Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 46-52).


VII

La foule qui s’était rassemblée près de la cour du staroste était bruyante, mais à l’approche de Nekhludov les conversations cessèrent, et, comme ceux de Kouzminskoié, les paysans, l’un après l’autre, se découvrirent. Les paysans de ce village étaient beaucoup plus arriérés que ceux de Kouzminskoié, et de même que les jeunes filles et les femmes portaient aux oreilles des boucles de pelleterie, presque tous les hommes avaient des chaussures d’écorce tressée et étaient vêtus de caftans. Quelques-uns même étaient pieds nus, en bras de chemise, tels qu’ils venaient de rentrer du travail.

Nekhludov, faisant un effort sur lui-même, leur déclara tout d’abord son intention de leur abandonner ses terres. Les paysans l’écoutaient le visage impassible et en silence.

— Parce que j’estime, continua Nekhludov en rougissant, que tout homme a le droit de jouir de la terre.

— C’est bien cela. C’est la, vérité, approuvèrent les paysans.

Nekhludov poursuivit l’exposé de son projet, et leur dit que le revenu de la terre devait être partagé entre tous, qu’à cette fin il leur proposait de prendre ses terres à un prix qu’ils fixeraient, et de constituer avec cet argent un capital social dont eux-mêmes profiteraient. Des paroles d’approbation et d’acquiescement s’entendaient de tous côtés, mais les visages sérieux des paysans devenaient plus sérieux encore, et leurs regards, d’abord fixés sur le maître, s’abaissaient vers le sol, comme pour éviter de lui faire honte en lui montrant qu’ils avaient éventé sa ruse et qu’il ne trompait personne.

Nekhludov parlait assez clairement, et les paysans étaient intelligents, mais ils ne le comprenaient pas et ne pouvaient le comprendre, par la même raison qui avait empêché le gérant de le comprendre aussitôt. Ils étaient indiscutablement convaincus que l’unique souci de chaque homme est de chercher son propre intérêt. Et quant au propriétaire, depuis plusieurs générations, ils savaient par expérience qu’il cherche toujours son avantage au détriment de celui des paysans. Par conséquent, si le propriétaire les réunissait pour leur soumettre une proposition nouvelle, évidemment c’était pour les mieux duper encore.

— Eh bien ! À combien pensez-vous taxer la terre ? demanda Nekhludov.

— Comment taxer ? Nous ne pouvons le faire. La terre est à vous, et c’est à votre volonté, répondit-on dans la foule.

— Mais non, c’est vous seuls qui profiterez de cet argent pour vos besoins communs.

— Nous ne le pouvons pas. La communauté c’est une chose, et nous c’est autre chose.

— Mais comprenez donc ! dit en souriant le gérant qui s’était approché de Nekhludov avec le désir d’expliquer l’affaire. Le prince vous propose la terre contre argent, mais cet argent est destiné à votre communauté.

— Nous comprenons très bien, dit sans relever les yeux un vieillard édenté, à l’air hargneux. C’est comme à la banque ! Mais il faudra payer à l’échéance. Nous ne le voulons pas ! Nous avons déjà assez de peine à nous tirer d’affaire, et comme ça ce serait la ruine complète.

— Cela ne nous arrange point. Nous aimons mieux rester comme avant ! dirent des voix mécontentes, même grossières.

Mais la résistance ne fit que croître quand Nekhludov annonça qu’il ferait un contrat, qu’il le signerait et qu’eux devraient le signer également.

— Signer ? Mais nous travaillons maintenant et nous continuerons. À quoi bon tout cela ? Nous sommes des ignorants.

— Nous ne pouvons pas accepter cela, ça n’est pas dans nos habitudes. Que les choses restent comme elles sont ; qu’on nous décharge seulement des semences ! crièrent des voix.

Décharger des semences, cela signifiait que le propriétaire eût à donner le grain que les paysans étaient tenus de fournir pour les champs qu’ils travaillaient.

