Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 25

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 478-483).


XXV

Malgré le voile propre, blanc, qui maintenant recouvrait tout : le perron, le toit, les murs, le sombre bâtiment de la prison, avec son factionnaire et sa lanterne sous le porche et ses fenêtres éclairées, était encore plus sinistre que le matin.

Le majestueux directeur sortit jusqu’à la porte, lut à la lumière de la lanterne le laissez-passer remis à Nekhludov et à l’Anglais, et manifesta sa surprise par un mouvement de ses larges épaules ; mais c’était l’ordre ; il invita donc les visiteurs à le suivre. Il les conduisit d’abord dans la cour, et de là par une porte, à droite, et un escalier, jusqu’au bureau. Là il les pria de s’asseoir et leur demanda en quoi il pouvait leur être utile. Nekhludov ayant exprimé le désir de voir Maslova, il envoya un surveillant la chercher et se prépara à répondre aux questions que l’Anglais lui posa aussitôt, par l’intermédiaire de Nekhludov.

— Pour combien de détenus est construite cette prison ? demanda l’Anglais. Combien renferme-t-elle de prisonniers ? Combien d’hommes, de femmes, d’enfants ? Combien de forçats, de déportés, de parents admis à suivre les condamnés ? Combien de malades ?

Nekhludov traduisait les questions de l’Anglais et les réponses du directeur, sans en pénétrer le sens, car l’entretien qu’il allait avoir le troublait d’une façon à laquelle il était loin de s’attendre. Quand, au milieu de la phrase qu’il traduisait à l’Anglais, il entendit des pas se rapprocher et la porte du bureau s’ouvrir et qu’il aperçut, comme cela avait eu lieu tant de fois déjà, le surveillant suivi de Katucha en camisole de prisonnière, et la tête enveloppée d’un fichu, il ressentit un sentiment pénible.

« Je veux vivre ! je veux avoir une famille, des enfants. Je veux une existence humaine ! » songea-t-il pendant que d’un pas rapide, sans lever les yeux, elle entrait dans la chambre.

Il se leva et fit quelques pas à sa rencontre. Son visage lui parut sévère et désagréable. Il avait la même expression que ce jour où la première fois, elle lui avait fait des reproches. Elle rougissait, pâlissait, ses doigts tortillaient fiévreusement le bord de sa camisole ; tantôt elle le regardait, tantôt baissait les yeux.

— Vous savez que votre grâce est accordée ? lui demanda Nekhludov.

— Oui, le surveillant me l’a dit.

— Ainsi, dès la réception de l’avis officiel, vous pourrez quitter la prison et vous installer où vous voudrez… Nous allons y songer…

Elle l’interrompit vivement :

— Je n’ai plus à y songer. Où sera Vladimir Ivanovitch, je serai aussi.

Malgré toute son émotion, elle prononça ces paroles rapidement, d’une voix nette, comme une leçon apprise, et les yeux levés sur Nekhludov.

— Ah ! ah ! fit Nekhludov.

— Quoi ! Dmitri Ivanovitch ! Il veut que je vive avec lui !… Elle s’arrêta comme effrayée et se reprit : Que je sois auprès de lui ! Quoi de mieux pour moi ? Je dois considérer cela comme un bonheur… Que puis-je souhaiter de mieux ?…

« De deux choses l’une : ou bien elle aime Simonson et ne tient nullement au sacrifice que je voulais lui faire, ou bien elle m’aime encore et renonce à moi pour mon propre bien, et brûle à jamais ses vaisseaux en unissant sa destinée à celle de Simonson ! » songea Nekhludov. Et il eut honte. Il se sentit rougir.

— Si vous l’aimez, dit-il.

— Eh quoi ! Aimer, ne pas aimer ? Je n’y pense plus. D’ailleurs, Vladimir Ivanovitch est un homme tout particulier.

— Sans doute, commença Nekhludov. C’est un homme excellent, et je crois…

Elle l’interrompit de nouveau, comme si elle craignait qu’il ne prononçât un mot de trop, ou de ne pouvoir tout dire elle-même.

— Non, pardonnez-moi, Dmitri Ivanovitch, de ne pas agir selon votre désir, lui dit-elle en fixant ses yeux de son regard loucheur et mystérieux. C’est la destinée… Vous avez besoin de vivre, vous aussi !

Ce qu’il venait de se dire tout à l’heure, voilà qu’elle le lui disait. Mais à présent il ne le pensait plus ; il pensait et sentait tout autre chose. Non seulement il avait honte, mais il regrettait encore tout ce qu’il perdait avec elle.

— Je ne m’attendais pas… dit-il.

— À quoi bon vivre ici et vous tourmenter ? Vous avez eu bien assez de soucis…

— Je ne me suis point tourmenté ; je me sentais très bien, et je voudrais encore vous servir si je le pouvais.

— Nous — en prononçant ce « nous », elle regarda Nekhludov. — Nous n’avons besoin de rien ! Vous avez déjà tant fait pour moi. Sans vous…

Elle voulait ajouter quelque chose, mais sa voix s’altéra.

— Vous n’avez pas à me remercier, dit Nekhludov.

— Qui sait ? Dieu fera nos comptes ! fit-elle, et des larmes brillèrent dans ses yeux noirs.

— Quelle brave femme vous êtes ! dit-il.

— Moi, brave ? Et à travers ses larmes un sourire navré parut sur son visage.

Are you ready ? demanda l’Anglais à ce moment.

Directly, répondit Nekhludov. Et il demanda à Katucha ce que devenait Kriltsov.

Elle se remit de son émotion et raconta avec calme ce qu’elle savait. Kriltsov, très affaibli par le voyage, avait été conduit aussitôt à l’hôpital. Marie Pavlovna, très inquiète, avait demandé à s’installer auprès de lui, comme garde-malade, mais on le lui avait refusé.

— Alors, je m’en vais ? dit-elle, voyant que l’Anglais attendait.

— Je ne vous dis pas adieu. Je vous verrai encore ! dit Nekhludov en lui tendant la main.

— Pardonnez ! prononça-t-elle d’une voix à peine perceptible.

Leurs yeux se rencontrèrent, et dans son étrange regard loucheur et dans le sourire navré avec lequel elle dit non pas « adieu », mais « pardonnez », Nekhludov comprit que des deux explications possibles de sa décision, la seconde était la vraie : elle l’aimait, lui, Nekhludov, et croyait lui ruiner son existence en y associant la sienne, tandis qu’en suivant Simonson, elle libérait Nekhludov ! Maintenant elle était heureuse d’avoir accompli ce qu’elle avait voulu, mais en même temps elle souffrait de se séparer de lui.

Elle lui serra la main, se détourna brusquement et sortit.

Nekhludov se tourna vers l’Anglais, prêt à le suivre, mais celui-ci prenait des notes sur son carnet.

Nekhludov s’assit sur un banc de bois placé près du mur et ressentit soudain une terrible fatigue. Il était las, non des nuits sans sommeil, du voyage, des émotions, mais de toute la vie. Il s’appuya au dossier du banc, ferma les yeux et s’endormit instantanément d’un lourd sommeil de mort.

— Eh bien, désirez-vous à présent visiter les salles ? demanda le directeur.

Nekhludov se réveilla, étonné de se trouver où il était. L’Anglais avait fini de prendre des notes et voulait voir les salles. Nekhludov fatigué, indifférent, se mit à le suivre.