Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XIX

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L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 175-184).

CHAPITRE XIX

LA FIN DE L’INSURRECTION


23 octobre 1852.


Pendant que le midi et l’ouest de l’Allemagne étaient en insurrection ouverte et que les Gouvernements employaient à éteindre les dernières étincelles de la première révolution allemande, plus de dix semaines, depuis la première ouverture des hostilités, à Dresde, jusqu’à la capitulation de Rastadt, l’Assemblée nationale disparut de la scène politique sans que personne prit garde à son départ.

Nous avons laissé cette auguste Assemblée à Francfort, rendue perplexe par les attaques insolentes que les Gouvernements faisaient subir à sa dignité, par l’impuissance et l’insouciance perfide du pouvoir central qu’elle avait elle-même créé, par les soulèvements des petits commerçants qui s’étaient levés pour sa défense et de la classe ouvrière qui poursuivait une fin révolutionnaire. La désolation et le désespoir régnaient parmi ses membres ; les événements avaient pris brusquement une forme si décisive et si déterminée que, dans l’espace de quelques jours, toutes les illusions que se faisaient ces savants législateurs sur leur pouvoir et sur leur influence réelle se trouvèrent complètement dissipées. Les conservateurs sur un signe fait par les Gouvernements s’étaient déjà retirés de cette Assemblée qui ne pouvait exister désormais qu’en dépit des autorités constituées. Les libéraux cédèrent en complète déroute ; ils abandonnèrent également leurs mandats de représentants. Ces honorables messieurs fuyaient par centaines. Le nombre des membres, jadis de huit ou neuf cents, avait diminué si rapidement que maintenant cent cinquante et, quelques jours après même cent, étaient déclarés former le quorum. Et ceux-là même étaient difficiles à réunir, quoique le parti démocratique tout entier fût resté là.

La voie que devaient suivre les restes du Parlement était suffisamment claire. Il n’avait qu’à se joindre ouvertement et résolument à l’insurrection, à laquelle il aurait donné ainsi la force que pouvait lui apporter la légalité, et il se procurait, d’autre part, une armée pour sa propre défense. Il fallait sommer le pouvoir central de cesser aussitôt toutes les hostilités ; et si, comme on pouvait le prévoir, ce pouvoir ne voulait ni ne pouvait le faire, on devait le renverser aussitôt et mettre à sa place un autre gouvernement, plus énergique. S’il était impossible d’amener les troupes insurrectionnelles à Francfort (ce qui, au commencement, pouvait être facilement fait, lorsque les Gouvernements des différents États étaient encore peu préparés et hésitaient, l’Assemblée pouvait se transporter immédiatement au centre même de la région insurgée. Si tout cela avait été fait résolument et au plus tard au milieu du mois de mai, cet acte aurait donné des chances de succès aussi bien à l’insurrection qu’à l’Assemblée nationale.

Mais on ne pouvait s’attendre à une action aussi résolue de la part des représentants des boutiquiers allemands. Ces aspirants hommes d’État n’avaient pas encore complètement perdu leurs illusions. Ceux des membres qui n’avaient plus leur foi fatale dans la force et dans l’inviolabilité du Parlement étaient déjà partis, et les démocrates qui étaient restés ne pouvaient se détacher aussi facilement de ces rêves de pouvoir et de grandeur qu’ils avaient nourris pendant douze mois. Fidèles à la ligne de conduite qu’ils avaient toujours eue, ils reculaient devant une action décisive jusqu’au moment où toute chance de succès — et même toute chance de succomber avec les honneurs de la guerre — était perdue. Voulant faire preuve d’une activité factice et présomptueuse, dont l’impuissance totale, unie à de hautes prétentions, ne pouvait éveiller que la pitié et le rire, ils continuaient à envoyer des résolutions, des adresses et des requêtes insinuantes au Lieutenant de l’Empire, qui n’y faisait la même pas attention, et aux ministres qui étaient ouvertement passés du côté de l’ennemi. Lorsqu’enfin Wilhelm Wolff, représentant de Striegau, l’un des éditeurs de la Neue rheinische Zeitung, le seul véritable révolutionnaire de toute l’Assemblée, leur dit que, si vraiment, ils pensaient ce qu’ils disaient, ils feraient mieux de mettre fin aux bavardages et de déclarer aussitôt hors la loi le Lieutenant de l’Empire, traître suprême du pays. Alors toute la vertueuse indignation, comprimée chez messieurs les parlementaires, éclata avec une énergie qu’ils n’avaient jamais su trouver lorsque le Gouvernement les accablait d’insultes.

