Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 21

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 152-158).


XXI

Dès que les sénateurs se furent installés autour de leur table, pour délibérer, Wolff se mit à exposer, avec une grande animation, les motifs susceptibles de faire casser le jugement. Le président, peu bienveillant par caractère, était ce jour-là, particulièrement mal disposé. Il avait suivi l’affaire pendant la séance et s’était fait déjà une opinion, de sorte que maintenant, il restait assis, sans écouter Wolff, et se plongeait dans ses pensées. Il réfléchissait à un passage de ses mémoires, écrit la veille, au sujet de la nomination de Vilianov à un poste important que lui-même convoitait depuis longtemps. Nikitine, le président, était en effet sincèrement convaincu que son opinion sur les hauts fonctionnaires qu’il était à même de connaître de par son service, formerait un document historique très important. Dans un chapitre rédigé la veille, il attaquait ces hauts personnages, les accusant, suivant sa propre expression, de l’avoir empêché de sauver la Russie de la ruine où l’entraînaient les dirigeants actuels — qui, en réalité, l’avaient empêché de toucher de plus gros appointements ; — et maintenant il se demandait comment ce fait parviendrait à la postérité, sous un jour tout nouveau.

— Parfaitement, répondit-il, sans écouter, à Wolff qui lui avait adressé la parole.

Quant à Bé, il écoutait Wolff avec tristesse, en dessinant des guirlandes sur un papier placé devant lui. Bé était un libéral sincère. Il conservait pieusement les traditions des années 60 et s’il lui arrivait de s’écarter de sa scrupuleuse impartialité, c’était toujours dans un sens libéral. Ainsi, dans cette affaire, outre que le plaignant était un homme malhonnête, Bé opinait pour la confirmation du jugement, parce que cette accusation de diffamation portée contre un journaliste était une atteinte à la liberté de la presse. Quand Wolff eut achevé l’exposé des motifs, Bé, abandonnant sa guirlande, se mit à parler avec mélancolie, — cette tristesse lui venait d’avoir à faire la preuve de tels truismes. D’une voix douce, agréable, il démontra avec simplicité, d’une façon évidente, le mal fondé de la plainte ; puis il baissa sa tête aux cheveux blancs, et continua sa guirlande.

Aussitôt que Bé eut fini de parler. Skovorodnikov qui, assis en face de Wolff, ne faisait que mordiller les poils de sa moustache et de sa barbe, cessa, pour déclarer d’une voix haute et grinçante qu’il était d’avis de casser le jugement, bien que le président de la société anonyme fût une franche crapule, s’il existait des vices de forme, mais que, comme il n’en existe point, il se range à l’opinion d’Ivan Sémionovitch (Bé), et il était heureux d’être désagréable à Wolff. Le président se rangea à l’avis de Skovorodnikov, et la plainte fut déclarée mal fondée.

Wolff était d’autant plus mécontent de cette décision qu’on paraissait le soupçonner de partialité, et, feignant l’indifférence, il ouvrit le dossier suivant, préparé pour le rapport, celui de l’affaire Maslova, et s’y plongea. Les sénateurs sonnèrent pour demander du thé, et amenèrent la conversation sur un sujet qui, autant que le duel Kamensky, préoccupait alors tout Pétersbourg. Un directeur de ministère avait été pris en flagrant délit d’un crime prévu par l’article 995.

— Quelle saleté ! dit Bé avec dégoût.

— Que voyez-vous là de si abominable ? Je vous montrerai dans notre littérature le projet d’un auteur allemand proposant carrément que cela ne soit pas considéré comme un crime et qu’un mariage entre hommes soit possible, répliqua Skovorodnikov, en aspirant fortement la fumée d’une cigarette froissée qu’il tenait contre la paume de sa main, à la naissance des doigts, et en éclatant d’un gros rire.

— Cela n’est pas possible ! fit Bé.

— Je vous le montrerai, répondit Skovorodnikov, en citant le titre complet de l’ouvrage et même la date et le lieu de l’édition.

