Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre XIV.
Plus l’homme est ignorant, plus il est disposé à croire. Tout l’étonne ou l’épouvante ; derrière chaque phénomène naturel, il entrevoit un acteur puissant et, de même que le chien devant le maître, il se courbe devant ce « quelqu’un » plus fort que lui. De ce sentiment procèdent toutes les religions ; la terre tremble, le tonnerre gronde, la tempête mugit : l’être primitif se prosterne, éperdu. De nos jours, alors que l’électricité est mise en bouteille, que de femmes se signent encore devant la fulguration d’un éclair !
La science positive a, peu à peu, délogé la superstition des positions qui semblaient inexpugnables : on ne brûle plus ceux qui pensent. Mais il faut compter avec les retours offensifs du mysticisme. Vaincu sous une forme, il tend à reparaître sous une autre : après la religion de l’Église, la religion de l’État, le culte du drapeau, ce symbole, et de la patrie, cette abstraction représentant tout au plus la propriété des classes privilégiées. Le respect du prêtre a engendré le respect du gendarme, l’ignorant croit à la loi, qu’il ne connaît ni ne comprend, comme ses devanciers croyaient au mystère de la Sainte-Trinité.
Esclaves de l’atavisme et des compressions sociales, les foules n’arrivent que lentement à une conception exacte du matérialisme. Le matérialisme, pour beaucoup d’inconscients, c’est l’orgie en permanence ; ils ne comprennent pas que, plus l’homme s’arrache aux illusions sur l’au-delà, plus il est porté à s’attacher au monde réel, à l’embellir, à le rendre confortable, à l’idéaliser même.
Les croyances nouvelles ont triomphé chaque fois par le fanatisme de leurs adeptes, et cela se comprend : pour tenir tête aux préjugés séculaires, à l’esprit de son milieu, il faut une conviction exaltée au suprême degré. Socrate et Platon ont fait école, ils n’ont pu, cependant, renverser le polythéisme, car ils n’invoquaient que la raison. Mais voici que, dans un coin de la bouillonnante Asie, chez un peuple asservi, mécontent, inquiet, des hommes annoncent une religion nouvelle en l’appuyant par des miracles : ils ressuscitent des morts, guérissent des malades et l’enthousiasme est tel que des faits inouïs, que la science commence à peine à expliquer aujourd’hui, se produisent. La foule fermente, des apôtres portent le nouveau verbe dans le monde, l’héroïsme des martyrs multiplie les adeptes : la folie de la croix a vaincu les anciens dieux.
C’est encore par le fanatisme que l’Islam, soulevant le monde oriental, soumettra à son joug les peuples réfractaires à l’idée chrétienne.
Dans les soulèvements populaires du moyen âge, dans cette immense poussée qui s’appelle la révolution française, l’enthousiasme domine le raisonnement. Les soldats de la Convention vainquirent parce qu’ils étaient des fanatiques combattant contre des adversaires qui ne l’étaient plus.
La religiosité, bien que diminuée, est loin d’être détruite. Le libre-penseur, en prenant exactement le contre-pied des dogmes qu’il combat, ne s’aperçoit pas qu’il en crée d’autres aussi absurdes. Après avoir eu l’obligation de manger maigre le vendredi sous peine des rigueurs de l’Église, on aura celle de manger gras sous peine d’être traité de jésuite !
La Franc-Maçonnerie, après avoir eu dans son passé un grand rôle en tant que groupement corporatif et association secrète, est devenue absolument grotesque avec ses formules surannées, ses rites pompeux et vides. Et nombre de bourgeois, qui rougiraient d’aller à la messe, vont au Grand-Orient, se ceindre les reins d’un tablier de cuir et se contorsionner aux coups de marteau de leur vénérable !
« On a insulté le drapeau national » écrivent les journalistes subventionnés lorsque le gouvernement, ayant jeté son dévolu sur une terre lointaine, cherche prétexte à une expédition. Et, immédiatement, des naïfs, qui ne croient plus au curé, mais qui croient encore aux rastaquouères de la politique, répètent en s’indignant : « On a insulté le drapeau national ! »
Pour eux, ce morceau de calicot bariolé, qu’on leur dit avoir été traîné dans la boue, représente le pays : quel pays ? celui des législateurs qui dépensent ou des contribuables qui paient ? celui de M. de Rothschild ou de Jacques Bonhomme ? Ils ne savent et ne se le demandent pas.
