Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 28

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 493-503).


XXVIII

Nekhludov, au lieu de se coucher, se mit à marcher de long en large dans sa chambre. Ce qui le rattachait à Katucha n’existait plus. Il avait cessé de lui être utile, et cela le remplissait de tristesse et de honte. Mais autre chose l’inquiétait à présent. Une autre œuvre, loin d’être terminée celle-là, le tourmentait avec plus de force que jamais et exigeait de lui des actes. Tout cet horrible mal qu’il avait vu et constaté ces temps derniers, particulièrement aujourd’hui, en cette affreuse prison, ce mal qui avait perdu, entre autres, le brave Kriltsov, triomphait, régnait, et l’on ne voyait pas non seulement le moyen de le vaincre, mais même la façon de le combattre. En imagination il revoyait ces centaines et ces milliers d’êtres dégradés, enfermés dans un milieu pestilentiel par des généraux, des procureurs, des directeurs de prison indifférents ; il se rappelait l’étrange vieillard qui flétrissait librement les autorités, et qu’on traitait en fou, et, parmi les cadavres, le beau visage de cire de Kriltsov, mort dans la haine. Et la question ancienne : si c’était lui-même, Nekhludov, qui était fou, ou ceux qui faisaient tout cela en se flattant d’être des créatures raisonnables, se posait à lui avec une nouvelle force et exigeait la réponse.

Las de marcher et de réfléchir, il s’assit sur le divan, devant la lampe et, machinalement, il ouvrit l’évangile que l’Anglais lui avait donné et qu’il avait déposé sur la table en vidant ses poches. « On prétend qu’on trouve là une réponse à tout », songeait-il. Et ouvrant au hasard, il se mit à lire le chapitre xviii de Matthieu.

1. En cette même heure-là les disciples vinrent à Jésus et lui dirent : Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ?

2. Et Jésus, ayant fait venir un enfant, le mit au milieu d’eux,

3. Et dit : Je vous le dis en vérité, que si vous ne changez, et si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux.

4. C’est pourquoi quiconque s’humiliera soi-même, comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux.

« Oui, oui, c’est bien cela », se dit-il, en se rappelant le calme et la joie de vivre qu’il avait goûtés dans la mesure où il s’était humilié.

5. Et quiconque reçoit un tel enfant à cause de mon nom, il me reçoit.

6. Mais si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule, et qu’on le jetât au fond de la mer.

« Pourquoi ici, il me reçoit ? Et où reçoit-il ? Et que signifie : à cause de mon nom ? se demanda-t-il, sentant que ces paroles n’avaient aucune signification pour lui. Et pourquoi : au cou une meule et au fond de la mer ? Non ce n’est pas cela, cela n’est pas clair, n’a pas de sens », se dit-il, se rappelant que plusieurs fois déjà il avait essayé de lire l’évangile et que toujours l’obscurité de pareils passages l’en avait écarté.

Il lut encore les versets 7, 8, 9, 10, traitant des scandales, de leur nécessité sur cette terre, du châtiment par la gehenne du feu où seront précipités les hommes, et de certains anges-enfants, qui voient la face du Père qui est aux cieux.

« Quel dommage que tout cela soit si obscur ! » songeait-il. « Cependant, on sent qu’il y a là quelque chose de beau ».

11. Car le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu,

continua-t-il à lire.

12. Que vous en semble ? Si un homme a cent brebis et qu’il y en ait une égarée, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf pour s’en aller par les montagnes chercher celle qui s’est égarée ?

13. Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en a plus de joie que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées.

14. Ainsi, la volonté de votre Père qui est aux cieux n’est pas qu’aucun de ces petits périsse.

« Oui, ce n’est pas la volonté du Père qu’ils périssent, et cependant les voilà qui périssent par centaines et par milliers. Et il n’y a aucun moyen de les sauver », pensait-il.

21. Alors Pierre, s’étant approché, lui dit : Seigneur ! combien de fois pardonnerai-je à mon frère lorsqu’il m’aura offensé ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?

22. Jésus lui répondit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.

23. C’est pourquoi ce qui arrive dans le royaume des cieux est comparé à ce que fit un roi qui voulut faire compte avec ses serviteurs.

24. Quand il eut commencé à compter, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ;

25. Et parce qu’il n’avait pas de quoi payer, son maître commanda qu’il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants, et tout ce qu’il avait, afin que la dette fût payée.

26. Et ce serviteur, se jetant à terre, le suppliait, en lui disant : Seigneur, aie patience envers moi, et je te payerai tout.

