leur faim, alors que nous vivons dans un luxe fou ? continua Nekhludov, que la bonhomie de sa tante encourageait à lui confier toutes ses pensées.

— Eh bien ! quoi ? Veux-tu que je travaille et jeûne ?

— Non, je ne veux point vous priver de manger, dit Nekhludov en souriant, je veux seulement que tous travaillent et que tous mangent.

La tante plissa de nouveau son front, abaissa ses prunelles et regarda son neveu avec curiosité.

Mon cher, vous finirez mal. dit-elle.

— Pourquoi ?

À ce moment entra un grand et robuste général. C’était Tcharsky, l’ancien ministre, le mari de la comtesse.

— Ah ! Dmitri, bonjour ! dit-il en tendant à Nekhludov sa joue fraîchement rasée. Depuis quand es-tu arrivé ?

Il baisa silencieusement le front de sa femme.

— Non, il est impayable, dit à son mari la comtesse Catherine Ivanovna. Il m’ordonne d’aller battre mon linge à la rivière et de me nourrir de pommes de terre. C’est un effroyable imbécile. Malgré cela, fais ce qu’il te demandera. C’est un terrible nigaud, se corrigea-t-elle. À propos, on dit que madame Kamenskaia est dans un tel désespoir qu’on craint pour sa vie ; tu devrais aller lui rendre visite.

— Oui, c’est affreux ! répondit le mari.

— Et maintenant, allez causer de vos affaires. J’ai des lettres à écrire.

Nekhludov pénétrait à peine dans la chambre voisine du salon qu’elle lui cria de l’autre pièce :

— Faut-il écrire à Mariette ?

— Je vous en prie, ma tante.

— Alors je laisserai en blanc ce qu’il faut dire de la femme aux cheveux courts. Elle ordonnera à son mari de faire ce que tu lui demanderas, et il le fera. Mais ne pense pas que je sois méchante ! Elles ne sont guère sympathiques, tes protégées ; mais je ne leur veux pas de mal. Que Dieu les garde ! Maintenant va et sois sans faute ce soir à la maison. Tu entendras Kizeweter. Et puis tu prieras avec nous. Et si tu ne résistes pas, ça vous fera beaucoup de bien. Je sais parfaitement qu’Hélène et vous tous ne vous en êtes jamais beaucoup inquiété ! Eh bien ! au revoir !