Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 115-121).


XVI

Nekhludov, se rappelant le sourire échangé avec Mariette, hocha la tête.

« Avant même que tu aies eu le temps de t’en apercevoir, tu seras repris dans l’engrenage de cette vie ? » pensa-t-il en éprouvant ce malaise moral et les doutes qu’il ressentait lorsqu’il était obligé de recourir aux bons offices des gens qu’il n’estimait pas. S’étant demandé où il irait ensuite, pour ne point retourner sur ses pas, il décida de se rendre au Sénat. On l’introduisit à la chancellerie où, dans des pièces merveilleusement aménagées, il aperçut un très grand nombre de fonctionnaires fort polis et très propres.

À ce qu’on lui apprit, le recours de Maslova avait été reçu et renvoyé, aux fins d’examen, à ce même sénateur Wolff pour lequel son oncle lui avait donné une lettre.

— Il y aura séance au Sénat cette semaine, lui dit-on, mais il est peu probable que l’affaire de Maslova y soit appelée. Cependant, si on le demande, on peut toujours espérer qu’on l’examinera mercredi de cette semaine.

Pendant que Nekhludov attendait ces divers renseignements à la Chancellerie du Sénat, il entendit de nouveau parler du duel et apprit comment avait été tué le jeune Kamensky. Ici, pour la première fois, il connut tous les détails de ce duel qui attirait alors l’attention de tout Pétersbourg. Dans un restaurant, des officiers mangeaient des huîtres et buvaient ferme, suivant leur coutume. L’un d’eux fit une remarque blessante sur le régiment où servait Kamensky. Celui-ci le traita de menteur. L’autre souffleta Kamensky. Le duel avait eu lieu le lendemain. Kamensky, atteint d’une balle dans le ventre, était mort deux heures plus tard. Le meurtrier et les témoins avaient été arrêtés et mis aux arrêts, mais on assurait qu’ils seraient relâchés dans quinze jours.

Du Sénat, Nekhludov se rendit à la commission des grâces, chez un haut fonctionnaire très influent, le baron Vorobiev, qui occupait un luxueux appartement dans le bâtiment de l’État. Le portier et le laquais informèrent Nekhludov, d’un ton sévère, que le baron n’était visible que les jours de réception : aujourd hui, il était chez l’Empereur, demain il devait y retourner pour le rapport. Nekhludov laissa la lettre et se rendit chez le sénateur Wolff.

Wolff venait d’achever son déjeuner, et, à son habitude, il aidait à sa digestion en fumant un cigare et marchant de long en large dans son cabinet. Il reçut aussitôt Nekhludov. Wladimir Vassilievitch Wolff était essentiellement un homme très comme il faut ; pour lui cette qualité primait toutes les autres, et il regardait de haut tous ses semblables ; du reste, comment aurait-il pu ne pas priser ainsi cette qualité, puisque c’était grâce à elle qu’il avait fait sa brillante carrière, précisément celle qu’il avait désirée, c’est-à-dire qu’il avait acquis par son mariage dix-huit mille roubles de rente et, par ses propres forces, un siège de sénateur. Non seulement Wolff se tenait pour un homme très comme il faut, mais encore pour un homme d’une honnêteté remarquable. Et par là, il entendait qu’il n’acceptait pas de pots-de-vin des particuliers. Mais solliciter toutes sortes d’indemnités de déplacement, puiser à toutes les sources de revenus de l’État, en accomplissant servilement, en retour, tout ce que lui demandait le gouvernement, cela, il ne le jugeait pas malhonnête. Ruiner, faire déporter, emprisonner des centaines d’innocents, uniquement parce qu’ils aiment leur peuple et demeurent attachés à leur religion, ce qu’il avait fait étant gouverneur d’une des provinces de la Pologne, cela, il ne le jugeait pas malhonnête et y voyait, au contraire, une preuve de fermeté et de patriotisme. De même il ne trouvait pas malhonnête de s’être approprié toute la fortune de sa femme, qui était amoureuse de lui, et celle de sa belle-sœur. Au contraire, c’était là pour lui, l’organisation rationnelle de sa vie de famille. La famille de Wladimir Vassilievitch se composait de sa docile épouse, de sa belle-sœur, dont il avait vendu la propriété pour mettre l’argent à la banque, à son nom à lui, de sa fille, peu jolie, timide, douce, qui menait une vie isolée et pénible, et qui n’avait d’autres distractions que d’assister aux réunions évangéliques chez Aline et chez la comtesse Catherine Ivanovna. Le fils de Wladimir Vassilievitch était un bon garçon, qui, à quinze ans, déjà barbu, s’était mis à boire et à nocer, ce qu’il avait continué à faire jusqu’à sa vingtième année. À vingt ans, son père le chassa de chez lui parce que, ne terminant pas ses études, fréquentant de mauvaises compagnies et faisant des dettes, il compromettait son père. Une fois il avait payé pour lui deux cent trente roubles ; une autre fois six cents, mais en spécifiant bien que ce serait la dernière fois, et que, s’il ne se corrigeait pas, il le chasserait et ne le reverrait de sa vie. Le fils, loin de se corriger, avait contracté une nouvelle dette de mille roubles et s’était permis de dire à son père qu’il était déjà assez malheureux de vivre dans cette maison ; sur quoi Wladimir Vassilievitch lui avait déclaré qu’il pouvait partir, s’il le désirait, et qu’il le reniait pour son fils. Depuis ce jour il parut oublier qu’il avait un fils, et chez lui, nul n’osait lui en parler. Néanmoins Wladimir Vassilievitch était convaincu qu’il savait organiser parfaitement sa vie de famille.

