Rêverie (Jean Polonius)

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Poésies (p. 104-109).

Rêverie



 
Le poète est semblable à la vague agitée,
Tantôt touchant les cieux, tantôt précipitée
        Au plus profond des mers ;
Sombre ou gai tour à tour, il court de songe en songe
Un souffle le relève, un autre le replonge
        Dans les dégoûts amers.


Qu’ils sont beaux ces moments d’une double existence,
Où, certain de lui-même, et fier de sa puissance,
Son cœur suffit à peine à ses bouillants transports,
Comme un vase trop plein dont l’eau fraîchit les bords ;
Où lacs, rochers muets, forêts, vallons, rivages,
Tout vit, tout se revêt de pensers et d’images ;
Où la nature entière, aux feux de son amour,
Se féconde, s’anime, et l’anime à son tour !

Comme le créateur, même avant leur naissance,
Entrevoyait au loin les mondes à venir,
Tel, avant que le chant de ses lèvres s’élance,
Du fond de sa pensée il voit déjà sortir
Les mondes que sa lyre appelle à l’existence.

De la terre de gloire où volent ses désirs,
A l’horizon brillant se déroulent les scènes ;
Il entend des concerts de louanges humaines,
Et son nom, noble écho d’éternels souvenirs,
      Répété par des voix lointaines
      Dans l’avenir des avenirs !…


Hélas ! de ces hauteurs pourquoi doit-il descendre ?
Pourquoi l’abandonner, élans dignes d’un dieu ?
      Pourquoi monter comme le feu,
      Pour retomber comme la cendre ?

C’en est fait : tout le fuit, tout s’efface à ses yeux !
Tout se couvre pour lui d’un voile ténébreux.
Ces tableaux, dont son cœur réfléchissait l’image,
Terre, ciel, océan ont perdu leur langage ;
Et, lassé de lui-même, abattu, dégoûté,
Il a cessé de croire à l’immortalité !

Comme un vaisseau cinglant, qui d’une mer immense
      Fendait les flots avec orgueil,
Il a touché le fond, il a senti l’écueil
      Où vient briser son impuissance !

Pavillons déployés, et les voiles au vent,
Il croyait sillonner une eau sûre et profonde,

Et voilà qu’entravé dans son cours triomphant,
Il s’arrête, et demeure étendu tristement
      Dans le sable et la fange immonde.

Adieu rêves, projets, gloire, espoir séducteur !
Ivresse du succès, plénitude du cœur !
Oh ! qui les lui rendra ces nuits, ces jours sans nombre,
Ces temps qu’il a perdus en poursuivant une ombre ?
Que sert d’avoir pâli sur des livres ingrats,
Si tout ce qu’il cherchait il ne le trouve pas ?
Que sert de s’élever au-dessus du vulgaire,
Si son vol imparfait quitte à peine la terre,
Quand le génie altier, loin, bien loin de ses yeux,
Insulte à sa faiblesse, et se perd dans les cieux ?
Hélas ! il aura fui les jeux et l’allégresse,
Les danses, les banquets où la foule s’empresse,
Et pourquoi ? — pour se voir, au néant condamné,
Dans le commun abîme avec elle entraîné !
Pour aller où s’en va l’insecte errant sur l’onde,
Qu’emporte à l’océan la feuille vagabonde !…
Ah ! cet insecte au moins ne comprend pas son sort :

Sur son île flottante, il vit, il aime, il dort :
Cette feuille est son tout, son monde, son domaine ;
Il glisse, et ne sent pas le courant qui l’entraîne ;….
Mais lui ! — C’est encor peu du gouffre qui l’attend ;
Il le voit, le connaît, le sonde en y tombant !…

      Muse ! fatale enchanteresse !
C’est toi qui nous remplis de cette folle ardeur,
De ces désirs, mêlés de craintes et d’ivresse,
Dont le flux et reflux nous fatigue le cœur !
      C’est toi dont le miroir magique
Éblouit nos regards d’un reflet incertain,
      Semblable au rayon fantastique
Que l’enfant, sur les murs où le poursuit sa main,
Voit passer mille fois et repasser en vain.
Eh quoi ! toujours nourrir l’ambition de plaire !
Toujours peindre, sentir et penser pour autrui !
Ne saurions-nous jamais perdre des yeux la terre,
Et, n’aimant que le beau, ne l’aimer que pour lui ?

Regarde : l’air est doux ; le jour luit, l’eau murmure ;

Tout sourit, et la plaine, et les monts, et les flots.
Le daim rumine en paix, assis dans la verdure,
L’écureuil court joyeux de rameaux en rameaux.

Vois-tu voler au loin ces groupes d’hirondelles ?
Vois-tu ces cygnes blancs, aux derniers rais du jour,
Nager, et, dans le lac laissant tremper leurs ailes,
De ses îles de saule effleurer le contour ?
Ils suivent sur les eaux leur ombre fugitive,
Ils contemplent ce ciel et si calme, et si pur ;
Sourds aux cris des enfants attroupés sur la rive,
Heureux d’aspirer l’air, de s’enivrer d’azur.
Ah ! comme eux, oublions les êtres et le monde,
        Rêvons au bruit de l’onde,
        Au souffle du zéphyr !
Pourquoi ces vains travaux où notre orgueil se fonde ?
Il suffit, il suffit de vivre et de sentir.