Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 39

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 291-300).


XXXIX

Il restait encore deux heures jusqu’au départ du train que devait prendre Nekhludov. D’abord il pensa employer ce temps à aller voir sa sœur : mais les impressions de la matinée l’avaient tant ému et fatigué, qu’assis sur le divan, dans la salle d’attente de première classe, il se sentit soudain une telle envie de dormir, qu’il s’allongea, la joue appuyée sur sa main, et s’endormit aussitôt.

Il fut réveillé par un laquais en habit, un numéro à la boutonnière, tenant une serviette.

— Monsieur ! monsieur ! Ne seriez-vous pas le prince Nekhludov ? Une dame vous cherche.

Nekhludov sursauta, se frotta les yeux, se rappela où il était et tout ce qui s’était passé le matin.

Dans ses souvenirs, il revit le convoi des prisonniers, les morts, les wagons aux fenêtres grillées, et les femmes enfermées là, parmi lesquelles, l’une souffrait, sans aucune aide, des douleurs de l’enfantement ; l’autre qui lui souriait tristement derrière les barreaux.

La réalité présente était tout autre : une table chargée de bouteilles, de vases, de candélabres, de couverts ; des garçons habiles courant autour de la table. Au fond de la salle, devant un comptoir également encombré de bouteilles et de coupes de fruits, le propriétaire du buffet et les dos des voyageurs qui s’approchaient du comptoir.

Tandis qu’il changeait la position allongée pour la position assise et, peu à peu, revenait à lui, Nekhludov remarqua que toutes les personnes présentes dans la salle regardaient avec curiosité quelque chose qui se passait sur le quai. Il regarda aussi et vit des hommes portant sur une chaise une dame dont la tête était couverte d’un voile léger. Le premier des porteurs était un valet de chambre dont il crut reconnaître le visage ; l’autre était un portier à casquette galonnée, qu’il reconnaissait aussi. Derrière la chaise suivait une élégante femme de chambre aux cheveux frisés, portant un sac de voyage, un objet de forme ronde dans un étui de cuir et des parapluies. Puis venait, en casquette de voyage, le prince Kortchaguine, avec ses lèvres épaisses, son cou apoplectique, sa poitrine bombée. À son tour il était suivi de Missy, de son cousin Micha, et du diplomate Osten, que connaissait Nekhludov, avec son cou long à la pomme d’Adam saillante et son air toujours réjoui, il marchait à côté de la souriante Missy et lui racontait sérieusement quelque chose d’évidemment plaisant. Derrière venait le médecin, fumant avec humeur sa cigarette.

Les Kortchaguine quittaient leur propriété des environs de la ville pour se rendre chez la sœur de la princesse dans un domaine sis sur la route de Nijni-Novgorod.

Les porteurs, la femme de chambre et le médecin passèrent dans le salon réservé aux dames, en provoquant la curiosité et le respect de toutes les personnes présentes. Le vieux prince se mit aussitôt à table, et appela un garçon auquel il commanda de quoi manger et boire. Missy et Osten s’arrêtaient également et s’apprêtaient à s’asseoir quand ils aperçurent, à l’entrée, une personne de connaissance et allèrent à sa rencontre. C’était Nathalie Ivanovna.

En compagnie d’Agraféna Petrovna, Nathalie Ivanovna s’avançait, promenant ses regards de tous côtés. Elle aperçut presque en même temps Missy et son frère. Elle s’approcha d’abord de Missy, en faisant de la tête un signe à Nekhludov ; puis, après avoir embrassé Missy, elle se tourna aussitôt vers lui.

— Enfin, je te trouve ! dit-elle. Nekhludov se leva, salua Missy, Michel et Osten et resta debout à causer avec eux. Missy leur raconta qu’un incendie, survenu dans leur maison de campagne, les obligeait à se rendre chez sa tante. À ce propos Osten narra une histoire d’incendie très drôle.

Nekhludov, sans l’écouter, s’adressa à sa sœur.

— Comme je suis heureux que tu sois venue ! dit-il.

— Il y a longtemps que je suis arrivée. Avec Agraféna Petrovna (elle désigna celle-ci qui, en waterproof et en chapeau, d’un air affable et modeste, saluait de loin Nekhludov, pour ne pas le gêner), nous t’avons cherché partout.

