Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre V.

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CHAPITRE V


LES HÉRITIERS DU MONDE ROMAIN


Elles sont bien curieuses à étudier ces époques qui précèdent immédiatement la mort d’une société. Celle-ci veut vivre encore et ne le peut ; son rôle historique est accompli, ses excès ont précipité sa chute : impossible de remonter la pente ! et, levant les yeux, elle aperçoit les nouveaux venus qui arrivent au faîte d’où ils dégringoleront à leur tour.

Quels seraient les successeurs, les héritiers du monde romain ? Voilà ce que se demandaient les clairvoyants qui avaient conscience de cette course à l’abîme.

La race latine, qui avait réalisé la conquête de l’univers connu, n’existait autant dire plus. Les guerres l’avaient épuisée, anéantie ; Auguste avait dû repeupler l’Italie avec des colonies étrangères. À force de croisements, le type primitif s’était effacé ; les mœurs, l’esprit, la langue, tout s’était modifié.

Aux débuts de la société romaine, Lucrèce violée se tuait, Virginius tuait sa fille pour lui épargner la flétrissure ; c’était dans l’ordre. Cinq siècles plus tard, l’impératrice Messaline courait les lupanars, Agrippine était la maîtresse de son fils Néron. Les femmes épousaient publiquement des femmes et les hommes des hommes : la race des gitons pullulait.

La majesté romaine avait disparu. Qu’il était loin ce temps où Cinéas voyait dans Rome un temple et dans le Sénat une assemblée de dieux ! Le citoyen, jadis si fier de son titre, ne réclamait plus que du pain et des jeux. Le Sénat, ballotté entre la plèbe, les légions et la garde prétorienne, se prosternait dans un avilissement grotesque devant chaque César. Les noms de saint, sacré, éternel, divinité, étaient prodigués à tout maître ; on adorait son effigie, ses expéditions et tout ce qui se rapportait à sa personne. Lorsque Dioclétien, effrayé du poids de l’empire, se fut donné un collègue Auguste et, au-dessous, deux Césars, on prit l’habitude de parler à un seul comme représentant également les trois autres et l’ancien tutoiement se perdit. De là, s’introduisit dans les langues modernes cette absurdité de parler au pluriel à une seule personne.

Les applaudissements adulateurs du Forum et du Cirque passèrent dans le Sénat ; à partir de Trajan, avènements d’empereurs, lois, décrets furent accueillis par des acclamations rythmées et multipliées. Lorsque les légions eurent nommé Claude II à l’empire du monde, les pères conscrits, réunis dans un temple, s’écrièrent soixante fois : « Claude auguste ! que les dieux te conservent pour nous ! » Quarante fois : « Claude auguste ! nous t’avons toujours désiré pour prince, ou un qui te ressemblât » ; quarante fois : « Claude auguste ! la république te demandait » ; quatre-vingt fois : « Claude auguste ! tu es un frère, un père, un ami, un bon sénateur, un vrai prince » ; cinq fois : « Claude auguste ! venge-nous d’Aureolus » ; cinq fois : « Claude auguste ! venge-nous des Palmyréniens » ; sept fois : « Claude auguste ! venge-nous de Zénobie et de Victoria » ; sept fois : « Claude auguste ! Tetricus n’y est pour rien. » Les litanies de l’Église catholique n’ont pas d’autre origine.

Le respect pour le polythéisme n’existait plus. Rome, conquérante astucieuse, non seulement avait laissé aux peuples vaincus leurs dieux nationaux, mais même les avait accueillis dans son Capitole. En se multipliant, toutes ces divinités grotesques et contradictoires s’annihilaient. Le seul Dieu des chrétiens, mystérieux, immatériel, fut banni de ce temple. Il y gagna d’échapper au discrédit qui atteignait ses confrères. Au contraire, plus ceux-ci baissaient dans l’esprit public, plus l’attirance irrésistible de l’inconnu portait les foules névrosées vers celui qu’annonçaient apôtres et martyrs.