Wolff accueillit Nekhludov avec son sourire aimable, légèrement moqueur (par lequel il exprimait ses sentiments d’homme comme il faut, vis-à-vis du commun des mortels). Il s’arrêta, dans sa promenade, au milieu de son cabinet, salua Nekhludov, et lut la lettre.

— Asseyez-vous, je vous en prie, et excusez-moi. Si vous le permettez, je continuerai à marcher, dit-il, en mettant les mains dans les poches de son veston, et reprenant à petits pas légers sa marche en diagonale à travers son grand cabinet de style sévère. Très heureux de faire votre connaissance, et, bien entendu, d’être agréable au comte Ivan Mikhailovitch, reprit-il après avoir lancé une colonne de fumée bleue et parfumée, et retiré avec précaution son cigare de sa bouche afin que la cendre ne s’en détachât pas.

— Je voudrais seulement vous prier de faire venir l’affaire le plus vite possible, de sorte que si l’accusée doit aller en Sibérie, son départ ait lieu au plus tôt, dit Nekhludov.

— Oui, oui, par les premiers bateaux de Nijni ; oui, je sais, dit Wolff avec un sourire indulgent, et en homme qui sait d’avance ce que l’on va lui dire. Comment se nomme-t-elle ?

— Maslova.

Wolff s’approcha de son bureau et ouvrit un carton rempli de papiers.

— Parfaitement… Maslova… C’est entendu, j’en parlerai à mes collègues. L’affaire sera appelée en discussion mercredi.

— Puis-je le télégraphier à mon avocat ?

— Ah ! vous avez un avocat ? À quoi bon ? Mais, enfin, si vous voulez.

— Les motifs de cassation peuvent être insuffisants, dit Nekhludov, mais je pense qu’on voit par le dossier que la condamnation repose sur un malentendu.

— Oui, oui. C’est possible. Mais le Sénat ne peut examiner l’affaire quant au fond, dit Wladimir Vassilievitch avec gravité et en surveillant la cendre de son cigare. Le Sénat se borne à contrôler l’interprétation et l’application de la loi.

— Mais le cas, ici, me paraît exceptionnel…

— Je sais, je sais. Tous les cas sont exceptionnels. Enfin, on fera le nécessaire. C’est entendu.

La cendre tenait encore, mais une fissure menaçait de tout détruire.

— Vous ne venez que rarement à Pétersbourg ? demanda Wolff, tenant son cigare de façon que la cendre ne tombât pas. Mais comme elle paraissait en danger, il alla le déposer avec précaution dans le cendrier, où elle tomba. Quel terrible accident arrivé à ce Kamensky ! reprit-il. Un jeune homme parfait, fils unique ! La mère surtout est à plaindre, dit-il, répétant presque mot à mot ce que tout Pétersbourg disait des Kamensky.

Il parla ensuite de la comtesse Catherine Ivanovna, de son engouement pour la nouvelle doctrine religieuse, qu’il n’approuvait ni ne désapprouvait, mais que lui, homme comme il faut, jugeait évidemment superflue. Enfin, il sonna.

Nekhludov se leva pour prendre congé.

— Si cela vous agrée venez donc dîner avec moi, dit Wolff en lui tendant la main. Mercredi, par exemple ; je vous donnerai en même temps la réponse définitive.

Il était déjà tard. Nekhludov rentra à la maison, c’est-à-dire chez sa tante.