Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 19

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 134-144).


XIX

L’homme à qui appartenait la possibilité d’adoucir le sort des prisonniers de Pétersbourg était un vieux général, issu de barons allemands, comblé de décorations qu’il ne portait pas, excepté la croix blanche à sa boutonnière, un général très méritant mais qu’on disait complètement gâteux. Il avait servi au Caucase et avait gagné là cette croix, particulièrement flatteuse pour lui, en forçant des paysans russes, rasés et revêtus d’uniformes, armés de fusils à baïonnettes, à tuer des milliers de gens qui défendaient leur liberté, leurs demeures, leurs familles. C’était ensuite en Pologne qu’il avait contraint des paysans russes à commettre divers crimes, ce qui lui avait valu de nouvelles décorations et de nouvelles chamarures. Il avait encore servi ailleurs, et à présent, déjà vieux, ramolli, il occupait cette place qui lui valait une belle demeure, un bon traitement et des honneurs. Il exécutait strictement les ordres venus de haut lieu, et voyait en cela quelque chose de particulièrement appréciable, car il attribuait à ces ordres une importance toute spéciale, et se figurait que tout, hormis ces ordres, pouvait être changé sur terre. Son devoir consistait à maintenir dans les cachots, et au secret, les détenus politiques des deux sexes, et cela de telle façon que la moitié d’entre eux, en moins de dix ans, disparaissaient, devenaient fous, mouraient de phtisie, se suicidaient, soit en se laissant mourir de faim, en s’ouvrant les veines avec un morceau de verre, en se pendant ou se brûlant vifs.

Le vieux général savait tout cela ; mais tous ces cas n’émouvaient pas plus sa conscience que les accidents dus aux orages, aux inondations, etc. Ces cas résultaient de l’exécution d’ordres formulés au nom de l’Empereur, et qui, forcément, devaient être exécutés à la lettre ; il n’y avait donc point à se préoccuper de leurs conséquences. Aussi le vieux général ne se permettait-il pas d’y réfléchir, considérant de son devoir de soldat patriote de n’y pas penser pour ne pas faiblir dans l’exécution de ces devoirs, à son avis si importants. Conformément au règlement, le vieux général visitait une fois par semaine toutes les cellules, s’informant si les prisonniers n’avaient pas quelque requête à lui présenter. Les prisonniers lui en présentaient : il les écoutait sans mot dire, mais jamais n’y donnait suite, car toutes étaient incompatibles avec le règlement.

Au moment où la voiture de Nekhludov s’arrêtait devant le bâtiment où habitait le vieux général, le carillon grêle de l’horloge de la tour fit entendre le chant : « Dieu soit loué ! », puis deux heures sonnèrent. Ces sons rappelèrent soudain à Nekhludov ce qu’il avait lu dans les mémoires des Décembristes de l’impression que fait sur les détenus cette douce musique se répétant d’heure en heure.

Tandis que Nekhludov arrivait devant le perron de la demeure du vieux général, celui-ci était assis dans un salon obscur, en compagnie d’un jeune peintre, frère d’un de ses subordonnés, devant une table en marqueterie, et tous deux faisaient tourner une soucoupe sur une feuille de papier. Les doigts minces, humides et fuselés du peintre s’entremêlaient avec les doigts épais, ridés, bossués par endroits, du vieux général, et leurs mains, ainsi unies, suivaient la soucoupe renversée qui tournait sur une feuille de papier portant inscrites toutes les lettres de l’alphabet. Le général avait demandé comment les âmes se reconnaissent après la mort, et la soucoupe répondait à cette question.

Quand l’ordonnance, qui faisait l’office de valet de chambre, entra avec la carte de Nekhludov, l’âme de Jeanne d’Arc parlait par l’intermédiaire de la soucoupe. L’âme de Jeanne d’Arc venait déjà de dire, d’après les lettres : « Se reconnaissent entre elles… » et on l’avait noté. Au moment où l’ordonnance entra la soucoupe s’était arrêtée sur la lettre P, puis sur l’O, et, arrivée sur l’S, elle avait cessé d’avancer, et oscillait de droite à gauche. D’après le général, elle hésitait parce que la lettre suivante devait être un L ; à son avis Jeanne d’Arc voulait dire que les âmes se reconnaîtront après (poslé) leur purification, ou quelque chose d’analogue, et la lettre suivante devait être L. L’artiste prétendait que la lettre suivante devait être un V, Jeanne d’Arc voulant dire que les âmes se reconnaîtront d’après la lumière (po svetou) qui se dégagera de leur corps éthéré.

