Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 23

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 164-170).


XXIII

À l’époque où Nekhludov, avait connu Sélénine étudiant, celui-ci était un fils exemplaire, un camarade fidèle, et, pour son âge, un homme du monde très instruit, plein de tact, toujours élégant, beau, et, avec cela, extraordinairement franc et honnête. Il travaillait très bien, sans le moindre pédantisme, et avait toujours des médailles d’or pour ses thèses. Son but, à cette époque de sa vie, était de se rendre utile aux hommes non point par des paroles mais par des actes. Mais ne voyant que dans le service d’État le moyen d’y parvenir, aussitôt ses études terminées, il examina systématiquement tous les genres d’activité auxquels il pouvait consacrer ses forces, et décida qu’il pourrait être le plus utile dans la deuxième section de la Chancellerie de l’Empereur, chargée de la rédaction des lois.

Ce fut là qu’il entra. Mais, bien qu’apportant à sa tâche tous les soins et les scrupules possibles, il n’éprouva point la satisfaction d’être utile comme il le souhaitait, ni la conscience de remplir son devoir. Ce mécontentement fut aggravé par des dissentiments avec son supérieur hiérarchique, un homme mesquin et vaniteux, si bien qu’il dut donner sa démission pour entrer au Sénat. Là il se trouva mieux, bien que sa conscience ne fût pas encore satisfaite. Il ne cessait de sentir que ce qu’il faisait n’était pas du tout ce qu’il avait espéré et ce qui devait être. Pendant qu’il servait au Sénat, ses parents obtinrent pour lui une nomination de gentilhomme de la Chambre, et, en uniforme brodé et tablier de toile blanche, il dut aller, en calèche, se présenter chez quantité de gens, pour les remercier de l’avoir élevé à la dignité de laquais. Mais quelque effort qu’il fît, il ne pouvait trouver une justification raisonnable de cette fonction. Il sentait encore plus que dans son précédent emploi que ce n’était pas ça, et cependant, d’une part, il ne pouvait refuser cette nomination, ne voulant pas contrister les personnes qui avaient pensé lui faire une grande joie ; d’autre part, elle flattait les instincts inférieurs de sa nature, et ce n’était pas sans satisfaction qu’il voyait se réfléchir dans la glace son uniforme tout brodé d’or et qu’il remarquait le respect provoqué, chez certaines personnes, par cette nomination.

Quelque chose d’analogue s’était produit pour son mariage. On lui avait trouvé un parti très brillant, au point de vue mondain ; et il s’était marié, principalement parce qu’en refusant il eût chagriné ou offensé et la jeune fille qui désirait ce mariage et ceux qui l’avaient arrangé ; d’autre part, parce que l’union avec une jeune fille de bonne famille, d’ailleurs charmante, flattait son amour-propre, et lui était agréable. Mais son mariage, plus vite encore que son emploi et sa charge à la cour, lui parut n’être « pas ça ». Sa femme, après son premier enfant, avait déclaré n’en plus vouloir, et avait commencé à mener une existence mondaine, luxueuse, à laquelle, malgré lui, il devait prendre part.

Elle n’était pas très jolie, lui était fidèle, et, bien que de sa vie mondaine elle paraissait ne retirer qu’une extrême fatigue, en même temps que cela empoisonnait l’existence de son mari, elle s’y soumettait strictement. Il avait fait maintes tentatives pour changer cette vie, mais toutes s’étaient brisées, comme à une muraille d’acier, contre la certitude, soutenue du reste par ses parents et ses amis, qu’il le fallait ainsi.

L’enfant, une fillette aux longues boucles blondes, les mollets nus, demeurait pour son père un être complètement étranger, principalement parce que son éducation n’était pas du tout telle qu’il l’eût désiré. Entre le mari et la femme l’incompréhension ordinaire, sinon l’absence de tout désir de se comprendre, la lutte constante, silencieuse, cachée aux étrangers et tempérée par les convenances, tout cela rendait pénible à Sélénine la vie de famille. De sorte que c’était encore moins « ça » que son emploi et sa charge à la cour.

Mais ce qui, surtout, n’était « pas ça », c’était la question religieuse. Comme tous les hommes de son monde et de son temps, Sélénine avait rompu sans le moindre effort, en raison de son développement intellectuel, les liens des superstitions religieuses dans lesquelles il avait été élevé, et lui-même n’aurait su dire à quel moment il s’en était affranchi. Étant à l’Université, à l’époque de son amitié avec Nekhludov, honnête, sérieux, il ne cachait nullement son affranchissement des superstitions de la religion officielle.

