Révolution et contre-révolution en Allemagne (trad. Lafargue)/Notes

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Traduction par Laura Lafargue.
V. Giard & E. Brière (p. 221-233).


NOTES DU TRADUCTEUR





Le Zollverein prusso-allemand commença à fonctionner en 1834. En abattant les barrières des petits États qui dressaient des obstacles à chaque pas, il ouvrit au commerce à l’intérieur un territoire de près de 8.000 lieues, occupées par 33 millions d’habitants, et créa ainsi un tout compact et unifié en face des puissances commerciales étrangères. Il excita beaucoup d’enthousiasme. On peut s’en rendre compte en relisant les paroles du voyageur, son compatriote, à Heine, devant la ligne douanière prussienne :

« Le Zollverein, disait-il, fondait notre nationalité, c’est lui qui fera un tout compact de notre patrie morcelée ».

« Il nous donne l’unité extérieure, l’unité matérielle ; la censure nous donne l’unité spirituelle, l’unité vraiment idéale ».

« Elle nous donne l’unité intime, l’unité de pensée et de conscience. Il nous faut une Allemagne une et unie, unie à l’extérieur et à l’intérieur » (Conte d’hiver).



La Rheinische Zeitung, journal politique et commercial, fut fondée en janvier 1842, à Cologne, comme l’organe de MM. Hansemann et Camphausen, riches commerçants. À côté de bourgeois libéraux, des « jeunes hégéliens » y collaboraient, parmi lesquels Bruno Bauer, Nauwerk, Stirner, Moses Hess et, plus tard, Karl Marx. Le journal soutenait le Zollverein, sur lequel, disait-il, était fondé le droit de l’État prussien à l’hégémonie sur l’Allemagne ; il revendiquait le progrès économique, politique et intellectuel.

Avec l’entrée de Marx, à qui l’on offrit la direction dans le courant de l’année, le journal prit une attitude plus radicale. Marx y critique les délibérations du Landtag rhénan en 1841 sur la liberté de la presse et sur la loi sur les vols forestiers : il dénonce les entreprises de la Féodalité et de la Bourgeoisie sur les biens communaux et le droit coutumier des pauvres, ainsi que la conduite du gouvernement à l’égard des misérables paysans de la Moselle.

L’opposition que faisait ce diable de journal devenant de jour en jour plus nette, malgré le censeur supplémentaire qu’avec une royale libéralité on lui avait octroyé, le gouvernement trouva que le plus court encore était de le supprimer. Ce qui fut fait en mars 1843.



Le premier numéro de la Neue Rheinische Zeitung parut le 1er juin 1848. La direction de la Neue Rheinische Zeitung, dit Engels, était la simple dictature de Marx, dont la clairvoyance et l’attitude sûre avaient fait de cette feuille le journal allemand le plus célèbre des années de la Révolution.

Ce fut une rude année de lutte que l’année que vécut le journal et c’était une vaillante et brillante jeune avant-garde qui combattait avec Marx. On attaquait le gouvernement, on attaquait la Russie, on attaquait la réaction et la contre-révolution dans tous les pays.

Marx, au lendemain de la défaite de la Révolution française de 48, glorifiait les vaincus de Juin dans un article enflammé qui horripilait à la fois l’absolutisme féodal, la bourgeoisie libérale et la bourgeoisie démocratique. Engels prenait à partie le panslavisme ; Wilhelm Wolff flétrissait la féodalité et se moquait des petites misères des petits États et de leurs petits régents ; Freiligrath donnait ses chansons révolutionnaires et Weerth narrait dans le feuilleton les aventures authentiques de Schnapphahnski-Crapulinski-Lichnowski.

Critiques et batailleurs, aussi fougueux et prompts à l’action que patients et méthodiques dans les recherches historiques et économiques, les rédacteurs de la N. R. Z. faisaient allègrement leur besogne révolutionnaire.

Après que le gouvernement prussien eût prononcé la dissolution de l’Assemblée de Berlin et que l’Assemblée eût voté une résolution déclarant illégale la levée des taxes, la N. R. Z. publia un appel au peuple où il l’engageait à refuser les taxes et à répondre à la force par la force. Le journal fut poursuivi pour « excitation à la rébellion ». Le jury de Cologne, au bout d’une demi-heure de délibérations, acquitta à l’unanimité les trois accusés : Karl Marx, rédacteur en chef, Karl Schapper, correcteur du journal, Schneider, avocat, et à la fin du procès l’un des jurés, au nom de ses collègues, fit des remerciements à Marx, qui avait au nom de la défense prononcé un brillant discours, pour sa très-instructive leçon.

Suspendu une première fois au mois de septembre, le journal fut définitivement supprimé le 19 mai 1849.