La proposition de Wolff était la première parole sensée qui eût été prononcée dans les murs de l’église Saint-Paul, et naturellement, comme c’était la seule chose qu’il y avait à faire, comme un langage aussi clair allait droit au but, il ne pouvait être que blessant pour ces sentimentaux, qui n’étaient décidés à rien, sauf à l’indécision, qui, trop peureux pour agir, étaient arrivés une fois pour toutes à cette conclusion, qu’en ne faisant rien, ils faisaient justement ce qu’il fallait faire. Toute parole qui perçait comme un éclair le brouillard prétentieux, mais voulu, de leurs esprits, chaque allusion qui tendait à les faire sortir du labyrinthe dans lequel ils s’obstinaient à rester le plus longtemps possible, chaque conception claire de l’état réel des choses était naturellement un crime contre la majorité de cette souveraine Assemblée.

Peu de temps après que la situation des honorables messieurs de Francfort fut devenue intenable malgré leurs résolutions, leurs appels, leurs interpellations, leurs proclamations, ils se retirèrent, mais non dans les régions insurgées. Ç’aurait été pour eux un pas trop décisif. Ils se rendirent à Stuttgart où le Gouvernement wurtembergeois observait une sorte de neutralité expectante. Là enfin ils déclarèrent que le Lieutenant de l’Empire avait forfait à son pouvoir et élurent dans leur propre sein une régence composée de cinq personnes. Cette régence se mit aussitôt à adopter une loi sur la milice, qui, en effet, fut communiquée dans la forme convenable à tous les Gouvernements de l’Allemagne.

Ces derniers, ennemis déclarés de l’Assemblée, étaient invités à réunir des forces pour sa défense ! Ensuite fut créée, sur le papier naturellement, une armée pour la défense de l’Assemblée nationale. Divisions, brigades, régiments, batteries, tout était réglé, ordonné. Il n’y manquait que la réalité. Cette armée ne fut, en effet, jamais appelée à l’existence.

Une dernière issue se présentait à l’Assemblée nationale. De tous côtés la population démocratique envoyait des délégations, se mettait à la disposition du Parlement, voulait le pousser à une action décisive. Le peuple, connaissant les intentions du Gouvernement wurtembergeois, implorait l’Assemblée nationale de forcer ce Gouvernement à prendre une part ouverte et active dans les insurrections voisines. Mais non ! l’Assemblée nationale en allant à Stuttgart s’était mise à la merci du Gouvernement wurtembergeois. Ses membres le savaient et firent tomber l’agitation populaire. Ils perdirent ainsi le dernier soupçon d’influence qu’ils pouvaient encore conserver. Ils récoltèrent le mépris qu’ils méritaient, et le Gouvernement wurtembergeois, poussé par la Prusse et le Lieu tenant de l’Empire, mit fin à la farce démocratique en fermant, le 18 juin 1849, la salle où se réunissait le Parlement et en ordonnant aux membres de la régence de quitter le pays.

Ils vinrent alors à Bade, dans le camp même de l’insurrection. Mais leur présence était maintenant inutile. Cependant la Régence continuait, au nom du peuple allemand souverain, à sauver le pays par ses mesures. Elle tenta de se faire reconnaître par les puissances étrangères en délivrant des passeports à tous ceux qui en voulaient. Elle fit paraître des proclamations et envoya des commissaires pour soulever ces mêmes régions du Wurtemberg dont elle avait refusé le concours actif quand il en était encore temps. Cela n’eut naturellement pas le moindre effet. Nous avons sous les yeux le rapport original envoyé par un de ces commissaires, M. Rosier, représentant de Oels. Son contenu est très caractéristique. Il est daté de Stuttgart, 30 juin 1849. Après avoir décrit les aventures arrivées à une demi-douzaine de commissaires dans leurs recherches infructueuses pour trouver de l’argent, il donne une série d’excuses pour expliquer pourquoi il ne s’est pas encore rendu à son poste, et se livre ensuite à de graves considérations sur les différences possibles entre l’Autriche, la Prusse, la Bavière et le Wurtemberg, et en déduit les conséquences. Après avoir complètement épuisé cette question, il arrive à conclure qu’il ne reste plus aucun espoir. Il propose ensuite d’établir des relais d’hommes de confiance pour entretenir des relations, et un système d’espionnage pour se rendre compte des intentions du ministère du Wurtemberg et des mouvements de troupes. Cette lettre n’était jamais arrivée à destination ; car, au moment où on l’écrivait, la « Régence » était déjà entièrement passée aux « Affaires étrangères », c’est-à-dire en Suisse, et pendant que ce pauvre M. Rosier se cassait la tête au sujet des intentions du terrible ministère d’un royaume de sixième ordre, cent mille hommes. Prussiens, Bavarois et Hessois, avaient déjà résolu toute l’affaire dans la dernière bataille livrée sous les murs de Rastadt.

