Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XIII

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L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 127-134).

CHAPITRE XIII

L’ASSEMBLÉE PRUSSIENNE. — L’ASSEMBLÉE NATIONALE


17 avril 1852.


C’est le 1er novembre que tomba Vienne, et, le 9 du même mois, la dissolution de l’Assemblée constituante de Berlin montra à quel point cet événement releva le courage et la force du parti contre-révolutionnaire dans toute l’Allemagne.

Les événements survenus au cours de l’été 1848 en Prusse sont bientôt racontés. L’Assemblée constituante, ou plutôt « l’Assemblée élue dans le but de s’entendre avec la couronne sur une constitution », avec sa majorité formée de représentants des intérêts de la classe moyenne, avait depuis longtemps perdu l’estime publique en se prêtant à toutes les intrigues de la cour par crainte des éléments plus énergiques de la population. Ses membres sanctionnèrent, ou plutôt rétablirent, les privilèges odieux du féodalisme, trahissant ainsi la liberté et les intérêts des paysans. Ils n’étaient capables ni de rédiger une constitution, ni de corriger d’aucune façon la législation générale. Ils s’occupaient presque exclusivement de délicates discussions théoriques, purement formelles, et des questions d’étiquette constitutionnelle. L’Assemblée était en effet plutôt une école de savoir-vivre pour ses membres qu’une institution à laquelle le peuple pouvait prendre quelque intérêt. La majorité était, d’ailleurs, très bien équilibrée et presque toujours entraînée par le centre flottant, dont les oscillations de droite à gauche, et vice versa, renversèrent d’abord le ministère Camphausen, puis celui de Auerswald et Hansemann. Mais pendant que les Libéraux laissaient, ici comme partout, l’occasion s’échapper de leurs mains, la cour réorganisait ses forces parmi la noblesse, la portion la moins cultivée de la population rurale, l’armée et la bureaucratie. Après la chute de Hansemann, il se forma un ministère de bureaucrates et d’officiers — tous réactionnaires endurcis — qui, en apparence, donna satisfaction aux revendications du Parlement ; et l’Assemblée, agissant en vertu du principe commode de juger « les mesures et non les hommes » fut assez dupe pour applaudir ce ministère, tandis qu’elle n’avait, naturellement, pas d’yeux pour voir la concentration et l’organisation des forces contre-révolutionnaires que ce même ministère préparait tout à fait ouvertement. Enfin, sur le signal donné par la chute de Vienne, le roi renvoya ses ministres et les remplaça par des « hommes d’action », sous la direction de Manteuffel, premier ministre actuel. Alors cette Assemblée endormie se réveilla aussitôt en présence du danger et émit un vote refusant sa confiance au cabinet ; il eut pour réponse un décret transportant l’Assemblée de Berlin, où elle pouvait en cas de conflit compter sur l’appui des masses, à Brandebourg, petite ville de province entièrement sous la dépendance du Gouvernement.

L’Assemblée déclara qu’elle ne pouvait être ni ajournée, ni déplacée, ni dissoute sans son consentement. Pendant ce temps le général Wrangel entrait à Berlin à la tête d’une armée de près de quarante mille hommes. Dans une réunion des magistrats municipaux et des officiers de la garde nationale, il fut décidé de n’opposer aucune résistance. Et alors, après que l’Assemblée et la bourgeoisie libérale qui lui fournissait ses membres eurent permis au parti réactionnaire réuni d’occuper tous les postes importants et d’arracher de leurs mains presque tous les moyens de défense, — alors commença la grande comédie de la « résistance légale et passive » par laquelle on avait l’intention d’imiter glorieusement l’exemple de Hampden et les premiers efforts faits par les Américains dans la guerre pour l’Indépendance. L’état de siège fut déclaré à Berlin, et Berlin resta tranquille ; la garde nationale fut dissoute par le Gouvernement et rendit ses armes avec la plus grande ponctualité. L’Assemblée fut, pendant quinze jours, chassée d’un lieu de réunion à l’autre et dispersée par les troupes, et les membres de cette Assemblée priaient les citoyens de rester calmes. Enfin le Gouvernement ayant déclaré l’Assemblée dissoute, elle adopta une résolution déclarant illégale la levée des impôts, et ses membres se dispersèrent dans le pays, pour organiser le refus d’impôts. Mais ils s’aperçurent qu’ils s’étaient cruellement trompés dans le choix de leurs moyens. Après quelques semaines d’agitation, suivies des mesures sévères prises par le Gouvernement contre l’opposition, tout le monde abandonna l’idée de refuser l’impôt pour plaire à la défunte Assemblée, qui n’avait même pas eu le courage de se défendre elle-même.