Dans le dernier numéro, imprimé en caractères rouges, les rédacteurs, en faisant leurs adieux aux ouvriers, les précautionnaient contre toute échauffourée : « Étant donné la situation militaire de Cologne, vous seriez perdus sans retour. Vous avez vu à Elberfeld comment la Bourgeoisie vous envoie au feu, quitte à vous trahir ensuite de la manière la plus infâme. L’état de siège à Berlin démoraliserait la province rhénane tout entière, et l’état de siège suivrait nécessairement tout soulèvement de votre part en ce moment. Votre calme fera le désespoir des Prussiens. En prenant congé de vous, les rédacteurs de la N. R. Z. vous remercient des témoignages de votre sympathie. Leur dernier mot sera partout et toujours l’Émancipation de la classe ouvrière ».



C’est à Wilhelm Wolff, « à son inoubliable ami, au courageux, fidèle et noble champion du prolétariat » que Karl Marx a dédié le premier volume du Capital.

Né en 1809 à Tarnau, fils d’un paysan silésien serf, Wolff a nourri toute sa vie une implacable haine contre les oppresseurs de sa classe.

Dans la Neue Rheinische Zeitung il ouvrit la campagne contre les seigneurs féodaux, laquelle culmina dans la Schlesische Milliarde (milliard silésien). Dans une série de huit articles il flétrissait la féodalité d’une façon qui flétrissait à la fois bourgeois, seigneurs et gouvernants. Ces articles produisirent un effet extraordinaire et furent répandus par milliers en Silésie. Ses écrits sur les émeutes des tisserands silésiens témoignent de son grand sens des questions économiques et de son profond amour pour le prolétariat.

Dans l’introduction à la Schlesische Milliarde Engels fait un portrait vivant du petit paysan trapu « dont la physionomie dénotait autant de bienveillance que de tranquille décision » ; de l’ami qui, à partir de 1846, où Marx, Engels et Wolff se virent pour la première fois à Bruxelles, jusqu’à sa mort, en exil, en 1864, resta fidèle aux deux amis, ses frères d’armes : Engels et Marx. « Pendant plusieurs années, écrit Engels, Wolff était le seul coréligionnaire (Gesinnungs-Genosse) que j’avais à Manchester ; nous nous voyions presque tous les jours et là encore « j’eus l’occasion d’admirer la justesse pour ainsi dire instinctive du jugement qu’il portait sur les événements du jour ».

Voici les paroles prononcées par Wolff dans la mémorable séance de l’Assemblée Nationale dont il est parlé p. 200.

Wolff (Breslau) : « Messieurs, je me suis fait inscrire contre la Proclamation au Peuple, rédigée par la majorité et dont lecture a été donnée ici, parce que je ne la trouve nullement à la hauteur de la situation actuelle, parce que je la trouve beaucoup trop faible — propre tout au plus à être publiée comme un article de journal dans les feuilles du jour qui représentent le parti duquel émane cette Proclamation, mais non pas comme une Proclamation au Peuple allemand… Non Messieurs, si vous tenez à conserver une influence quelconque sur le peuple, vous ne devez pas lui parler comme vous le faites dans votre Proclamation. Vous ne devez pas lui parler de légalité et de terrain légal, et autres choses semblables, mais bien d’illégalité, à la façon des Russes, et par Russes j’entends les Prussiens, les Autrichiens, les Bavarois, et les Hanovriens (bruit et rires). Tous ceux-là sont compris sous la dénomination commune de Russes (hilarité). Oui, Messieurs, les Russes sont représentés aussi dans cette assemblée. Il faut leur dire : nous nous plaçons sur le terrain légal tout comme vous vous y placez. C’est le terrain de la force, et expliquez leur, entre parenthèse, que ce que vous entendez par la légalité, c’est opposer la force, des colonnes d’attaque bien organisées aux canons des Russes. Si l’on doit publier une Proclamation, que c’en soit une où dès l’abord on déclare hors la loi le premier traître du peuple, le vicaire de l’empire ! (À l’ordre. Vifs applaudissements dans les galeries). Qu’il en soit de même de tous les ministres ! (Bruit). Oh, je ne me laisserai pas troubler. Il est le premier traitre du peuple.

Le Président Reh : M Wolff a, je le crois, blessé toutes les convenances. Il ne peut, dans cette Chambre, appeler l’archiduc, le vicaire de l’empire, traître au peuple et je dois le rappeler à l’ordre.

Wolff : Pour moi, j’accepte ce rappel à l’ordre et je déclare que j’ai voulu enfreindre l’ordre et que lui et ses ministres sont des traîtres (À l’ordre ! c’est de la grossièreté).

Président : Je vous retire la parole.

Wolff : C’est bien, mais je proteste. J’ai voulu parler ici au nom du peuple et vous dire comment on pense dans le peuple. Je proteste contre toute Proclamation rédigée dans le sens de celle de la majorité.