— Et moi, je me suis endormi ici. Comme je suis heureux que tu sois venue ! répéta Nekhludov. J’avais précisément commencé une lettre pour toi.

— Vraiment ? fit-elle inquiète. Et que m’écrivais-tu ?

Missy et ses cavaliers, voyant que l’entretien entre le frère et la sœur prenait un caractère d’intimité, s’éloignèrent. Nekhludov entraîna sa sœur près d’une fenêtre, et ils s’assirent sur une banquette de velours à côté des bagages de quelqu’un : un plaid et des cartons à chapeaux.

— Hier, en sortant de chez vous, je voulais revenir et m’excuser. Mais je ne savais quel accueil il me ferait, dit Nekhludov. J’ai mal parlé à ton mari, et cela me tourmentait.

— Je savais, j’étais sûre, que c’était sans mauvaise intention, dit la sœur de Nekhludov. Tu sais…

Des larmes lui montèrent aux yeux et elle toucha le bras de son frère, et il comprit. Ces paroles étaient vagues, mais il fut touché de leur signification. Elle voulait dire qu’indépendamment de son amour pour son mari, son amour pour son frère lui était également important et cher et que toute discorde entre eux serait pour elle une pénible souffrance.

— Merci. Je te remercie ! Ah ! si tu savais ce que j’ai vu aujourd’hui ! reprit-il au brusque souvenir du deuxième prisonnier mort. Deux prisonniers tués !

— Comment, tués ?

— Tout simplement tués. On les a emmenés par cette chaleur, et deux sont morts d’insolation.

— Pas possible ! Comment ? Aujourd’hui ? Tout à l’heure ?

— Oui, tout à l’heure. J’ai vu leurs cadavres.

— Mais pourquoi les a-t-on tués ? Qui les a tués ? demanda Nathalie Ivanovna.

— Qui ? Ceux qui les ont fait marcher de force ! répondit Nekhludov, énervé à l’idée que sa sœur voyait tout cela du même œil que son mari.

— Ah ! mon Dien ! fit Agraféna Petrovna qui s’était approchée d’eux.

— Oui, nous n’avons pas la moindre idée de ce que l’on fait subir à ces malheureux ; et pourtant il faudrait le savoir, continua Nekhludov en tournant les yeux vers le vieux prince, attablé devant une carafe de champagne frappé, la serviette au cou, et qui, au même moment, releva la tête et aperçut Nekhludov.

— Nekhludov ! cria-t-il. Vous ne voulez pas vous rafraîchir ? C’est excellent pour le voyage.

Nekhludov refusa et se détourna.

— Eh bien, que vas-tu faire ? demanda Nathalie Ivanovna.

— Ce que je pourrai. Je ne sais pas, mais je sens que je dois faire quelque chose. Je ferai ce que je pourrai.

— Oui, oui, je comprends. Et avec eux ? demanda-t-elle en souriant et désignant du regard le vieux Kortchaguine. Est-ce que tout est vraiment fini ?

— Tout, et je crois, sans regret des deux côtés.

— C’est dommage. Je le regrette. Je l’aime. Mais admettons que ce soit fini ; pourquoi vouloir te lier de nouveau ? demanda-t-elle timidement. Pourquoi pars-tu ?

— Je pars parce que je le dois, répondit Nekhludov d’un ton sérieux et sec, comme s’il eût voulu couper court à l’entretien.

Mais aussitôt il se reprocha cette froideur vis-à-vis de sa sœur. « Pourquoi ne pas lui dire tout ce que je pense, » se dit-il. « Et qu’Agraféna Petrovna l’entende ! » pensa-t-il encore en regardant la vieille gouvernante, dont la présence l’incitait à redire sa décision à sa sœur.

— Tu me parles de mon projet de mariage avec Katucha ? Eh bien, oui, j’ai résolu de l’épouser, mais elle a nettement refusé, dit-il avec un tremblement comme chaque fois qu’il en parlait. Elle refuse mon sacrifice, et elle-même, dans sa situation, sacrifie beaucoup. Je ne peux pas accepter ce sacrifice s’il a lieu sous l’impression du moment. Et voilà, je pars avec elle ; j’irai où elle ira, et, de toutes mes forces, j’essaierai de l’aider et d’adoucir son sort.

