Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 26

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 191-194).


XXVI

— Oui, la cellule est une terrible chose pour les jeunes gens, dit la tante en hochant la tête et allumant elle aussi une cigarette.

— Mais pour tout le monde, je crois, remarqua Nekhludov.

— Non, pas pour tout le monde, dit la tante. Pour les vrais révolutionnaires, on me l’a souvent dit, c’est au contraire le repos et le calme. Les suspects vivent dans une angoisse perpétuelle, sans parler des privations matérielles, dans la crainte pour eux, pour les leurs et pour la cause, mais un beau jour on vous arrête, et c’est fini, plus de responsabilité ; on n’a plus qu’à s’asseoir et se reposer. On m’a dit que certains ressentent de la joie quand on les arrête. Mais pour les jeunes, pour les innocents, et on commence toujours par les innocents comme Lydie, pour eux le premier choc est terrible. La privation de la liberté, les mauvais traitements, le manque d’air et de nourriture, tout cela ne serait rien, on supporterait même des privations trois fois plus fortes sans ce choc moral qu’on éprouve lors d’un premier emprisonnement.

— Vous l’avez éprouvé ?

— Moi ? J’ai été arrêtée deux fois, dit la tante, avec un triste et doux sourire. La première fois, poursuivit-elle, c’était sans motif aucun. J’avais vingt-deux ans, j’étais mère d’un enfant et encore enceinte. La privation de la liberté, la séparation d’avec mon mari et mon enfant m’étaient pourtant bien pénibles, mais cela n’était rien, comparé au sentiment que j’éprouvai quand je compris que j’avais cessé d’être une créature humaine et n’étais plus qu’une chose. Je voulus dire adieu à mon enfant, et l’on m’ordonna de monter en voiture ; je demandai où l’on me conduisait, et l’on me répondit que je le saurais quand je serais arrivée. Je demandai de quoi j’étais accusée, on ne me répondit pas. Et, après l’interrogatoire, quand on m’eût enlevé mes vêtements pour me faire endosser l’habit de prison numéroté, qu’on m’eût fait passer sous des voûtes, poussée dans une porte ouverte puis barricadée, et qu’on se fût éloigné, ne laissant qu’un factionnaire, le fusil à l’épaule, qui se promenait silencieusement et regardait de temps à autre par le judas de ma cellule, un poids terrible me pesa sur le cœur. Je me souviens qu’une chose m’avait particulièrement frappée : l’officier de gendarmerie, pendant qu’il m’interrogeait, m’avait proposé de fumer. Il savait donc que les gens ont besoin de fumer ; il savait donc aussi qu’ils aiment la liberté et la lumière ; que les mères aiment leurs enfants et les enfants leurs mères. Alors comment avaient-ils pu m’arracher impitoyablement à tout ce qui m’était cher et m’enfermer comme une bête féroce ? Il est impossible de passer par-là, sans qu’il en reste quelque chose. Celui qui croyait en Dieu, et aux hommes, et à l’amour des hommes entre eux, après cela n’y croit plus ! Depuis j’ai cessé de croire aux hommes, et je leur ai gardé rancune, dit-elle, puis sourit.

À la porte par laquelle était sortie Lydie, reparut la mère qui annonça que sa fille, trop énervée ne pouvait revenir.

Pourquoi, sans raisons, ont-ils perdu cette jeune vie ? dit la tante ; et la pensée que j’en fus la cause involontaire me fait souffrir encore davantage.

— Cela passera. L’air de la campagne la remettra, dit la mère. Nous l’enverrons chez son père.

— Oui, sans vous elle était bien perdue, reprit la tante. Merci. Et maintenant voici pourquoi j’ai désiré vous voir. Ne pourriez-vous remettre cette lettre à Véra Efremovna, dit-elle en tirant une enveloppe de sa poche. Elle n’est pas cachetée. Vous pourrez la lire, puis la déchirer ou la transmettre, suivant en cela ce qui sera le plus conforme à vos convictions. Mais dans la lettre il n’y a rien de compromettant.

Nekhludov prit la lettre, et promit de la remettre, puis il se leva, prit congé et sortit.

Il cacheta l’enveloppe sans la lire et décida de la transmettre à sa destinataire.