L’air maussade, fronçant ses épais sourcils blancs, le général tenait les yeux fixés sur ses mains, et, fermement convaincu que la soucoupe se mouvait d’elle-même, il la poussait vers l’L : de son côté le jeune peintre, aux cheveux rares ramenés derrière les oreilles, regardait de ses mornes yeux bleus le coin sombre de la chambre, et, en remuant nerveusement les lèvres, attirait la soucoupe vers le V.

Le général, mécontent d’être dérangé, plissa son front, puis, après un instant de silence, il prit la carte, ajusta son pince-nez, et maugréant contre son mal de reins, il se dressa de toute sa grande taille et frotta ses doigts engourdis.

— Fais entrer dans mon cabinet.

— Si vous le permettez, Votre Excellence, je finirai seul, dit le peintre en se levant. Je sens que le fluide revient.

— Bien, finissez seul, répondit résolument et sévèrement le général, puis, à grands pas, il se dirigea vers son cabinet.

— Enchanté de vous voir, dit-il à Nekhludov, en prononçant d’une voix rude ces paroles accueillantes, et en lui désignant un fauteuil près de son bureau. Vous êtes depuis longtemps à Pétersbourg ? Nekhludov répondit qu’il était arrivé depuis quelques jours.

— Et la princesse, votre mère, va toujours bien ?

— Ma mère est morte.

— Excusez-moi… Je suis vraiment désolé… Mon fils m’a dit qu’il vous avait rencontré.

Le fils du général suivait la même carrière que son père ; sorti de l’École de guerre il était entré au bureau des renseignements, et il était fier des travaux qu’on lui confiait ; il était attaché au service de l’espionnage.

— Et oui… J’ai servi avec votre père. Nous étions des amis, des camarades… Et vous, servez-vous ?

— Non, je ne sers pas.

Le général eut un signe de tête désapprobateur.

— J’ai une prière à vous adresser, général, dit Nekhludov.

— Très heureux… que puis-je pour vous ?

— Si ma demande vous semble déplacée, veuillez m’en excuser… Mais je me crois obligé de vous l’adresser.

— De quoi s’agit-il ?

Parmi les détenus confiés à votre garde, se trouve un certain Gourkevitch. Sa mère désirerait l’autorisation de le voir, ou au moins, pouvoir lui envoyer des livres.

À cette demande de Nekhludov, le général n’exprima ni contentement ni mécontentement ; il pencha la tête et ferma les yeux, dans l’attitude de la réflexion. Cependant il ne réfléchissait point à la demande de Nekhludov, même il ne s’y intéressait nullement, sachant très bien qu’il y répondrait selon le règlement : il reposait tout simplement son esprit, sans penser à rien.

— Voyez-vous, cela ne dépend pas de moi ; répondit-il après un silence. Pour les visites il existe un règlement ratifié par l’Empereur, et seul ce qui est permis là est permis. Quant aux livres, nous avons ici une bibliothèque, et on leur donne ceux qui sont autorisés.

— Oui, mais il a besoin d’ouvrages scientifiques ; il voudrait étudier.

— Ne croyez point cela. Le général se tut puis reprit : Ce n’est nullement pour étudier, mais tout simplement pour déranger les gens.

— Mais cependant, ils ont besoin d’une occupation quelconque, dans leur pénible situation, dit Nekhludov.

— Ils se plaignent toujours ! fit le général. Ah ! nous les connaissons.

Il parlait toujours des détenus comme d’une race d’hommes à part et mauvaise.

— En réalité, en aucun lieu de détention vous ne trouveriez les commodités qu’ils ont ici, reprit le général. Et, comme pour se justifier, il se mit à détailler ces commodités. À l’entendre le but principal de cette institution était de procurer un séjour agréable aux prisonniers.

— Autrefois, il est vrai, on les traitait plutôt durement, mais à présent, ils sont traités aussi bien que possible. Ils ont trois plats à leur repas, et toujours un de viande, hachis ou côtelettes. Le dimanche, ils en ont quatre, un entremets en plus. Dieu veuille que tout Russe soit nourri aussi bien qu’eux !

Une fois sur son dada, le général, comme tous les vieillards, ne faisait que répéter les choses dites, afin de montrer les exigences et l’ingratitude des prisonniers.