Nathalie Ivanovna ne répondit rien. Agraféna Petrovna fixait sur elle un regard interrogateur, hochant la tête. À ce moment, du salon des dames, parut de nouveau le cortège. Le même beau valet Philippe et le suisse portaient la princesse. Elle arrêta ses porteurs, fit signe à Nekhludov de s’approcher, et, avec des soupirs, lui tendit sa main blanche alourdie de bagues, semblant attendre avec terreur une pression de main vigoureuse.

— Épouvantable, dit-elle, parlant de la chaleur. Je ne puis la supporter ! Ce climat me tue. Quand elle eut fini de parler des horreurs du climat russe et invité Nekhludov à venir les voir à la campagne, elle fit signe aux porteurs.

— Alors, ne manquez pas de venir ! dit-elle encore à Nekhludov, en tournant vers lui son long visage.

Nekhludov sortit sur le quai. Le cortège se dirigeait à droite, vers les wagons de première classe. Nekhludov, suivi du facteur qui portait son bagage, et de Tarass, son sac sur l’épaule, prit, au contraire, à gauche.

— Voici mon compagnon de route, dit Nekhludov à sa sœur en désignant Tarass, dont il lui avait déjà raconté l’histoire.

— Comment ? En troisième ? demanda Nathalie Ivanovna en voyant son frère s’arrêter devant un wagon de troisième classe, où montaient déjà le facteur avec les bagages et Tarass.

— Mais oui, cela m’est plus commode, avec Tarass, dit-il ; puis il ajouta : Écoute, je voudrais te dire une chose : Je n’ai pas encore donné mes terres de Kouzminskoié aux paysans, de sorte que si je meurs, elles reviendront à tes enfants.

— Dmitri, cesse… fit Nathalie Ivanovna.

— Et si même je les leur donne, sache que tout le reste leur reviendra, car il est peu probable que je me marie. D’ailleurs, si je me mariais je n’aurais pas d’enfants… Alors…

— Dmitri, je t’en prie, ne parle pas de cela ! prononça Nathalie Ivanovna ; mais Nekhludov vit que ses paroles lui avaient fait plaisir.

Plus loin, devant un wagon de première classe, un petit groupe de curieux examinait encore le coupé dans lequel on avait fait monter la princesse Kortchaguine. Les autres voyageurs étaient déjà installés à leurs places. Quelques retardataires couraient en frappant du talon le plancher du quai. Les conducteurs fermaient les portières, invitant les voyageurs à monter et ceux qui ne partaient pas à se retirer.

Nekhludov entra dans le wagon puant et embrasé par le soleil et ressortit aussitôt sur la plate-forme.

Accompagnée d’Agraféna Petrovna, Nathalie Ivanovna, dans son chapeau à la mode et sa pèlerine, se tenait debout sur le quai, cherchant quelque chose à dire sans y arriver. Elle ne pouvait pas dire : « écrivez » parce que depuis longtemps elle et son frère se moquaient de cette phrase habituelle au départ. Les quelques mots dits sur la question d’argent et d’héritage avaient détruit d’un coup les relations tendres, fraternelles, qui s’étaient établies entre eux. Maintenant ils se sentaient étrangers l’un à l’autre, et Nathalie Ivanovna éprouva un certain soulagement quand le train s’ébranla et qu’elle put dire à son frère, avec un signe de tête et un visage affectueusement triste : « Adieu, adieu, Dmitri ! » Mais dès qu’eut disparu le wagon, elle songea à la façon dont elle raconterait à son mari son entretien avec son frère, et son visage devint sérieux et soucieux.

De son côté, Nekhludov, bien que n’éprouvant que de bons sentiments envers sa sœur, bien que n’ayant rien à lui cacher, tout à l’heure s’était gêné en sa présence et avait éprouvé une sorte de hâte à la quitter. Il sentait que de cette Natacha jadis si proche plus rien ne subsistait, qu’il n’y avait plus que l’esclave d’un mari noir et velu, qui lui restait étranger et le dégoûtait. Il l’avait compris clairement, car le visage de sa sœur ne s’était animé que quand il lui avait parlé de choses qui intéressaient son mari : l’abandon de ses terres aux paysans et sa succession ; et cela l’attristait.