— Ainsi vous refusez ? Vous ne voulez pas prendre la terre ? dit Nekhludov à un jeune paysan à la figure luisante, nu-pieds, en caftan déchiré, tenant dans sa main gauche sa casquette déchirée, à la façon des soldats qui ont reçu de leurs chefs l’ordre de se découvrir.

— Parfaitement, répondit celui-ci, pas encore délivré de l’hypnotisme militaire.

— Alors c’est que vous avez assez de terres ? demanda Nekhludov.

— Non ! répondit l’ancien soldat, à l’air apprêté, tenant devant lui sa casquette déchirée, comme s’il la proposait à qui la voudrait prendre.

— Enfin, réfléchissez à ma proposition, dit Nekhludov stupéfait. Et il la leur répéta.

— C’est tout réfléchi. Comme nous l’avons dit. Ce sera ainsi, confirma d’un ton hargneux le sombre vieillard édenté.

— Je resterai ici encore un jour. Si vous changez d’avis vous m’en préviendrez.

Les paysans ne répondirent pas.

Et, sans avoir pu rien en tirer, Nekhludov regagna le bureau.

— Voyez-vous, prince, lui dit le gérant, comme ils rentraient ; vous n’arriverez jamais à vous entendre avec eux : le peuple est têtu. Quand il est en assemblée, il se bute, et on ne peut rien en tirer. Il a peur de tout. Et cependant, parmi ces paysans, il en est d’intelligents, ainsi le vieux grisonnant, et le noir, qui ne voulaient pas consentir à votre proposition. Quand celui-ci vient au bureau et que je lui offre du thé, dit le gérant souriant, et que je le fais causer, il montre une intelligence remarquable : un vrai ministre ! Il juge de tout et avec bon sens. Mais en assemblée, c’est un autre homme, il ne démord pas de son idée…

— Dans ce cas, ne pourrait-on en faire venir quelques-uns ici, parmi les plus intelligents ? demanda Nekhludov. Je leur expliquerai l’affaire en détail.

— C’est possible, répondit le gérant toujours souriant.

— Eh bien, s’il vous plaît, faites-les venir demain.

— C’est possible, répéta le gérant, plus épanoui encore, ils seront ici demain.

— Voyez-vous ce finaud ! disait le paysan noiraud, à la barbe en broussaille, jamais peignée, en se balançant sur sa jument bien nourrie, à son compagnon vieux, maigre, en caftan usé, qui chevauchait à ses côtés, tandis que tintaient les entraves de fer du cheval.

Les paysans menaient paître, pour la nuit, leurs chevaux sur la grand’route, et, en secret, dans les bois du seigneur.

— Je vous donne la terre pour rien, signe seulement ! En ont-ils assez roulé de nous autres ! Non, frère, assez, aujourd’hui nous comprenons, ajouta le même paysan, et il appela le jeune poulain qui s’était attardé.

— Hé ! Viens, viens ! cria-t-il en arrêtant son cheval et se retournant. Mais le poulain n’était pas derrière, il s’était éloigné de côté, dans la prairie.

— Voyez-vous ce fils de chat qui prend l’habitude d’aller dans les champs du seigneur ! reprit le paysan noiraud à la barbe en broussaille, en entendant le hennissement et le galop du jeune poulain dans les prés couverts de rosée et parfumés : et, percevant sous les sabots de la bête, le craquement de l’oseille sauvage, il ajouta : Tu entends, l’oseille envahit les prés.

— À la fête il faudrait envoyer les femmes pour l’arracher, dit le paysan maigre, en caftan déchiré, autrement on esquinterait les faux.

— Signe, répéta l’autre paysan, reprenant les paroles du propriétaire. Signe et il te mangera vivant.

— C’est bien cela, opina le vieux.

Et ils ne dirent rien de plus. On n’entendait plus que le choc des sabots sur la route pierreuse.