— On dit qu’il sera envoyé comme gouverneur quelque part, au fond de la Sibérie, dit Nikitine.

— C’est parfait. L’évêque ira à sa rencontre avec la croix ! Il faudrait un évêque du même genre ; je peux leur en recommander un ! fit Skovorodnikov, en jetant son bout de cigarette dans sa soucoupe. Puis il mit dans sa bouche toute la barbe et la moustache qu’il y put introduire, et se mit à mâchonner.

À ce moment l’huissier entra avertir les sénateurs que l’avocat et Nekhludov désiraient assister à l’examen du pourvoi de Maslova.

— Ah ! voici une affaire qui est un vrai roman ! dit Wolff ; et il se mit à raconter ce qu’il savait des relations de Nekhludov avec Maslova.

Après avoir causé, fumé des cigarettes et bu du thé, les sénateurs passèrent dans la salle des séances, firent savoir leur décision touchant l’affaire précédente ; et on appela celle de Maslova.

De sa voix grêle, Wolff exposa très clairement le pourvoi en cassation sur le jugement de Maslova, et cette fois encore non sans parti-pris mais avec le désir évident d’obtenir la cassation.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? demanda le président à Fanarine.

Fanarine se leva, fit bomber son plastron blanc et large, et méthodiquement, avec une précision remarquable, il se mit à prouver que les débats de la Cour d’assises avaient présenté six points contraires à l’interprétation exacte de la loi. En outre, passant très brièvement à la question du fond, il fit valoir l’erreur flagrante devant la Cour d’assises. Parlant d’une manière brève, mais ferme, il semblait s’excuser d’être obligé par devoir d’insister sur des faits que messieurs les sénateurs, avec leur perspicacité et leur sagesse juridiques, voyaient et comprenaient mieux que lui, mais qu’il le faisait parce qu’ainsi l’exigeait son devoir.

Après le plaidoyer de Fanarine, il semblait hors de doute que le Sénat allait casser le jugement. Quand l’avocat eut terminé, il eut un sourire de triomphe. Nekhludov regarda son avocat, et, voyant ce sourire, il eut la certitude que l’affaire était gagnée. Mais en regardant les sénateurs, il vit que Fanarine était seul à sourire et à triompher. Au contraire, les sénateurs et le substitut avaient l’air ennuyé de gens qui perdent leur temps, et tous semblaient dire : « Nous en avons entendu bien d’autres ; tout cela est parfaitement inutile ». Ils parurent soulagés seulement lorsque l’avocat, ayant achevé sa plaidoirie, cessa de les importuner. Le président donna aussitôt la parole au substitut du procureur général. Sélénine se borna à déclarer brièvement, mais avec netteté et précision, que les divers motifs de cassation invoqués étaient mal fondés et que le pourvoi devait être rejeté. Les sénateurs se levèrent et se retirèrent pour délibérer. Dans la chambre des délibérations les voix furent partagées. Wolff insistait en faveur de la cassation. Bé, ayant compris exactement l’affaire, exprimait chaleureusement la même opinion, et représentait à ses collègues l’erreur des jurés, telle qu’il la comprenait. Nikitine, toujours partisan de la sévérité, en général, et des formes, en particulier, s’opposait à la cassation. Ainsi tout dépendait de Skovorodnikov. Celui-ci s’opposa à la cassation principalement parce que la résolution de Nekhludov d’épouser cette fille heurtait au plus haut point ses principes moraux.

Skovorodnikov était matérialiste, darwiniste ; toute manifestation du sentiment du devoir abstrait, et surtout du sentiment religieux, le choquait comme une méprisable sottise et presque comme une injure personnelle. Toute cette aventure avec cette prostituée, la présence au Sénat du célèbre avocat chargé de sa défense, et celle de Nekhludov lui-même, tout cela lui répugnait au plus haut degré. C’est pourquoi tout en mâchonnant sa barbe et feignant avec un naturel parfait de ne rien connaître de l’affaire, sinon que les motifs de cassation étaient insuffisants, il se déclara de l’avis du président, de rejeter le pourvoi.

Et le pourvoi fut rejeté.