Le cerveau humain, pendant des siècles, a été tellement comprimé par cette fonction mécanique « croire », que même les plus raisonneurs des modernes révolutionnaires en arrivent parfois à perdre de vue le sens du réel pour se plonger dans la vision paradisiaque de la société future comme le boudhiste dans le nirvâna. Et, de fait, il semble par moments venir de ce mystérieux Orient, berceau des religions, des effluves mystiques dangereuses pour l’avenir. Dans la sainte Russie, les éléments slave et asiatique sont aux prises : le premier libertaire, le second théocratique et barbare. Le boudhisme même, philosophie matérialiste à son début, mais bientôt défiguré sous les superstitions populaires, menace de s’infiltrer en Europe et d’y supplanter son frère cadet, le christianisme. Les névrosés, si nombreux à cette époque de décadence, qui se réclament de Schopenhauer sans le comprendre, fraient la voie à la doctrine de Çakyamouni, qui compte à Paris même des milliers d’adeptes.
Une autre religion née d’hier, le spiritisme, nombre déjà des millions d’adhérents, surtout en Amérique. Bien que d’allures plus larges que le christianisme, elle n’en constitue pas moins un danger, car elle repose sur une base absolument merveilleuse et s’attaque aux imaginations ardentes, aux esprits mal équilibrés ; des hommes de talent, de génie même l’ont embrassée, mais le génie, exaltant certaines facultés aux dépens des autres, confine souvent à la folie.
La puissance cérébrale est évidemment appelée à jouer un rôle de plus en plus considérable dans les actes de la vie sociale. La science psychologique est tout entière à créer. Auguste Comte établissait que toutes nos connaissances passent par trois phases : la religieuse, la métaphysique et la positive ; la psychologie en est à peine à la seconde. Une foule de faits, que l’on ne peut refuser de constater, sont taxés de merveilleux par les esprits simples parce qu’ils sont mal connus et l’on ne cherche pas à en découvrir les lois ; d’aucuns, craignant d’ouvrir la porte à la superstition, se contentent d’écarter ces faits sous une dénégation brutale. Mais nier n’est pas répondre et s’il convient de hausser les épaules devant les boniments de foire, on est bien obligé de tenir compte des expériences de Charcot. Étant donné la corrélation intime entre tous les phénomènes de la nature, il n’est pas inadmissible que les êtres les plus affinés, les plus sensitifs saisissent des impressions imperceptibles aux tempéraments grossiers. Qui de nous n’a été témoin d’intuitions étranges, de pressentiments réalisés, de suggestions ? l’influence d’un orateur sur son auditoire n’est-elle pas un phénomène de suggestion collective ?
Entre deux cerveaux de force inégale, il s’établit un courant analogue à celui qui met en relation deux appareils télégraphiques : de même qu’un corps chaud transmet sa chaleur, un corps lumineux sa lumière, de même l’organe de la pensée transmet ses vibrations et lorsqu’un magnétiseur prend la main du sujet, la main sert tout simplement de fil conducteur.
S’appuyant sur des phénomènes de ce genre, incompris, non étudiés, souvent mal constatés, phénomènes qui n’ont rien que de très naturel et qui livreront un jour leurs lois en formules mathématiques, Alan Kardec et d’autres à sa suite ont élaboré la religion spirite. Supérieure au christianisme dans sa partie morale parce qu’elle tient compte des tendances modernes, élaguant les rites démodés, la nouvelle croyance n’en est pas moins dangereuse. Exaltant l’imagination du fidèle, concluant sans avoir analysé, elle mène facilement à la folie. Le fonds de sa théorie est celui-ci : l’homme est un être double, formé d’un esprit immatériel et d’un corps ; après la mort, l’esprit subsiste et va animer d’autres individus (vieille doctrine de la transmigration empruntée par Pythagore aux philosophes indous) mais, dans les intervalles de ses réincarnations, il se manifeste aux vivants soit en mettant en mouvement des corps inertes (se figure-t-on, traduites en kilogrammes, l’action dynamique d’une immatérialité sur la matière !) soit en apparaissant sous une enveloppe fluidique dénommée périsprit, qui reproduit d’une façon vague les formes du corps défunt. Qu’est-ce que cette enveloppe, qui rappelle le médiateur plastique du philosophe Cudworth, et que Kardec voudrait nous représenter comme moins matérielle que la matière, moins spirituelle que l’esprit, quelque chose entre les deux, comme si pareille conception n’était pas absurde ! Au fond c’est la vieille croyance polythéiste aux mânes qui reparaît.