Mais avec les années et l’avancement hiérarchique, surtout avec le mouvement réactionnaire qui s’instaura alors dans la société, cette liberté morale lui était devenue gênante. Outre des obligations familiales : la mort de son père et ses funérailles religieuses, le désir de sa mère de le voir communier, ce que l’opinion publique aussi réclamait de lui, par sa situation même il était forcé, à chaque instant, d’assister à quantité de cérémonies religieuses, inaugurations, actions de grâces, etc., et il ne se passait guère de jour sans qu’il fût obligé de prendre part à quelque manifestation extérieure du culte qu’il ne pouvait éviter. Là il lui fallait donc ou feindre (ce que lui interdisait la droiture de son caractère), ou tenir pour mensongères ces formes extérieures du culte et organiser sa vie de telle sorte qu’il ne fût pas obligé de participer à ce qu’il tenait pour mensonge. Mais ce qui semblait si peu de chose à faire exigeait beaucoup : sans parler de la lutte qu’il aurait eu à soutenir contre tous ses proches, il eût dû renoncer entièrement à sa situation, abandonner son emploi, sacrifier ce désir d’être utile aux hommes qu’il croyait possible de réaliser dans sa situation présente, et surtout dans l’avenir. Pour se résoudre à cela, il lui eut fallu avoir la ferme conviction d’être dans le vrai. Il avait cette conviction, comme l’a forcément tout homme de bon sens de notre temps, qui possède quelques notions d’histoire, qui connaît l’origine des religions, en général, et la scission de l’Église chrétienne, en particulier. Il ne pouvait ignorer qu’il était dans le vrai, en niant la doctrine ecclésiastique officielle. Mais sous la pression de la vie ambiante, cet homme loyal se laissait séduire par le raisonnement qui consiste à dire que pour affirmer l’irrationalité de ce qui est irrationnel, il faut d’abord l’étudier. Et ce petit mensonge l’avait conduit vers le grand mensonge dans lequel, maintenant, il se trouvait enlisé.

En se posant la question sur la justesse de l’orthodoxie, dans laquelle il était né et avait été élevé, à laquelle tout son entourage exigeait qu’il crût, et sans laquelle il ne pouvait continuer à se rendre utile aux hommes, il avait déjà décidé la réponse. C’est pourquoi, au lieu d’avoir recours, pour s’éclairer, aux ouvrages de Voltaire, de Schoppenhauer, de Spencer, de Comte, il avait pris les oeuvres philosophiques de Hégel, les ouvrages religieux de Vinet et de Khomiakov. Naturellement, il avait trouvé là ce qu’il cherchait : un semblant d’accalmie, la justification de la doctrine religieuse dans laquelle il avait été élevé, que depuis longtemps sa raison n’admettait plus mais qui devait écarter d’un coup tous les désagréments. Il s’était assimilé tous les sophismes habituels : que la raison d’un seul individu ne peut connaître la vérité ; que la vérité n’est révélée qu’à l’ensemble des hommes ; que la révélation seule peut la faire connaître ; que la révélation est confiée à l’Église, etc. À dater de ce moment, n’ayant plus conscience du mensonge, il put assister tranquillement aux messes, vêpres, matines, il put communier, faire des signes de croix devant les icônes, garder son emploi, qui lui procurait la satisfaction du devoir accompli et la consolation de ses ennuis domestiques. Il croyait avoir la foi et, cependant, il sentait plus que jamais, par tout son être, que sa foi n’était encore « pas ça ». C’est pourquoi ses yeux étaient toujours tristes. En apercevant Nekhludov, qu’il avait connu quand il n’était pas encore imprégné de tous ces mensonges, il s’était revu tel qu’il était autrefois, et, tandis qu’il s’empressait de faire allusion à ses convictions religieuses, il avait senti, plus vivement que jamais, que ce n’était « pas ça » ; et une tristesse douloureuse s’était emparée de lui. Nekhludov éprouva un sentiment analogue dès que se fut dissipée la première impression joyeuse de sa rencontre avec son ami de jadis.

C’est pourquoi, tout en se promettant de se revoir, ni l’un ni l’autre ne firent rien pour cela et ils ne se revirent pas durant ce séjour de Nekhludov à Pétersbourg.