Ainsi disparut le Parlement allemand, et avec lui la première et la dernière création de la Révolution. Sa convocation était le premier témoignage de ce que véritablement une révolution s’était effectuée en janvier. Il avait existé aussi longtemps que cette première révolution allemande des temps modernes n’avait pas pris fin. Élu sous l’influence de la classe capitaliste, par une population rurale dispersée et morcelée, se réveillant seulement en grande partie du sommeil dormi sous le féodalisme, ce Parlement servit à amener en même temps sur la scène politique tous les grands noms populaires de 1820 à 1848 et à les ruiner ensuite complètement. Toutes les célébrités du libéralisme bourgeois s’y trouvaient réunies. La bourgeoisie s’attendait à des merveilles. Elle ne recueillit que de la honte pour elle et pour ses représentants. Les capitalistes industriels et commerçants étaient plus complètement écrasés en Allemagne qu’en tout autre pays. Ils furent d’abord vaincus, brisés, expulsés de tous les emplois dans chaque État isolé de l’Allemagne.

Ensuite ils furent mis en déroute, déshonorés, couverts d’opprobres dans le Parlement central de l’Allemagne. Le libéralisme politique, le règne de la bourgeoisie sous forme de Gouvernement monarchique ou républicain est à jamais impossible en Allemagne.

Dans la dernière période de son existence, le Parlement allemand servit à déshonorer à jamais le parti qui, depuis mars 1848, se trouvait à la tête de l’opposition officiel le, les démocrates qui représentaient les intérêts des bourgeois et en partie de ceux des fermiers. Cette classe avait eu, en mai et juin 1849, la possibilité de montrer qu’il était capable de fonder en Allemagne un Gouvernement stable. Nous avons vu comment elle échoua, moins par suite des circonstances défavorables que grâce à la lâcheté manifeste et incessante qu’elle montra dans tous les moments critiques qui se produisirent depuis le début de la Révolution, que parce qu’elle montra, en politique, la même courte vue, la même pusillanimité, le même esprit hésitant qui caractérise ses opérations commerciales. En mai 1849, elle avait ainsi perdu la confiance de la véritable armée qui lutte dans toutes les insurrections européennes, de la classe ouvrière. Cependant elle avait encore des chances. Le Parlement allemand lui appartenait entièrement depuis que les réactionnaires et les libéraux s’étaient retirés. La population rurale lui était favorable. Les deux tiers des armées des petits États, un tiers de l’armée prussienne, la majorité de la « Landwehr » prussienne (réserve) était prête à se joindre à elle, si seulement elle avait agi avec résolution et avec ce courage que donne la vue claire de la situation. Mais les politiciens qui étaient à la tête de cette classe n’étaient pas plus clairvoyants que les petits commerçants qui les suivaient. Ils se montrèrent seulement plus présomptueux, plus ardemment attachés aux illusions qu’ils conservaient volontairement, plus crédules, plus incapables que les libéraux de s’attaquer résolument aux faits. Aussi leur importance politique est-elle inférieure à zéro. Mais quoique n’ayant pu mettre à exécution les lieux communs qui formaient leurs principes, ils auraient pu cependant, dans des circonstances très favorables, reprendre un essor momentané, lorsque cette dernière espérance leur fut enlevée, de même qu’elle fut dérobée à leurs collègues de la « démocratie pure » de France par le coup d’État de Louis Bonaparte.

La défaite de l’insurrection du sud-ouest de l’Allemagne et la dispersion du Parlement allemand termine l’histoire de la première insurrection allemande. Nous allons maintenant jeter un coup d’œil d’adieu sur les membres victorieux de l’alliance contre-révolutionnaire. Nous le ferons dans notre prochaine lettre[1].


Londres, 24 septembre 1852.


  1. Malgré des recherches répétées, je n’ai pu trouver cette lettre dont on parle dans ce dernier paragraphe. Si même elle a été écrite, elle n’a jamais été publiée. (Note de E. Marx Aveling.)