Sous Dioclétien, les temps étaient devenus orageux pour les chrétiens ; le paganisme, atteint à mort, se défendait par les supplices et les proscriptions. C’était en vain : subtils et tenaces, les nouveaux croyants envahissaient peu à peu toutes les fonctions ; ils arrivaient surtout par les femmes.

De tout temps, la femme, sensitive et impressionnable, a été courtisée par ceux qui veulent arriver. Au service d’une idée, d’un parti ou d’un homme, elle déploie une terrible force nerveuse. Les uns s’adressent à ses sens, les autres à son imagination ou à ses caprices, combien à sa raison ? Le paganisme avait fait de la femme un instrument de plaisir, propre, en outre, à donner des citoyens à l’État : le gynécée ou le lupanar, tel était son lot. Quand l’antique dureté romaine se fut un peu émoussée, la femme devint plus libre mais, alors, la débauche la prit.

Le christianisme proclama l’émancipation pour tous et, en haine du grossier sensualisme qui prévalait, fit de la virginité et du célibat une condition supérieure au mariage. Peut-être, aussi, était-ce un conseil prudent aux néophytes afin qu’ils n’attirassent pas sur d’autres têtes les persécutions qui les menaçaient : celui qui a compagne et enfants, généralement, milite mal et se soustrait avec peine aux dangers. Quoi qu’il en soit, il n’y eut pas là de règle absolue, les unions même de prêtres furent tolérées. Seulement, les apôtres, cherchant à régénérer la société par une nouvelle constitution de la famille, proclamèrent l’indissolubilité des mariages.

Les femmes prirent parti pour le christianisme qui saluait leur relèvement et les persécutions ne firent, comme cela arrive toujours, qu’exalter leur enthousiasme. Un grand nombre, sous le nom de diaconesses, formaient une véritable milice sacerdotale ; leurs fonctions étaient d’assister les évêques, de porter leurs ordres, d’ensevelir les femmes mortes, de distribuer les aumônes et de garder l’entrée des églises. D’autres, appelées Agapètes, se consacraient gratuitement au service des prêtres avec lesquels elles habitaient et dont elles partageaient souvent la couche, afin, ont prétendu les écrivains religieux, d’éprouver et vaincre la concupiscence. À la longue, il se forma un alliage monstrueux de bigoterie et de dévergondage : diaconesses et agapètes, décriées, flétries, maltraitées même, durent disparaître ou plutôt aller, sous un autre nom, porter dans les couvents leurs ardeurs hystériques.

À mesure que le christianisme se subtilisait, il développait chez les femmes des sensations plus complexes et souvent plus perverses. À côté des pures séduites par la conception d’une morale supérieure, des enthousiastes prises par l’amour du merveilleux, l’éloquence des prédicateurs ou leur majestueuse prestance, des ergoteuses se grisant de discussions métaphysiques, tranchant du docteur et morigénant la mollesse des prêtres, il se formait toute une classe de névrosées : jeunes femmes adorant dans Jésus le dieu-homme, doux et blond, mystérieux époux des vierges. Au fait, le Jupiter païen ne s’était-il pas uni à Danaé ? Et qui d’entre elles n’eût voulu être Danaé ? Jupiter tombait de jour en jour, mais Jésus le remplaçait et, fortune inespérée, daignait se livrer intimement à chaque fervente. Et toutes de soupirer, les yeux fixés sur l’image blanche et nue du crucifié, les sens troublés, l’âme perdue dans un abîme de rêveries mystiques et d’impressions indéfinissables.

Du reste, la névrose s’étendait à toute cette société ; c’était le mal de l’époque et les puissants, qui foulaient aux pieds le monde, se hâtaient de jouir vite, comme frappés du pressentiment d’une chute prochaine.

L’empereur plongé dans les voluptés ou accablé par les affaires, le Sénat sans autorité, la religion sans prestige, le peuple sans cohésion, il était évident qu’aux premières poussées un peu vigoureuses, tout s’effondrerait.

D’où viendrait le choc ? Trois forces étaient en présence : le christianisme, les esclaves, les barbares.