— Pour les livres, ou leur donne des ouvrages religieux et aussi de vieilles revues. Nous avons toute une bibliothèque, mais ils lisent rarement. D’abord ils feignent de s’intéresser, mais ensuite les livres neufs restent intacts ; tant qu’aux vieux, ils ne les feuillettent même pas. Nous avons même essayé, dit le baron, avec un semblant de sourire, de mettre exprès une marque de papier ; et elle n’est jamais touchée. Ils ont également l’autorisation d’écrire, continua le général. Nous leur donnons des ardoises et des crayons, de sorte qu’ils peuvent s’amuser à écrire, effacer, écrire de nouveau. Mais cela non plus ne leur va pas. Bientôt ils deviennent tout à fait calmes. C’est seulement dans les premiers temps qu’ils sont agités, puis après ils engraissent et deviennent de plus en plus tranquilles, disait le général, n’ayant même pas conscience de la terrible signification de ses paroles.

Nekhludov écoutait cette voix éraillée de vieillard, et regardait ces membres raidis, ces yeux éteints sous des sourcils broussailleux, ces bajoues pendantes et rasées, soutenues par le col militaire, cette croix blanche, dont il était si fier, récompense d’un cruel carnage, et il comprenait qu’il était inutile de rien expliquer à cet homme. Cependant, il fit un effort sur soi pour lui parler d’une autre affaire : de la prisonnière Choustova, qui allait être relâchée.

— Choustova ? Choustova ?… Je ne les connais pas tous par leurs noms. Ils sont si nombreux ! fit-il, ayant l’air de le leur reprocher. Il sonna et ordonna d’appeler le greffier. Pendant qu’on allait prévenir celui-ci, le général conseilla à Nekhludov de servir, faisant remarquer que les hommes honnêtes et honorables, parmi lesquels il se comptait, étaient surtout indispensables au tzar… et à la patrie, ajouta-t-il, évidemment pour la sonorité de la phrase.

— Ainsi moi, qui suis vieux, je sers toujours, autant que mes forces me le permettent.

Le greffier, un homme maigre, aux yeux fureteurs, intelligents, entra et fit savoir que Choustova était détenue dans quelque forteresse et qu’aucun ordre n’était parvenu à son sujet.

— Aussitôt l’ordre reçu, nous les renvoyons, le jour même. Nous ne les retenons pas. Nous ne cherchons pas du tout à prolonger leur visite, dit le général, s’appliquant de nouveau à un sourire malin qui n’aboutit qu’à faire grimacer son vieux visage.

Nekhludov se leva, contenant à grand’peine l’expression de dégoût et de pitié que lui inspirait cet horrible vieillard. Celui-ci crut devoir se montrer indulgent à l’égard du fils dévoyé de son ancien camarade, et le sermonner un peu.

— Adieu, mon cher ! Ne prenez pas en mauvaise part ce que je vous dis, c’est par affection pour vous. Ne vous mêlez pas des affaires des gens détenus chez nous. Il n’y en a pas d’innocents. Tous sont pervertis, et nous les connaissons bien ! dit-il d’un ton qui n’admettait pas le doute.

Et il n’en doutait pas, en effet ; non pas parce c’était la réalité, mais parce que, dans le cas contraire, au lieu de se considérer comme un brave héros, qui achève dignement une vie exemplaire, il lui eût fallu ne voir en lui qu’un misérable, ayant vendu sa conscience toute sa vie et continuant à la vendre durant sa vieillesse. Le mieux est de servir, continua-t-il, le tzar a besoin d’honnêtes gens, la patrie aussi ajouta-t-il. Qu’adviendrait-il si moi, tous les hommes comme vous, ne servions pas ? Qui resterait alors ? Nous désapprouvons ce qui existe sans vouloir aider le gouvernement.

Nekhludov soupira profondément, s’inclina, serra la grosse main ankylosée du vieillard, qui la lui tendait avec indulgence, et sortit du cabinet.

Le général eut un hochement de tête désapprobateur, se frotta les reins et revint dans le salon où l’attendait le peintre, qui avait déjà noté la réponse de l’âme de Jeanne d’Arc. Le général mit son pince-nez et lut : « se reconnaissent à la lumière qui se dégage de leur corps éthéré… »

— Ah ! fit approbativement le général, en fermant les yeux. Mais si la lumière est la même pour toutes, comment les distinguera-t-on ? demanda-t-il. Et de nouveau entremêlant ses doigts avec ceux du peintre, il se rassit devant la petite table.

Le cocher de Nekhludov franchit la porte de la forteresse.

— Ah ! monsieur, ce qu’on s’ennuie ici ! s’adressa-t-il à Nekhludov. Je voulais partir sans vous attendre.

— Oui, on s’y ennuie ! confirma Nekhludov, en respirant à pleins poumons et arrêtant avec calme ses yeux sur les nuages légers qui passaient dans le ciel et sur la Neva miroitante sur laquelle glissaient des barques et des vapeurs.