Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 23

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 463-468).


XXIII

— Eh bien ! Où êtes-vous descendu ? Chez Dukov ? On y est aussi mal qu’ailleurs ! Mais venez dîner avec nous, ajouta le général en reconduisant Nekhludov. À cinq heures. Parlez-vous anglais ?

— Oui, je parle anglais.

— Voilà qui va bien ! Voyez-vous, un touriste anglais est arrivé ici. Il étudie la déportation et la détention en Sibérie. Précisément, il dîne chez nous ; venez donc aussi. Nous dînons à cinq heures, et ma femme exige l’exactitude. En même temps je vous donnerai la réponse au sujet de cette femme et aussi du malade. Peut-être pourra-t-on laisser quelqu’un auprès de lui.

Nekhludov prit congé du général, puis, se sentant en veine d’activité, il se rendit à la poste.

Le bureau de poste était une pièce basse et voûtée ; derrière les guichets, les employés, assis, distribuaient la correspondance à une foule impatiente. L’un des employés, la tête inclinée de côté, ne faisait tout le temps que de frapper d’un timbre les enveloppes qu’il faisait glisser adroitement. Nekhludov n’eut pas à attendre logntemps ; aussitôt son nom prononcé, on lui remit une assez volumineuse correspondance. Il y avait une lettre chargée, puis d’autres lettres, des livres, et la dernière livraison du Messager de l’Europe. Dès qu’il eut son courrier, Nekhludov alla s’asseoir à l’écart sur un banc de bois, où se tenait un soldat, porteur d’un registre, attendant quelque chose. Nekhludov s’assit près de lui et dépouilla sa correspondance. Parmi ses lettres, l’une, recommandée, était sous une belle enveloppe, fermée par un imposant cachet rouge. Il l’ouvrit, et reconnaissant que c’était une lettre de Sélénine, accompagnée d’un papier officiel quelconque, il sentit le sang lui affluer au visage et son cœur se serrer. C’était la réponse au recours de Katucha ! Quelle était cette réponse ? Le rejet ? Nekhludov parcourut rapidement l’écriture fine, peu lisible, cassée, mais ferme, et il poussa un soupir de soulagement : la réponse était favorable.

« Cher ami ! écrivait Sélénine, notre dernier entretien m’a laissé une impression profonde. Tu avais raison au sujet de Maslova. J’ai examiné de près son dossier, et j’ai constaté qu’une révoltante injustice avait été commise à son égard. Mais on ne pouvait y remédier qu’en adressant, comme tu l’as fait, une requête à la commission des grâces. Là, j’ai pu aider à la solution de l’affaire, et je t’envoie ci-joint la copie de la grâce à l’adresse que m’a donnée la comtesse Catherine Ivanovna. Le décret officiel a été envoyé au siège du tribunal, et il sera sans doute transmis aussitôt à la Chancellerie de Sibérie. Je m’empresse de t’annoncer cette bonne nouvelle. Je te serre amicalement la main. Ton, Sélenine. »

Le décret était ainsi libellé : « Chancellerie des requêtes en grâce adressées à Sa Majesté Impériale. »

Telle affaire, tel bureau, telle date.

« Sur l’ordre du directeur de la Chancellerie des requêtes adressées à Sa Majesté Impériale, la bourgeoise Catherine Maslova est informée que Sa Majesté l’Empereur, sur le rapport qui Lui a été humblement présenté, faisant droit à la requête de Maslova a daigné commuer sa condamnation aux travaux forcés en la peine de déportation dans un gouvernement quelconque de la Sibérie occidentale. »

La nouvelle était heureuse et importante. Elle réalisait tout ce que Nekhludov pouvait souhaiter pour Katucha et pour lui-même. Toutefois, ce changement dans la situation de Katucha n’allait pas sans de nouvelles complications. Tant qu’elle restait condamnée aux travaux forcés, le mariage qu’il lui proposait n’était que fictif et n’avait pour but que d’alléger sa situation. Maintenant, rien n’empêchait plus la vie commune. Et Nekhludov n’y était pas préparé. Puis il y avait aussi ses rapports avec Simonson ? Que signifiaient ses paroles de la veille ? Et si elle consentait à s’unir à Simonson, serait-ce bien ou mal ? Ne sachant que répondre à ces questions, il les éloigna. « Tout cela se décidera après, se dit-il. Maintenant, le plus pressé est de la voir, de lui communiquer l’heureuse nouvelle, et de la faire mettre en liberté. » Il croyait suffisante pour cela la copie qu’il avait entre ses mains. En sortant du bureau de poste, il se fit conduire à la prison.

Bien que le général ne l’eût pas autorisé à visiter la prison, Nekhludov qui savait par expérience que souvent on obtient facilement des inférieurs ce que les autorités supérieures vous refusent, résolut d’essayer de pénétrer dans la prison, maintenant, afin d’apprendre la bonne nouvelle à Katucha, peut-être la faire sortir de prison, et s’informer en même temps de la santé de Kriltsov et lui faire part, ainsi qu’à Marie Pavlovna, de la réponse du général.

Le directeur de la prison était un homme grand et trapu, imposant, moustachu, avec des favoris qui descendaient aux coins de la bouche. Il fit à Nekhludov un accueil très sévère et lui déclara nettement que, sans autorisation des chefs, il ne pouvait admettre les étrangers. Nekhludov lui ayant objecté qu’on le laissait entrer, même dans les capitales, le directeur répondit :

— Cela est fort possible ; mais moi je ne permets pas !

Son ton signifiait : « Vous autres, messieurs de la capitale, vous croyez nous étonner ; mais nous, même dans la Sibérie orientale, nous connaissons imperturbablement la loi et nous vous le ferons voir ! »

La copie du décret de la Chancellerie particulière de Sa Majesté n’eut pas plus d’effet sur le directeur de la prison.

Il refusa tout net d’admettre Nekhludov dans les murs de la prison. Quant à la naïveté de Nekhludov, supposant que Maslova pouvait être libérée sur le vu de cette simple copie, il répondit par un sourire méprisant, et déclara que pour mettre un prisonnier en liberté, il lui fallait un ordre de son chef hiérarchique. Tout ce qu’il pouvait promettre, c’était d’informer Maslova de sa grâce et de ne pas la détenir même une heure de plus dès qu’il aurait reçu l’ordre de ses chefs.

Il refusa également de le renseigner sur la santé de Kriltsov, il ajouta qu’il n’avait pas même le droit de dire qu’il y avait ici un prisonnier de ce nom. Ainsi Nekhludov, sans avoir rien pu obtenir, remonta dans sa voiture et regagna son hôtel.

La sévérité du directeur avait une autre raison : la prison renfermait deux fois plus de détenus qu’elle devait en contenir normalement, et une épidémie de typhus y régnait en ce moment. Et le cocher qui conduisait Nekhludov lui raconta en route que la population baissait beaucoup dans la prison. « Je ne sais quelle maladie les emporte, mais on en enterre jusqu’à vingt par jour ». disait-il.