Le christianisme : cherchant, au début, à se réaliser par la force, la force l’avait trahi ; il avait été vaincu dans la Judée, son berceau ; dès lors, il s’était transformé, de politique il était devenu moral et de révolutionnaire évolutionniste, s’attachant à conquérir les hommes un à un, afin de posséder un jour la société et le pouvoir.

Les esclaves : presque partout, la corruption romaine les avait gangrenés. Victorieux, ils eussent été, au moins, aussi exécrables que leurs maîtres. Le christianisme en avait moralisé quelques-uns, mais, s’écartant peu à peu de sa voie initiale, il arrivait, le plus souvent, à leur ôter toute énergie, toute initiative. Ce sera, du reste, le rôle du christianisme pendant de longs siècles, de tuer la spontanéité au sein des masses dont il se fera l’éducateur. Sans conceptions sociales, sans but défini, sans science d’aucune sorte, les révoltes d’esclaves et de prolétaires avaient été noyées dans le sang en Sicile, en Espagne et en Gaule.

Restaient les barbares. Leur rôle historique se dessinait de plus en plus. Ces masses compactes, sans cesse refoulées, sans cesse revenaient à la charge. Trajan, Claude II, Probus, Aurélien avaient eu beau en exterminer des millions, les peuples succédaient aux peuples et les armées aux armées.

Les apologistes chrétiens ont vu dans ce flot montant des invasions septentrionales, l’œuvre de leur dieu vengeur, faisant d’Alaric et d’Attila, ses justiciers. Cette explication, bonne encore au temps de Bossuet, est quelque peu démodée pour ceux qui ont répudié toute croyance au merveilleux. En réalité, l’empire romain était une proie trop riche pour ne pas tenter des nomades vivant mal à l’aise dans leurs solitudes glacées. Les empereurs, qui s’étaient efforcés de les diviser pour les détruire, avaient été amenés insensiblement à les subventionner. Commode leur avait payé tribut, Claude II en avait introduit dans l’armée, plusieurs étaient parvenus aux premières dignités ; déjà, même, le goth Maximin avait revêtu la pourpre. Dès lors, toutes les convoitises, toutes les ambitions, tous les appétits à satisfaire convergèrent vers Rome. Un exode s’établit, qui dura trois siècles, semblable à cette émigration qui, de nos jours, entraîne les crédules prolétaires d’Europe vers les rivages merveilleux de l’Australie ou du Nouveau-Monde.

C’était bien, d’ailleurs, l’afflux d’un prolétariat : ceux de ces barbares qui n’arrivaient pas en ennemis, se présentaient comme alliés, soldats mercenaires, valets d’armée, portefaix, esclaves volontaires ; ils se chargeaient des travaux pénibles ou rebutants. Les Burgondes, vaincus par Probus, et qui s’établirent en Gaule deux siècles plus tard, étaient presque tous gens de métiers, charpentiers et menuisiers. Ils ne tardèrent pas à prendre les mœurs serviles des clients romains, mendiant à la porte des palais et sur le passage des grands. Leur voix rauque et leur stature colossale contribuaient, sans doute, à rendre les aumônes abondantes.

Les évêques chrétiens ne s’y trompèrent pas : ils entrevirent clairement que ces sauvages étaient les maîtres du lendemain, et ils s’efforcèrent de les catéchiser afin de régner par eux. Mais, en même temps, ils leur communiquèrent les germes de leurs dissensions. Le grand schisme arien, à lui seul, devait, en moins de soixante années, donner naissance à quinze sectes, occasionner plus de cent conciles spécifiés par l’histoire et faire couler des flots de sang. Et, lorsque la puissance romaine se fut définitivement effondrée, les papes, instaurés dans la Ville Éternelle, loin de se vouer à une haute mission de concorde, d’éclairer les esprits et de fédérer les puissances sous leur autorité morale, comme l’ont prétendu les panégyristes, allaient insuffler au cœur des rois et des peuples les haines religieuses qui, pendant tout le moyen âge, transformèrent la malheureuse Europe en un champ-clos.