27. Alors le maître de ce serviteur, ému de compassion, le laissa aller, et lui acquitta la dette.

28. Mais ce serviteur, étant sorti, rencontra un de ses compagnons de service qui lui devait cent deniers, et l’ayant saisi, il l’étranglait, en lui disant : Paye-moi ce que tu me dois.

29. Et son compagnon de service, se jetant à ses pieds, le suppliait en lui disant : Aie patience envers moi, et je te paierai tout.

30. Mais il n’en voulut rien faire : et, s’en étant allé, il le fit mettre en prison, pour y être jusqu’à ce qu’il eût payé sa dette.

31. Ses autres compagnons de service, voyant ce qui s’était passé, en furent fort indignés ; et ils vinrent rapporter à leur maître tout ce qui était arrivé.

32. Alors son maître le fit venir, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais quitté toute cette dette, parce que tu m’en avais prié :

33. Ne te fallait-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon de service, comme j’avais eu pitié de toi ?

« Serait-ce donc uniquement cela ? » s’écria tout à coup Nekhludov après avoir lu ces paroles. Et la voix intime de tout son être lui dit : « Oui, ce n’est rien que cela ! »

Et il se produisit chez Nekhludov ce qui se produit souvent chez les personnes qui vivent de la vie de l’esprit. La pensée qui semblait d’abord étrange, paradoxale, même fantaisiste, à la suite d’une confirmation de plus en plus fréquente dans la vie, se présente soudain comme une vérité très simple et indiscutable. Ainsi, maintenant lui parut claire cette pensée que le moyen unique et certain du salut de l’effroyable mal dont souffrent les hommes consiste simplement en ce qu’ils se reconnaissent toujours coupables envers Dieu, et, par conséquent, incapables de punir ou d’amender leurs semblables. Il lui devint clair que le mal épouvantable dont il avait été témoin dans les prisons, et le calme, l’assurance de ceux qui le commettent, ne provient que de ce que les hommes veulent accomplir quelque chose d’impossible : étant mauvais, réprimer le mal. Des hommes vicieux veulent corriger d’autres hommes vicieux, et croient y parvenir par des procédés mécaniques. Alors des êtres besogneux et cupides choisissent comme profession d’appliquer ces prétendus châtiments et améliorations, et ils se pervertissent eux-mêmes au dernier degré, et sans cesse dépravent ceux qu’ils font souffrir. Maintenant Nekhludov voyait clairement quelle était l’origine de ces horreurs auxquelles il avait assisté et de ce qu’il fallait faire pour les détruire. La réponse qu’il ne pouvait trouver était celle que Christ avait faite à Pierre. La réponse était qu’on devait pardonner toujours, à tous, pardonner une infinité de fois, car il n’existe pas d’homme qui soit lui-même sans péché et qui, par suite, puisse punir ou amender.

« Mais non ! Il est impossible que ce soit si simple ! » se disait Nekhludov. Et cependant il savait, avec une évidence absolue, si étrange que cela lui eût paru d’abord, et tout habitué qu’il fût au contraire, que c’était là la solution véritable de la question, non pas seulement théoriquement mais pratiquement.

L’objection ordinaire : « Que faire des criminels ? Faut-il donc les laisser impunis ? » ne le troublait plus. Cette objection n’aurait eu de sens que si les châtiments avaient fait diminuer le nombre des crimes, s’ils avaient corrigé les criminels ; mais lorsque la preuve du contraire est faite, lorsqu’il est évident qu’il n’est pas au pouvoir des uns d’amender les autres, la seule chose raisonnable qu’on puisse faire c’est de renoncer à des actes inutiles, nuisibles même, en outre immoraux et cruels. Depuis des siècles vous sévissez contre de prétendus criminels ! Eh bien ! ont-ils disparu ? Non seulement ils ne diparaissent pas, mais leur nombre a augmenté, sans parler de ceux que les châtiments ont pervertis et, de ce nombre, les magistrats, les procureurs, les geôliers, qui jugent et condamnent les hommes.

Nekhludov comprenait maintenant que la société, en général, existe non pas grâce à ce que des criminels légaux jugent et punissent leurs semblables, mais parce que, malgré eux, les hommes ont quand même de la pitié et de l’amour les uns pour les autres.

Dans l’espoir de trouver la confirmation de cette pensée dans ce même évangile, Nekhludov se mit à le lire depuis le commencement. Après avoir lu le Sermon sur la Montagne, qui, de tout temps, l’avait touché, pour la première fois, il y vit non plus de nobles pensées abstraites, exposant un idéal impossible à réaliser, mais des commandements simples, clairs, pratiques, et qu’il suffirait de suivre (ce qui était très possible) pour que s’établît une organisation sociale toute nouvelle, avec laquelle disparaîtrait spontanément la violence qui indignait tant Nekhludov, et encore permetrait d’atteindre le plus grand bonheur accessible à l’humanité : le Royaume de Dieu sur la terre.