Au commencement de novembre 1848, était-il déjà trop tard pour essayer une résistance armée, ou, au contraire, trouvant devant elle une opposition sérieuse, une partie de l’armée aurait-elle passé à l’Assemblée et ainsi décidé du résultat en sa faveur — c’est une question qui ne sera jamais résolue. Mais, dans la révolution, comme dans la guerre, il faut toujours faire front à l’ennemi, et l’attaque est toujours avantageuse ; et, dans la révolution comme dans la guerre, il est de toute nécessité de risquer tout au moment décisif, quel que soit l’état du différend. Il n’y a pas une seule révolution dans l’histoire qui ne prouve la vérité de ces deux axiomes. Pour la Révolution prussienne, le moment décisif était venu, en novembre 1848 ; l’Assemblée qui, officiellement, était chargée de tous les intérêts révolutionnaires, n’a ni opposé un front solide, — car elle cédait à chaque pas en avant que faisait l’ennemi, — ni, encore moins, attaqué — car elle ne s’est même pas défendue elle-même ; et lorsque le moment décisif arriva, lorsque Wrangel, à la tête de quarante mille hommes, frappa aux portes de Berlin, au lieu de trouver, comme il s’y attendait sûrement, lui et ses officiers, toutes les rues occupées par des barricades et toutes les fenêtres transformées en meurtrières, les portes étaient ouvertes et les rues occupées seulement par de paisibles bourgeois de Berlin se réjouissant du tour qu’ils avaient joué en se livrant, pieds et points liés, aux soldats étonnés. Il est vrai que, s’ils avaient résisté, l’Assemblée et le peuple auraient pu être battus, Berlin aurait pu être bombardé, et de nombreuses centaines d’hommes auraient pu être tués, sans empêcher pour cela la victoire finale du parti royaliste. Mais ce n’était pas une raison suffisante pour rendre aussitôt les armes. Une défaite bien disputée est un fait dont l’importance révolutionnaire est aussi grande que celle d’une victoire facilement gagnée. Les défaites de Paris en juin 1848 et de Vienne en octobre ont certainement plus fait pour révolutionner les esprits de la population de ces deux villes que les victoires de février et de mars. L’Assemblée et le peuple de Berlin auraient sans doute partagé le sort de ces deux villes ; mais ils seraient tombés glorieusement et auraient laissé après eux, dans l’esprit des survivants, un désir de revanche qui, aux époques révolutionnaires, est un des motifs les plus forts d’une action énergique et passionnée. Il est hors de doute que, dans chaque lutte, celui qui relève le gant risque d’être battu ; mais est-ce une raison suffisante pour qu’il s’avoue vaincu et se soumette au joug sans tirer l’épée ?

Dans une révolution, celui qui commande une position décisive et la rend, au lieu de forcer l’ennemi à essayer ses forces en l’attaquant, mérite toujours d’être traité comme un traître.

Le même décret du roi de Prusse, qui dissolvait l’Assemblée constituante, proclamait une nouvelle constitution, basée sur le plan rédigé par un Comité de cette Assemblée, mais augmentant sur quelques points les pouvoirs de la couronne et, sur quelques autres, rendant douteux ceux du Parlement. Cette constitution établissait deux Chambres qui devaient bientôt se réunir pour la confirmer et la reviser.

Nous avons à peine besoin de demander où était l’Assemblée nationale allemande pendant la lutte « légale et pacifique » des constitutionnalistes prussiens. Elle était, comme d’habitude, à Francfort, occupée à adopter de pâles résolutions contre les actes du Gouvernement prussien et à admirer le « spectacle imposant de la résistance passive, légale et unanime de tout un peuple contre la force brutale ». Le Gouvernement central envoya à Berlin des commissaires pour s’interposer entre le ministère et l’Assemblée ; mais ils eurent le même sort que leurs prédécesseurs à Olmütz et furent poliment éconduits. La gauche de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire ce qu’on appelait le parti radical, envoya également ses commissaires ; mais, après s’être dûment convaincus de l’extrême impuissance de l’Assemblée de Berlin et avoir de leur côté confessé une égale impuissance, ils revinrent à Francfort rendre compte de leurs succès et témoigner de l’admirable conduite toute pacifique de la population de Berlin. Bien plus, lorsque M. Bassermann, l’un des commissaires du Gouvernement central, dit dans son rapport que les dernières mesures de rigueur prises par les ministres prussiens n’étaient pas sans fondement ; car on avait vu, peu de temps avant, traîner dans les rues de Berlin différents personnages à l’aspect sauvage, tels qu’il en apparaît toujours à la veille des mouvements anarchiques (et qui depuis ont reçu le nom de « gens de Bassermann »), ces dignes députés de la gauche, ces énergiques représentants des intérêts révolutionnaires, se levèrent pour jurer et témoigner que tel n’était pas le cas ! C’est ainsi que, dans l’espace de deux mois, l’impuissance totale de l’Assemblée de Francfort se trouva démontrée avec évidence. Il ne pouvait pas y avoir de meilleure preuve établissant que ce corps n’était pas du tout à la hauteur de sa tâche, bien plus, qu’il n’avait même pas l’idée la plus éloignée de ce que cette tâche pouvait être en réalité ! À Vienne comme à Berlin le sort de la Révolution avait été décidé et les questions vitales les plus importantes avaient été résolues, sans qu’il ait jamais été tenu compte le moins du monde de l’existence de l’Assemblée de Francfort ; ce seul fait suffit à établir que ce corps n’était qu’un club, était composé de dupes qui avaient permis aux Gouvernements de se servir d’eux comme de marionnettes parlementaires qu’on montrait pour le divertissement des boutiquiers et des petits industriels des petits États et des petites villes aussi longtemps qu’on croyait utile de distraire leur attention. Combien de temps cela a-t-il duré, nous le verrons bientôt. Mais il est un fait digne d’attention : parmi tous les hommes « éminents » de cette Assemblée, il ne s’en trouva pas un seul qui ait eu la moindre idée du rôle qu’il jouait ; et même jusqu’à ce jour, les ex-membres du club de Francfort possèdent invariablement des organes de perception historique tout à fait particuliers.


Londres, mars 1852.