Nombre de spiritualistes quand même, qui sentaient l’inanité des légendes catholiques, se sont raccrochés à cette religion, plus tolérante, certes, que celles qui l’ont précédée mais qui, étant donné l’antagonisme absolu de la science et du surnaturalisme, est dangereuse en raison même de ses apparences libérales. D’autres leur ont emboîté le pas par amour du merveilleux ou par sentimentalisme, heureux de pouvoir communiquer avec de chers disparus ; beaucoup ont perdu la tête en regardant tourner des tables.
À côté des charlatans exploitant la crédulité publique, des personnes dignes de foi ont constaté des faits étranges au premier abord. Il serait puéril de nier la possibilité pour la force nerveuse de se transformer en force mécanique agissant sur les corps inanimés, — l’électricité ne se transforme-t-elle pas en mouvement, en chaleur, en lumière ? Le sauvage qui, pour la première fois, entendrait parler un phonographe n’y verrait-il pas un phénomène d’ordre surnaturel ? Qu’une dizaine de personnes assises autour d’une table ronde, formant la chaîne de leurs mains ouvertes et étendues vers la surface plane, sentent un courant s’établir et, se dégageant comme toujours par les pointes, c’est-à-dire par les doigts, se communiquer au meuble de manière à le faire osciller, y a-t-il là un fait plus miraculeux que la transmission des paroles humaines reproduites par une plaque vibrante à travers le temps et l’espace ? Le fait que les mouvements observés varient selon la forme, la substance de la table et sont directement proportionnels au nombre d’expérimentateurs, à la tension nerveuse de chacun, indique une cause des plus matérielles, de même aussi que les phénomènes qui semblent déterminés par un agent extérieur conscient peuvent être attribués à une sorte d’action réflexe du cerveau.
Il y a là tout un monde de faits dont on finira par avoir la clé. En attendant, il convient de se mettre en garde contre les retours offensifs de la superstition ; il faut, d’ailleurs, compter avec l’entrée dans la civilisation de nouvelles races qui, en même temps qu’elles s’imprègnent de nos idées positives, redonnent une vigueur passagère aux tendances métaphysiques : les extrêmes se pénètrent pour arriver peu à peu à une homogénéité. Tant que l’évolution intellectuelle des masses ne sera pas accomplie, les champions du spiritualisme pourront opposer un monde invisible au monde visible et chercher à dominer par la terreur ou l’amour du merveilleux ; les vieilles croyances jadis ennemies, pourront se rapprocher, fusionner, chercher à se retremper dans une immense synthèse religieuse. Mais l’essence de toute religion, si libérale paraisse-t-elle, c’est la révélation, le dogme absolu, l’assujettissement à une loi sociale fixe, et l’essence de l’humanité, emportée dans le mouvement universel des choses, c’est la mutation, le progrès indéfini. Entre deux tendances aussi opposées, il n’y a pas de conciliation possible.
Les vieilles religions aux abois oublient, quand il est trop tard, leur intransigeance d’antan et recherchent leur salut dans une transformation. L’empereur Julien s’était efforcé de marier la cosmogonie païenne agonisante avec la doctrine apostolique : tentative infructueuse. Le christianisme se montra impitoyable envers ses persécuteurs de la veille, précipita les dieux de leurs autels, coupa les vivres aux prêtres païens et répondit par un refus brutal aux lamentations de Symmaque, suppliant qu’on épargnât le temple de la Victoire, symbole de la fortune romaine. Après quinze siècles et demi de règne incontesté, le christianisme se meurt à son tour : la science le renvoie du ciel, la liberté le chasse de la terre. Tandis que les intransigeants, attachés à leurs vieux dogmes, sachant, d’ailleurs, qu’une concession en entraîne d’autres, répètent le mot de Ricci : « Sint ut sunt aut non sint » (qu’ils soient comme ils sont ou qu’ils ne soient pas), les politiques, sentant venir la tempête, cherchent à composer avec elle. Ceux-là même qui avaient été persécutés la veille en raison de leurs velléités d’indépendance seront, sans doute, conjurés de prendre en main le gouvernail de l’Église, mais déjà le vaisseau désemparé fait eau de toutes parts et, nouveaux Necker, ils ne pourront qu’assister au naufrage loin du port qu’ils croyaient atteindre.