Il y avait cinq préceptes :

Le premier précepte (Matthieu, chap. v, 21-26) consiste en ceci : l’homme, non seulement ne doit pas tuer son frère, mais encore, il ne doit pas se mettre en colère contre lui, ni considérer personne comme étant au-dessous de lui, « Raca », et s’il se querelle avec quelqu’un, il doit se réconcilier avec lui avant de faire à Dieu aucune offrande, c’est-à-dire avant de prier.

Le deuxième précepte (Matthieu, v, 27-32) consiste en ceci : l’homme non seulement ne doit pas commettre l’adultère, mais il doit éviter de convoiter la beauté de la femme ; et il doit, une fois uni à une femme, ne jamais la trahir.

Le troisième précepte (Matthieu, v, 33-37) consiste en ceci : l’homme ne doit promettre quoi que ce soit par serment.

Le quatrième précepte (Matthieu, v, 38-42) consiste en ceci : l’homme non seulement ne doit pas rendre œil pour œil, mais encore, après avoir été frappé sur une joue, tendre l’autre ; pardonner les offenses, les supporter avec humilité, ne rien refuser à ses semblables de ce qu’ils lui demandent.

Le cinquième précepte (Matthieu, v, 43-48) consiste en ceci : l’homme ne doit pas haïr son ennemi mais encore l’aimer, lui venir en aide, le servir.

Le regard fixé sur la lumière de la lampe, Nekhludov demeurait immobile. Se rappelant toute la laideur de notre vie, il s’imaginait ce qu’elle pourrait être si les hommes étaient pénétrés de ces préceptes, et un enthousiasme depuis longtemps inéprouvé inonda son âme, comme si, après une longue souffrance, il avait trouvé, soudain, le calme et la liberté.

Il ne dormit point de la nuit, et, comme il arrive à tous ceux qui lisent l’Évangile, il s’étonnait de comprendre parfaitement la signification de paroles qu’il avait lues maintes fois sans y attacher d’importance. Comme l’éponge aspire l’eau, il aspirait tout ce que ce livre contient de nécessaire, d’important, de consolant, et qui lui était révélé. Et tout ce qu’il lisait lui semblait connu depuis longtemps, et confirmait ce qu’il savait déjà, mais à quoi il n’avait pas cru jusqu’alors. Et maintenant il croyait ! Mais c’est peu de dire qu’il croyait. Non seulement il croyait qu’en vivant conformément à ces préceptes les hommes doivent atteindre le plus grand bonheur possible, mais encore il était convaincu que l’homme ne peut faire mieux que de les suivre parce qu’en eux réside l’unique sens de la vie, et que tout écart de ces préceptes est une faute qui appelle aussitôt le châtiment. Cela résultait de la doctrine entière, mais était exprimé avec une clarté et une force particulières dans la parabole des vignerons. Les vignerons s’étaient imaginé que le jardin qu’on leur avait donné à cultiver pour le maître était leur propriété, que tout ce qui s’y trouvait était pour eux seuls, et qu’ils n’avaient qu’à en jouir sans se soucier du maître, tuant tous ceux qui viendraient le leur rappeler, et s’affranchissant de tout devoir envers lui.

« Ainsi faisons-nous, songeait Nekhludov. Nous vivons dans la croyance insensée que nous sommes nous-mêmes les maîtres de notre vie et qu’elle nous est donnée uniquement pour en jouir. Or cela est évidemment insensé. Si nous sommes ici, c’est grâce à une volonté quelconque et pour quelque motif. Mais nous, nous avons décidé que nous vivons pour notre propre plaisir, et il est clair que nous nous en trouvons mal, comme les ouvriers qui n’accomplissent pas la volonté du maître. Et la volonté du maître est exprimée par ces préceptes. Que seulement les hommes suivent ces préceptes, et le Royaume de Dieu s’établira sur la terre, et les hommes pourront acquérir le plus grand bonheur qui leur soit accessible. Cherchez le Royaume de Dieu et sa vérité, et le reste vous sera donné par surcroît. Et nous, c’est le reste que nous cherchons, et, naturellement nous ne le trouvons pas. La voilà donc, l’œuvre de ma vie ! L’une finit à peine, une autre commence ? »

De cette nuit commença pour Nekhludov une vie toute nouvelle, et nouvelle non pas tant au point de vue des conditions extérieures, mais parce que tout ce qui lui arriva depuis eut pour lui une signification tout autre qu’auparavant. Comment se terminera cette nouvelle période de sa vie, l’avenir nous le montrera.


Moscou, 12 décembre 1899.