Dans les Révélations sur le Procès communiste de Cologne dont la publication suivit de près le procès, Marx clouait au pilori le gouvernement prussien : « Dans la personne, dit-il, des accusés le prolétariat révolutionnaire se trouvait sans armes en face des classes régnantes, représentées par le jury : les accusés étaient donc condamnés parce qu’ils se trouvaient devant ce Jury. Ce qui aurait pu, un instant, ébranler la conscience du jury, comme cela avait ébranlé l’opinion publique, c’était l’intrigue gouvernementale mise à nu, la corruption du gouvernement prussien qui s’était dévoilée sous leurs yeux. Mais, se disaient les jurés, mais si le gouvernement ose user contre les accusés de moyens aussi téméraires et aussi infâmes, c’est que les accusés — petit parti tant qu’on voudra — doivent être diablement dangereux et qu’en tout cas leur doctrine doit être une force. Le gouvernement a violé toutes les lois du code criminel à seule fin de nous protéger contre le criminel monstre : de notre côté, faisons violence à notre brin de point d’honneur pour sauver l’honneur du gouvernement. Soyons reconnaissants. Condamnons.

« En prononçant leur coupable, noblesse rhénane et bourgeoisie rhénane mêlèrent leur voix au cri qu’avait poussé la bourgeoisie française après le deux décembre : « il n’y a plus que le vol pour sauver la propriété, le parjure pour sauver la religion, la bâtardise pour sauver la famille, le désordre pour sauver l’ordre ! »

« L’édifice de l’État tout entier s’est prostitué en France. Mais nulle institution n’est tombée dans les bas fonds de la prostitution où sont tombés les juges et les jurés français. Surpassons les jurés et les juges français : s’écrièrent jury et cour de justice de Cologne.

« Lors du procès Cherval, au lendemain du coup d’État, le jury de Paris avait acquitté Nette, contre qui il y avait plus de charges que contre n’importe lequel des accusés. Surpassons le coup d’État du 2 décembre. Dans la personne de Rôser, Bürger, etc., condamnons Nette après coup.

« C’est ainsi que la croyance dans le jury, qui florissait encore dans la Prusse rhénane, fut tuée à jamais. On comprit que le jury est un tribunal des classes privilégiées, organisé pour combler les lacunes de la loi par l’ampleur de la conscience bourgeoise.

« Et dans une postface à une réédition des Révélations dans le Volksstaat en 1875, Marx écrit :

« Après la défaite de la révolution de 1848 le mouvement ouvrier allemand n’existait plus que sous la forme de la propagande théorique, et encore de la propagande confinée dans d’étroites limites. Elle ne présentait pas le moindre danger pratique, et le gouvernement ne s’y trompait pas un seul instant ; la persécution des communistes n’était pour lui que le prélude à la croisade réactionnaire contre la bourgeoisie libérale ; et la bourgeoisie elle-même trempait l’arme principale de cette réaction, — la police politique — en condamnant les représentants des ouvriers et en acquittant Hinckeldey-Stieber. C’est ainsi que Stieber gagna ses éperons de chevalier aux assises de Cologne. En ce temps là Stieber était le nom d’un politicien en sous-ordre qui faisait une chasse folle à l’augmentation de traitement et à l’avancement : aujourd’hui Stieber signifie la domination illimitée de la police politique dans le nouveau saint royaume prusso-allemand. Il s’est ainsi, en quelque sorte, métamorphosé en une personne morale, morale au sens figuré, comme, par ex., le Reichstag est un être moral.

« Et cette fois la police politique ne frappe pas l’ouvrier pour atteindre le bourgeois. Au contraire. C’est précisément en sa qualité de dictateur de la bourgeoisie libérale allemande que Bismarck s’imagine être assez fort pour pouvoir, à l’aide des Stieber, chasser hors du monde le parti ouvrier. À la croissance de la grandeur de Stieber le prolétariat peut mesurer le progrès qu’il a lui-même accompli depuis le procès de Cologne.

« Le procès de Cologne stigmatise l’impuissance de l’État dans sa lutte contre le développement social. Le procureur général du royaume de la Prusse fondait, en dernier ressort, la culpabilité des accusés sur la propagation secrète des principes du Manifeste communiste, qui constituaient un danger pour l’État.

« Et, malgré cela, ces principes, vingt ans après, ne sont-ils pas proclamés sur les places publiques en Allemagne ? Ne résonnent-ils pas du haut de la tribune même du Reichstag ? N’ont-ils pas, sous la forme du Programme de l’Association Internationale des Travailleurs, fait leur tour du monde, au mépris de tous les mandats d’arrêt gouvernementaux ?

« C’est, aussi bien, que la société ne trouve pas son équilibre jusqu’à ce qu’elle tourne autour du soleil, le travail. »